1. L’article 2 du Traité sur l’Union européenne dispose ce qui suit :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Pour qu’une société démocratique respecte ces valeurs, l’organisation d’élections permettant à la population d’élire ses représentants ne suffit pas. Depuis la fin de la guerre mondiale et l’analyse de la montée du nazisme, on sait qu’une majorité qui arrive au pouvoir peut voter des lois injustes et tyranniques, qui peuvent aboutir à l’anéantissement de l’autre.
L’expression « Etat de droit » désigne un régime fondé sur l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, où chacun intervient pour contrôler et empêcher les abus des deux autres, tandis que tous les pouvoirs sont astreint au respect des principes supérieurs inscrits dans la Constitution et dans les Traités internationaux, comme les traités de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme.
2. Les juges sont appelés à jouer un rôle particulier : ils assurent notamment ce rôle de contrôle de la légalité (au sens de conformité à la norme supérieure) de l’action des gouvernements et parlements, ainsi que de protection des citoyens contre l’illégalité.
Pour qu’ils puissent le faire, il faut cependant que les juges soient entièrement indépendants du pouvoir, et à l’abri des pressions. Pour dire autrement, sans juges indépendants, il n’y a pas de justice.
3. Au cours des dernières années, on a pu observer que, lorsqu’un régime politique tend vers l’autoritarisme, les juges sont particulièrement exposés car l’exécutif et le législatif vont chercher à limiter leur indépendance et à les brider. C’est ce qui s’est passé de manière radicale en Turquie en juillet 2016, après la tentative de coup d’État avorté (plus de 4000 juges démis de leur fonction en quelques jours et plus de la moitié mis en prison). C’est aussi, dans une mesure moins brutale et plus insidieuse, ce qui s’observe en Pologne depuis quelques années.
4. En Pologne, de multiples réformes relatives à l’organisation judiciaire sont intervenues depuis 2015 qui, chacune, posent les jalons d’une justice qui ne serait plus, à terme indépendante.
Ce processus se concentre principalement (mais pas exclusivement) sur deux axes : le mode de désignation des juges et le développement d’une chambre disciplinaire spécialisée.
Par la modification de la composition du Conseil national polonais de la magistrature, le KRS — équivalent de notre Conseil supérieur de la justice –, dont la majorité des membres sont désormais désignés par le pouvoir en place, celui-ci exerce un filtre politique sur les nouvelles nominations et les juges nouvellement nommés (« néo-juges ») sont actuellement près de 2000 (environ 20 % de la totalité des juges) et ils sont particulièrement nombreux dans les juridictions supérieures, notamment à la Cour constitutionnelle, où ils sont majoritaires.
Par ailleurs, la chambre disciplinaire spéciale créée au sein de la Cour suprême multiplie les procédures disciplinaires contre les juges qui manifestent un peu trop d’indépendance au goût du pouvoir, que cela soit par des questions posées à la Cour de justice de l’Union européenne, par un questionnement sur la légalité de la nomination des « néo-juges » ou simplement par la participation à une conférence ou une apparition publique pour défendre l’Etat de droit.
5. Les plus hautes juridictions européennes, la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg et la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, ont déjà rendu une série de décisions concluant que la nouvelle procédure de désignation des juges et la chambre disciplinaire ne répondent pas aux standards d’une justice indépendante. Plusieurs articles du dossier « La Pologne, ses magistrats et l’État de droit » de Justice-en-ligne y ont fait un large écho.
6. Nous avons eu l’occasion de rencontrer une délégation de juges polonais venus à Bruxelles les 21 février et 5 avril derniers à l’occasion de la projection du film « Judges under pressure » qui leur est consacré, et qui a été récemment primé au festival Millenium début mai. Ils étaient également en Belgique pour des réunions avec la Commission européenne.
L’impression qui se dégage de ces rencontres est la force de ces juges. Pour beaucoup, ils sont devenus juges alors que la démocratie se construisait en Pologne après la chute du communisme, ce qui contribue sans doute à leur conscience aiguisée des enjeux et du rôle qui est le leur pour tenter d’échapper au rouleau compresseur du pouvoir et à la destruction d’une justice indépendante.
Alors ils se battent comme ils peuvent : en alertant la presse (celle qui reste indépendante en Pologne), les institutions européennes, leurs collègues européens, et en en allant à la rencontre de la population dans une optique d’éducation à la citoyenneté et à l’Etat de droit y compris dans des festivals rocks.
Les juges polonais sont nombreux à être membres d’organisations qui sont très actives dans ce combat, aux niveaux local, national et international, ce qui distingue sans doute la Pologne de la Hongrie. Le barreau les soutient également, une association d’avocats ayant été spécialement mise sur pied pour surveiller la situation et leur fournir une assistance juridique (la « Free Courts Initiative »).
7. Le combat qu’ils mènent n’est pas personnel. L’indépendance d’un juge n’est pas un avantage pour celui-ci mais une garantie pour le justiciable que l’homme ou la femme qui jugera son procès le fera en toute indépendance, sans être inféodé à un parti en place.
Ceci, notre ministre de la justice lui-même l’a dit, à l’occasion d’une allocution précédant la projection du film « Judges under pressure » à Bruxelles.
La bataille que ces juges mènent est donc au profit de tous les citoyens polonais. Mais c’est aussi un combat qui dépasse la Pologne, et concerne l’Europe entière, d’une part parce qu’il peut arriver aussi à un justiciable non polonais de se retrouver devant un tribunal polonais – les collègues polonais ont évoqué une affaire de divorce et de garde d’enfant entre une polonaise et un ressortissant belge, où les sentiments nationalistes ont été instrumentalisés et où un jugement belge n’a pas été exécuté en Pologne et d’autre part parce que les nominations politiques gangrènent le système judiciaire polonais mais risquent aussi de s’étendre aux juridictions et institutions internationales elles-mêmes par le biais des candidat proposés par le pouvoir en place.
Enfin, le fait de tolérer, au sein de l’Union européenne, un État qui ne respecte pas ses valeurs déforce celles-ci et ne peut qu’encourager les autres gouvernements populistes à fouler aux pieds ces mêmes principes.
8. Certains juges que nous rencontrons sont désemparés.
Comment ne pas l’être lorsque, comme cette juge qui nous parle, on a reçu le mois précédant un ordre de suspension émanant de la chambre disciplinaire en pleine audience… Suspendue pour avoir, par application des principes du procès équitable, écarté d’un siège, dans un procès correctionnel, un « néo-juge » qui aurait pu, par sa présence, vicier le jugement puisque celui-ci n’aurait pas été rendu par un tribunal indépendant et impartial selon les standards de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Comment supporter d’être sanctionnée disciplinairement, écartée de ses fonctions et privée d’une partie de son salaire juste pour avoir exercé son métier ?
Certaines juges font face à des dizaines de procédures disciplinaires, pour lesquelles ils doivent trouver l’énergie de se défendre, tout en sachant faire face à un mur.
Un autre nous rapporte les propos de collègues qui l’admirent d’avoir encore l’audace de faire application du droit européen. Car le climat de pression qui est instauré vise à faire rentrer les juges « dans le rang », pour qu’ils n’aient plus le courage de mettre en question les agissements du gouvernement.
9. Nos interlocuteurs sont conscients que les attaques dont ils font l’objet font partie d’un ensemble d’attaques contre la démocratie pourtant patiemment construite après 1989.
Ils nous disent que, si la Pologne ne faisant pas partie de l’Europe, le pouvoir en place aurait sans doute agi aussi brutalement qu’en Turquie ; ils craignent pourtant de basculer à terme dans un régime tout à fait autoritaire.
Où trouvent-ils le courage de continuer ce combat ?
Igor Tuleya nous dit : si je ne le faisais pas, j’aurais l’impression d’avoir reculer au moment-clé.
10. Les juges polonais placent leur espoirs dans les institutions européennes.
Les juridictions européennes ont joué leur rôle de gardiennes des principes, mais la Pologne n’exécute pas les décisions qui lui sont défavorables et est allée jusqu’à nier la primauté du droit européen (sur ce principe et ces décisions, il est renvoyé à l’article de Piotr Bogdanowicz publié sur Justice-en-ligne, « Le principe de primauté du droit de l’Union européenne est-il toujours en vigueur en Pologne ? »).
Aussi, leurs espoirs se tournent vers la Commission européenne et le mécanisme de conditionnalité prévu par le règlement (EU, Euratom) n° 2020/2092 du Parlement et du Conseil.
Lors de notre rencontre du 5 avril 2022, ils voulaient nous alerter sur le risque que la Commission ne débloque les fonds attendus par le pouvoir polonais sur base d’une réforme cosmétique préparée par ce dernier. Or, nous disent-ils, il n’y a aucune volonté politique réelle de respecter l’indépendance des juges : si la section disciplinaire critiquée est supprimée, ce sera pour être remplacée par un autre organe du même type, tandis que, tant que la composition du KRS n’est pas modifiée, le nombre de nouvelles nominations politique augmente chaque jour.
Ils demandent à la Commission d’être vigilante et de de ne pas transiger sur ses principes, comme eux le font, jour après jour, et malgré toutes les difficultés que cela entraîne.
11. Ils craignent en même temps que la Commission ne soit plus conciliante avec la Pologne au nom de l’aide apportée par ce pays aux réfugiés ukrainiens. Ceci serait paradoxal pour eux, car ils nous disent que l’accueil des réfugiés en Pologne est essentiellement le fait des citoyens – nos interlocuteurs eux-mêmes en accueillent tous chez eux – et des autorités locales, et que le pouvoir en place essaie de tirer parti de la situation pour faire passer des lois d’urgence de nature liberticide. Surtout, ce serait une grave erreur de fermer les yeux sur le durcissement du régime polonais au nom de l’accueil des ukrainiens victimes du régime autoritaire de Poutine.
12. Les juges polonais que nous avons rencontrés sont des spécialistes de l’État de droit et jouent pleinement leur rôle de gardien de l’équilibre des institutions.
Soyons à leur côté, car la bataille des idées qu’ils livrent est aussi celles de tous les démocrates.
Votre point de vue
Bruno Lietaert Le 18 août 2022 à 09:29
Mooi tekst van collega Caroline Verbruggen. Veel dank ! Naast ASM was ook M&M (magistratuur & maatschappij) was erbij en blijven we de strijd van de Poolse rechters onder de aandacht brengen, wat kadert in een bredere beweging pro democratie en rechtstaat.
Répondre à ce message