La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme se prononce pour la première fois sur l’une des réformes du paysage juridictionnel polonais

par Charly Derave - 13 juillet 2022

Les modifications, fort controversées, de la loi polonaise sur le Conseil national de la magistrature (le « CNM »), adoptées dans le courant de l’année 2017, ont récemment été jugées contraires au principe fondamental d’indépendance des juges par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Grzeda c. Pologne.

Charly Derave, chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit de l’Université libre de Bruxelles, nous présente cet arrêt.

1. Depuis 2015 et l’accession aux fonctions présidentielles et législatives du parti de la droite conservatrice « Droit et justice », les autorités politiques polonaises ont adopté un train de mesures qui ont bouleversé les équilibres existants jusqu’alors au sein du pouvoir juridictionnel et, surtout, entre celui-ci et les pouvoirs législatif et exécutif. Il est renvoyé sur ce point à plusieurs articles publiés dans le dossier « La Pologne, ses magistrats et l’État de droit » de Justice-en-ligne (pour une rétrospective, voy. également ici).
Ces mesures fragilisent l’État de droit.
Parmi les exemples qui interpellent, on citera l’imbroglio résultant de l’élection polémique de cinq juges à la Cour constitutionnelle par la chambre basse du Parlement (la Diète) à la fin de l’année 2015, les pouvoirs disciplinaires renforcés du ministre de la Justice à l’égard des juridictions judiciaires ou encore l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême (de 70 à 65 ans) et le pouvoir discrétionnaire subséquent conféré au président de la République polonaise de prolonger certains magistrats (lire entre les lignes : favorables au pouvoir politique) au-delà de l’âge de 65 ans.

2. À ce jour, ce sont plus de 90 requêtes qui ont été introduites par des particuliers devant la Cour européenne des droits de l’homme contre la Pologne pour contester ces différentes mesures ou plusieurs de leurs répercussions. L’argument ne cesse d’être répété par les requérants : les ingérences politiques dans l’office des juridictions polonaises ne font que croitre et leur indépendance, c’est-à-dire leur imperméabilité à toute pression extérieure, risque d’être gravement compromise.
Les juges européens ont déjà eu l’occasion de se prononcer dans six affaires avec, il faut le mentionner, une célérité remarquable. Les cinq premières [dans l’ordre chronologique : Xero Flor w Polsce sp. z o.o. (7 mai 2021), Broda et Bojara (29 juin 2021), Reczkowicz (22 juillet 2021), Dolińska-Ficek et Ozimek (8 novembre 2021) et Advance Pharma sp z o.o (3 février 2022) ont été traitées par la première section, c’est-à-dire une chambre de la Cour composée de sept juges. Ceux-ci ont, dans chaque cas, conclu à une violation de l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, qui, au titre du droit au procès équitable, consacre notamment le droit (i) d’accès à un tribunal (ii) indépendant et impartial (iii) établi par la loi.

3. L’arrêt commenté est le dernier en date et s’inscrit pleinement dans la voie tracée par la jurisprudence de la première section.
« Ce qu’il ajoute », dit le juge belge Paul Lemmens dans son opinion concordante, c’est « la confirmation expresse de la Grande Chambre, ni plus, ni moins » (§ 2). Pour rappel, cette formation est composée de dix-sept juges, ce qui donne une plus grande solennité à la décision prononcée et permet d’adresser un signal clair à l’État défendeur, surtout lorsque, comme c’est le cas dans l’affaire qui nous occupe, ce signal est quasi-unanime (seul le juge… polonais ne s’est pas rallié à l’avis de la majorité et a rédigé une opinion dissidente).

4. En l’espèce, le requérant est, à l’époque des faits, magistrat d’une juridiction administrative et, en cette qualité, il est élu membre du CNM pour un mandat de quatre ans le 11 janvier 2016 (soit jusqu’au 11 janvier 2020). Le CNM est un organe constitutionnel dont la mission est de garantir l’indépendance des juges. L’une de ses principales fonctions est d’évaluer et de sélectionner les candidats à des postes juridictionnels. L’équivalent en Belgique, avec des nuances toutefois, est le Conseil supérieur de la justice.
Parmi les vingt-cinq membres qui composent le CNM, quinze sont « élus parmi les juges de la Cour suprême et des juridictions ordinaires, administratives et militaires » (article 187, § 1er, pt. 2), de la Constitution polonaise). À l’origine, ces personnes étaient élues par leurs pairs, c’est-à-dire des assemblées de juges. Une loi de 2017 transfère cependant ce pouvoir à la Diète et prévoit qu’il est mis fin au mandat des juges siégeant jusqu’alors au sein du CNM.
En conséquence, le 6 mars 2018, le mandat du requérant prit fin anticipativement, sans notification officielle.

5. Devant la Cour européenne des droits de l’homme, le requérant se plaint qu’à défaut de procédure prévue en droit interne, il n’a pas eu accès à un tribunal pour contester cette cessation anticipée, qu’il estime arbitraire.
Sa requête prend appui sur l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme.

6.1. Par leur arrêt Grzeda c. Pologne du 15 mars 2022, les juges européens lui donnent raison.
La grande majorité du raisonnement porte sur la question de l’applicabilité de l’article 6, § 1er : le litige porte-t-il sur un « droit » de caractère « civil » ? Le requérant est en effet un fonctionnaire et, en cette qualité, la simple rupture de « la confiance et la loyauté spéciales » qui le lient à l’État pourrait justifier la cessation. Il faut aussi garder en tête que l’intéressé est affecté seulement dans sa fonction secondaire de membre du CNM, et non dans sa fonction principale de juge.

6.2. La Cour européenne des droits de l’homme répond par l’affirmative à la question posée. Elle décide que le requérant peut « prétendre de manière défendable que le droit interne [lui confère] le droit d’accomplir l’intégralité de [son] mandat » et que l’on ne se trouve pas dans l’une des exceptions limitativement énumérées en droit interne (§ 282). Elle ajoute que la « confiance et la loyauté spéciales » doivent dans les circonstances concrètes de la cause s’exprimer « envers la prééminence du droit et la démocratie et non envers les détenteurs du pouvoir » (§ 264). Pour la Cour, les « garanties spécifiques essentielles à l’indépendance de la justice » et « la nature complexe de la relation de travail entre juges et l’Etat commande[nt] que les premiers soient suffisamment éloignés des autres branches de l’État » (§ 264).
Non sans importance, elle précise que « la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie » s’étend au mandat des juges élus pour siéger au sein des conseils de la magistrature, comme le CNM (§§ 302 et 303). Pour la Cour européenne des droits de l’homme, l’indépendance de la justice doit être comprise « de manière inclusive » (§ 303) et s’applique à toutes les fonctions, principales ou secondaires, exercées par les juges, dans la mesure où elles s’influencent mutuellement.

6.3. Ceci vaut particulièrement pour le CNM qui, pour assumer effectivement son rôle de protection de l’indépendance des juridictions et servir de « rempart », doit lui-même jouir d’une indépendance suffisante vis-à-vis du Parlement et du Gouvernement.
La Cour européenne des droits de l’homme « observe » que la Pologne ne peut pas « instrumentaliser » le CNM pour « saper » l’indépendance de la justice (§ 307), d’autant qu’il est seul compétent pour proposer des candidats au président de la République pour les nominations à tous les niveaux du pouvoir juridictionnel (§ 306).
Or, c’est bien ce que cet État fait puisqu’avec l’adoption de la loi de 2017, ce sont vingt-trois des vingt-cinq membres du CNM qui sont élus par les pouvoirs législatif et exécutif, leur conférant un quasi-monopole dans la composition de cet organe, désormais subordonné aux autorités politiques (§§ 319 et 320). Au terme d’une longue analyse se fondant sur la jurisprudence nationale et celle de la Cour de justice de l’Union européenne (arrêts C-585/18 du 19 novembre 2019 et C-824/18 du 2 mars 2021), la Cour européenne des droits de l’homme conclut que « l’indépendance du CNM n’est plus garantie » (§ 322).

6.4. Le requérant est donc fondé à la contester. Pour le dire autrement, l’article 6, § 1er, est applicable car il est titulaire « d’un droit défendable de caractère civil étroitement lié à la préservation de l’indépendance de la justice » (§ 326).

7. Sur le fond, la Cour juge que la protection contre l’arbitraire des autorités politiques dont doit bénéficier l’intéressé doit être juridictionnelle (§§ 325 à 327, 345 et 346). En l’occurrence, elle constate que le Gouvernement polonais n’avance aucune raison pour justifier l’absence d’une telle protection (§ 347). Et d’ajouter que, « pris dans son ensemble, l’enchainement des événements qui se sont produits en Pologne montre très nettement que les réformes judiciaires qui se sont succédées visaient à affaiblir l’indépendance de la justice » et que « le cas du requérant est une illustration de cette tendance générale » (§ 348). Pour la Cour, il a ainsi bien été porté atteinte à la substance du droit d’accès à un tribunal.

8. On le voit, la Cour européenne des droits de l’homme a désormais rejoint le bras de fer que les institutions de l’Union européenne mènent contre la Pologne (et la Hongrie) depuis plusieurs années. Ses juges s’arment pour prendre part à cette lutte effrénée « pour le droit d’avoir des juges », pour protéger et promouvoir les valeurs fondatrices de nos sociétés démocratiques, au premier rang desquelles figurent la justice et l’État de droit.
L’avenir nous dira si leurs efforts vont payer, malgré les récentes décisions de la Cour constitutionnelle polonaise remettant en cause le principe de primauté du droit européen (arrêt n° K 3/21 du 7 octobre 2021, précédemment commenté sur Justice-en-ligne) et jugeant la Convention européenne des droits de l’homme inconstitutionnelle (n° 6/21).
9. Pour un commentaire plus substantiel de l’arrêt Grzeda c. Pologne de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 mars dernier, voy. ici.

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 18 juillet 2022 à 12:31

    N’est-ce pas en Belgique...
    (1) RE "indépendance de la justice...", que les (bons) partis politiques sont copropriétaires (de facto-si cela figurait dans la loi spéciale de 1989, on pourrait introduire un recours devant ... la Cour constitutionnelle) des douze magistrats de la Cour constitutionnelle, et qu’un juge ex-parlementaire peut être appelé à contrôler la constitutionnalité d’une loi qu’il a adoptée (cf. https://www.justice-en-ligne.be/Conseil-d-Etat-sieger-ou-ne-pas)
    (2) RE "il est mis fin au mandat...", qu’en 1999-2003, des secrétaires généraux et directeurs généraux nommés (en théorie) à perpète ont été "remerciés" ("Plan Copernic" - tiens, encore un Polonais !), raison traduite de langue de bois en français : "Cela faisait 40 ans que le PSC-CVP plaçait ses cop(a)in(e)s à la tête des ministères, maintenant que nous sommes au pouvoir, rattrapons-nous, et fissa"

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Charly Derave


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Chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit (Université libre de Bruxelles)

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