Une nouvelle condamnation de la Pologne par la Cour de justice de l’Union européenne
1. L’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour de justice (CJUE) de l’Union européenne le 5 juin dernier est sans aucun doute l’épilogue d’un feuilleton récurrent où les autorités polonaises ont ferraillé avec la Commission européenne et d’autres États membres à propos de la portée de la valeur de l’État de droit, d’une part, et des règles d’indépendance et d’impartialité de la justice, d’autre part.
On le sait, ces règles revêtent une importance primordiale pour « le bon fonctionnement du système juridictionnel de l’[Union européenne] » (CJUE, 15 juillet 2021, Commission c. Pologne, C 1791/19, point 34).
2. Ce feuilleton a connu de nombreux rebondissements. Aux arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne à propos de plusieurs questions préjudicielles posées par des juridictions polonaises, se sont ajoutées, au cours de la procédure en manquement intentée par la Commission européenne à l’encontre de la Pologne, des mesures provisoires ordonnées par la même Cour.
Cet État a été condamnée dans un premier temps, le 27 octobre 2021, à payer à l’Union européenne une astreinte d’un million de euros par jour (C-204/21 R) en vue de donner effet aux mesures provisoires adoptées dans une ordonnance du 14 juillet 2021 (C-204/21 R). En raison des modifications apportées en 2022 à la législation polonaise, le montant de cette astreinte fut réduite à 500.000 euros par jour dans une ordonnance du 21 avril 2023 (C-204/21 R-RAP).
3. Il en résulte à présent un arrêt d’une longueur inhabituelle, qui précise, souvent de manière solennelle, la portée des exigences qui découlent de la valeur de l’État de droit.
Même si la Cour de justice égrène à nouveau les exigences qu’elle avait cisaillées dans de nombreuses affaires antérieures, l’arrêt du 5 juin 2023 fait apparaître une tension latente entre la mise en place d’un régime disciplinaire, domaine qui relève de la compétence des États membres, et les valeurs et principes généraux du droit de l’Union.
Le régime disciplinaire litigieux
4. Dans son arrêt du 15 juillet 2021, « Régime disciplinaire des juges », la Cour avait conclu à l’existence de doutes légitimes s’agissant de l’indépendance du Conseil national de la magistrature (KRS) et de son rôle dans la nomination des membres de la chambre disciplinaire de la Cour suprême (Commission c. Pologne, C 791/19). Cet arrêt a été présenté sur Justice-en-ligne par un article de P. Bogdanowicz, « Le principe de primauté du droit de l’Union européenne est-il toujours en vigueur en Pologne ? ».
5. À la suite de cet arrêt, le législateur polonais avait apporté de modifications à ce régime disciplinaire : les compétences anciennement dévolues à la chambre disciplinaire ont été pour partie transférées en 2022 à la chambre extraordinaire de la Cour suprême, laquelle dispose d’une compétence exclusive pour statuer sur les questions relatives à l’indépendance des juridictions, des formations de jugement et des juges. Par ailleurs, la chambre disciplinaire de cette même Cour connaît, quant à elle, des affaires relatives à l’autorisation d’ouvrir une procédure pénale contre les magistrats.
Ce faisant, ces chambres privent les juridictions nationales du droit de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle concernant l’exigence d’indépendance des juridictions, c’est-à-dire de la possibilité d’interroger la Cour européenne quant à la conformité de règles nationales avec le droit communautaire. Le recours en manquement tranché dans la présente affaire porte bien entendu sur la situation existante au jour du dépôt du recours, soit antérieure à 2022.
La compétence de la Cour de justice et l’État de droit
6. Dans un premier temps, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle, de manière très didactique, les différentes composantes de l’encadrement de l’organisation du pouvoir judiciaire, qui s’agencent comme des poupées gigognes de tailles décroissantes placées les unes à l’intérieur des autres.
La Grande Chambre rejette l’argument de la Pologne contestant sa compétence de trancher le litige au motif que l’organisation de la justice tombe dans le giron des compétences étatiques.
Conformément à une jurisprudence bien établie, l’exercice de cette compétence ne dispense pas l’État membre de respecter les exigences découlant de l’article 2 du Traité sur l’Union européenne (TUE), qui consacre l’État de droit en tant que valeur.
À cet égard, la Cour rappelle qu’en devenant un État membre de l’Union, la Pologne a librement et volontairement adhéré à l’État de droit (point 66 de l’arrêt). Dans le même ordre d’idées, l’identité nationale de l’État membre (article 4, paragraphe 2, du Traité sur l’Union européenne ne le dispense pas du respect des exigences juridictionnelles, quand bien même il dispose d’une marge d’appréciation pour mettre en œuvre les principes de l’État de droit (point 73). La marge d’appréciation étatique en matière d’organisation de la justice ne permet en tout cas pas aux États de porter atteinte au principe de non-régression des garanties juridictionnelles (point 74).
7. L’article 19, § 1er, second alinéa, du Traité sur l’Union européenne est l’expression concrète de l’État de droit en tant que valeur.
Il oblige les États membres de prévoir un système de voies de recours et de procédures permettant aux justiciables d’obtenir le respect de leurs droits à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union (points 62 et 69 de l’arrêt annoté).
Reflétant ce principe général, l’article 47, alinéa 2, première phrase, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, prévoit également que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Ainsi le principe de protection juridictionnelle effective que consacre l’article 47, alinéa 2, contribue-t-il à assurer la protection effective des droits que le droit de l’Union confère aux particuliers (CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten, C 409/06, points 53 à 55).
Enfin, l’article 19, paragraphe 1er, du Traité sur l’Union européenne, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, requiert l’indépendance et l’impartialité des juridictions, exigences qui caractérisent l’autorité judiciaire dans un État de droit. À défaut d’être indépendants et impartiaux, les juridictions doivent laisser inappliquée toute disposition ou jurisprudence nationale qui mettrait en cause ces exigences (point 234 de l’arrêt du 5 juin 2023).
8. Tant l’article 19, § 1er, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne que l’article 47 de la Charte ont un effet direct et, partant, confèrent aux particuliers des droits qu’ils peuvent invoquer devant les juridictions nationales.
Au demeurant, ces deux dispositions entretiennent un lien étroit avec le principe de primauté du droit de l’Union européenne (point 270 de l’arrêt), que nous abordons ci-dessous.
Le principe de primauté du droit de l’Union
9. Les autorités polonaises ont tenté de s’affranchir des exigences dégagées par la Cour de justice de l’Union européenne en se fondant sur des dispositions constitutionnelles qui, selon elles, devaient prévaloir sur le droit de l’Union.
La Cour de justice rappelle à ce propos que le principe de primauté impose sa prééminence sur l’ensemble du droit national, y compris la Constitution (points 75 à 77).
Risque que le principe d’indépendance des juges soit mis à mal par le régime disciplinaire
10. La Cour se livre à une analyse approfondie et contextualisée du droit disciplinaire polonais. Elle arrive à la conclusion que la compétence de la chambre disciplinaire de sanctionner les magistrats des juridictions ordinaires, dans des conditions qui ne sont pas exemptes de pression politique, est susceptible d’affecter leur indépendance et leur impartialité (point 94), comme en témoigne d’ailleurs plusieurs cas pratiques.
11. En effet, dans plusieurs affaires, des procédures avaient été enclenchées à l’encontre de juges qui avaient interrogé à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité de certains régimes juridiques avec le droit de l’Union (points 140 et 160).
Or, le risque encouru par ces juges qu’une instance disciplinaire, dont l’indépendance ne serait pas garantie (point 101), se prononce sur leur statut et l’exercice de leurs fonctions, en autorisant notamment des poursuites pénales à leur encontre, est susceptible de porter atteinte à leur indépendance. De surcroît, ces derniers pourraient être dissuadés de se prononcer sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation nationale et de coopérer avec la Cour de justice de l’Union européenne. Enfin, le principe de non-ingérence politique vaut indépendamment du fait que les États membres ne sont pas tenus d’adopter un « modèle constitutionnel précis régissant les rapports et les interactions entre les différents pouvoirs étatiques » (21 décembre 2021, C-357/19 et suivants, Euro Box Promotion, point 229).
Caractère large et imprécis du régime disciplinaire
12. L’indépendance des juridictions requiert que le régime disciplinaire « ne puisse être détourné de ses finalités légitimes et être utilisé à des fins de contrôle politique » (point 127).
Aussi la responsabilité disciplinaire d’un juge doit-elle être limitée à « des cas tout à fait exceptionnels » et doit être encadrée par des « critères objectifs et vérifiables » tenant à la bonne administration de la justice (point 127).
En raison du caractère large et imprécis des critères prévus par la loi modificative (point 201) et du contexte particulier dans lequel elle fut adoptée (point 140), les juridictions polonaises pourraient être empêchées d’apprécier la compatibilité de leur droit national avec le droit de l’Union (point 152) en interrogeant éventuellement la Cour de justice de l’Union européenne (points 153 à 156). C’est d’ailleurs le cas des formulations générales concernant l’interdiction faite aux juridictions ordinaires de constater », voire d’« apprécier », la nomination de magistrats (points 200 et 201).
13. Aussi les différents dispositifs contestés par la Commission européenne s’avèrent incompatibles avec les garanties d’accès à un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi.
Si la Cour de justice de l’Union européenne s’appuie constamment sur sa jurisprudence antérieure pour étayer son raisonnement, elle n’évoque pas l’arrêt du 8 novembre 2021 de la Cour européenne des droits de l’homme, Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne, qui condamnait la Pologne pour avoir violé l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure où la chambre extraordinaire n’est pas un « tribunal établi par la loi ». Il est également renvoyé à l’article publié sur Justice-en-ligne sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme consacrée aux réformes du paysage juridictionnel polonais (Ch. Derave, « La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme se prononce pour la première fois sur l’une des réformes du paysage juridictionnel polonais »).
La condamnation d’un contrôle monopolistique des exigences essentielles relatives à la protection juridictionnelle effective
14. La loi modificative a conféré à une instance nationale unique, en l’occurrence à la chambre de contrôle extraordinaire de la Cour suprême, les compétences pour vérifier le respect des exigences essentielles relatives à la protection juridictionnelle effective.
Ce régime prive les autres juridictions nationales d’exercer les différents types de contrôle portant sur de telles exigences juridictionnelles.
La Cour de justice considère que ce contrôle monopolistique, combiné avec les infractions disciplinaires évoquées ci-dessus, est de nature à affaiblir encore davantage le droit fondamental une protection juridictionnelle effective. En effet, les autres juridictions, qui sont ainsi privées de toute compétence interne pour se prononcer elles-mêmes sur ces questions, risquent d’être empêchées ou à tout le moins découragées d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel (point 290).
Respect de la vie privée et protection des données personnelles
15. Le droit polonais oblige les juges à soumettre au ministère de la justice une déclaration indiquant leur appartenance éventuelle à une association sans but lucratif ou à un parti politique et prévoit la mise en ligne de ces informations.
La Pologne arguait que le règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne ne s’applique pas aux traitements de données à caractère personnel en cause au motif que ceux-ci sont effectués dans le cadre d’une « activité ne relevant pas du champ d’application du droit de l’Union » (article 2, paragraphe 2, sous a), du RGPD), ce qui serait le cas des activités des juridictions. La Cour estime, en revanche, que les dispositions nationales contestées relèvent du champ d’application du RGDP dès lors que la dérogation conduisant à la non-application du RGPD couvre principalement la sécurité nationale, ce qui n’est pas en jeu ici (points 317 et 318).
16. S’agissant de la mise en ligne de données afférentes à une appartenance antérieure à un parti politique, elle devait permettre aux justiciables d’être informés des activités politiques antérieures des juges concernés lorsque leurs activités sont de nature à pouvoir faire douter de leur indépendance dans une affaire donnée.
La Cour de justice admet que la poursuite de l’objectif d’impartialité et d’indépendance des juges (points 354 à 357) constitue une mission d’intérêt public qui peut justifier le traitement de telles données à caractère personnel (points 340 et 341). Du fait qu’il s’agit là de données « intrinsèquement sensibles », la Cour estime toutefois que la mesure contestée n’est pas apte à atteindre cet objectif (point 365).
17. En ce qui concerne la mise en ligne de l’appartenance des juges à des associations et des fondations, l’objectif du législateur polonais était de prévenir d’éventuels conflits d’intérêts (point 367).
La Cour critique l’absence de limitation temporelle quant aux périodes antérieures concernées (point 372). En outre, les données qui sont transmises par les juges sont susceptibles de révéler leurs convictions religieuses, politiques et philosophiques (point 375). Aussi, en accédant librement à de telles données mises en ligne, des personnes qui, pour des raisons étrangères à l’objectif d’intérêt général du renforcement de l’impartialité, pourraient s’informer sur la situation personnelle d’un juge (point 376).
Conclusion
18. La Cour de justice de l’Union européenne semble avoir dégagé toutes les potentialités de la valeur de l’État de droit, laquelle prend ses racines dans l’histoire européenne de la lutte pour la prééminence du droit contre l’arbitraire.
Alors que la démocratie est un mode d’organisation du pouvoir, cette valeur désigne un mode de limitation du pouvoir qui, en vue de garantir la primauté de l’individu, empêche l’arbitraire (E. Carpano, « La définition du standard européen de l’État de droit », Revue trimestrielle de droit européen, avril–juin 2010, pp. 255 et suivantes).
Comme la disparition du communisme au début des années ‘90 à l’Est de l’Europe a permis d’y installer un modèle de démocratie libérale, l’État de droit a été mise au service de cette entreprise inédite de reconquête de la démocratie. Cette valeur est devenue en Europe la clé de voûte de toute démocratie constitutionnelle moderne.
Pour faire bref, à défaut d’État de droit, il ne saurait y avoir de démocratie.
19. Dans son arrêt du 5 juin 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a retenu tous les griefs avancés devant elle par la Commission européenne.
Cet arrêt de principe est de nature à renforcer le contrôle, déjà fort étendu, des modalités d’organisation des juridictions nationales dès que leur impartialité et leur indépendance est susceptible d’être mise en cause.
Dans cette affaire, la Cour a constamment contextualisé la portée du droit disciplinaire polonais au regard des affaires qu’elle avait tranchées antérieurement, ainsi qu’à l’aune de différentes procédures disciplinaires.
Enfin, l’arrêt a pour effet de mettre automatiquement fin aux astreintes ordonnées par le Vice-Président de la Cour.
20. Quels seront les nouveaux épisodes de ce feuilleton ?
Fort de l’arrêt rendu par la Grande Chambre le 5 juin 2023, la Commission européenne a mis en demeure trois jours plus tard la Pologne, contestant la conformité d’une la loi sur le Comité d’État pour l’examen de l’influence russe sur la sécurité intérieure de la Pologne entre 2007 et 2022, au motif qu’elle violerait notamment le principe de démocratie (articles 2 et 10 du Traité sur l’Union européenne), les principes de légalité et de non-rétroactivité des sanctions (article 49 de la Charte des droits fondamentaux) et le droit à une protection juridictionnelle effective (article 47 de la même Charte).
Votre point de vue
ANDRE MUTATE Le 24 juillet 2023 à 13:00
J’ai lu avec attention et passion l’article et je loue le détail et la précision de la Cour dans la justesse de ses explications et dans le détail de son argumentaire. De mon point de vue, tout est dit dans : "Compétence de la cour de Justice et l’Etat de Droit". " Conformément à une jurisprudence bien établie, (...) l’exercice de cette compétence ne dispense pas l’État membre de respecter les exigences découlant de l’art. 2 du TUE, qui consacre l’État de droit en tant que valeur. (...), la Cour rappelle qu’en devenant un État membre de l’UE, la Pologne a librement et volontairement adhéré à l’État de droit (point 66 de l’arrêt). (...)". Pourquoi, alors que la Pologne a épuisée ses voies de recours à l’encontre de l’UE, n’est-elle pas encore mises au ban voire exclue ? L’UE refuse l’entrée en son sein de nations pour des raisons analogues de non impartialité de la justice ! Pourquoi tergiverser avec la Pologne ? Ne serait-ce pas là l’envoi d’un signal fort pour expliquer aux actuels prétendants que l’entrée dans l’UE est possible sous conditions mais l’exclusion pour manquement au Droit de l’UE est tout aussi rapide ! Droits Fondamentaux de l’UE : "Les peuples d’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes." Si une chose aussi importante que le Droit n’est plus commun aux peuples organisés au sein de l’UE, l’UE peut-elle encore tenir ?
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