La réforme du paysage judiciaire polonais : dixième condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme

par Charly Derave - 15 février 2024

Le 24 octobre 2023, dans un arrêt Pająk et autres, la Cour européenne des droits de l’homme a une nouvelle fois condamné la Pologne en décidant que l’un des pans des mesures qui visaient, à partir de 2015, à remanier de fond en comble le pouvoir judiciaire porte atteinte, d’un côté, à la « substance même du droit d’accéder à un tribunal » et, d’un autre côté, au principe d’égalité des sexes qui est, depuis le milieu des années ’80, « un but important des États membres du Conseil de l’Europe ».
Charly Derave, chercheur au Centre Perelman de philosophie du droit (Université libre de Bruxelles), nous présente cet arrêt et son, contexte.

1. Depuis les élections présidentielles et législatives de 2015 et l’accession au pouvoir du parti politique de la droite ultraconservatrice « Droit et justice » (PiS) (depuis les récentes élections, ce parti se trouve à présent dans l’opposition), la Pologne est sous le feu des critiques car elle a pris une batterie de dispositions qui ont fragilisé des droits et libertés acquis de haute lutte (voyez ici pour une rétrospective).
Un récent documentaire de Arte montre à quel point ces dispositions ont étiolé la liberté de la presse, les minorités politiques et, c’est le cœur de notre propos, l’indépendance du pouvoir juridictionnel ou judiciaire.

2. Dans une démocratie libérale, le principe est que juge ne peut faire l’objet d’aucune pression, quels qu’en soient la forme et le moyen, exercée par les deux autres pouvoirs, législatif et exécutif. Cette indépendance garantit « la prééminence du droit » qui figure dans le préambule de Convention européenne des droits de l’homme.

3. L’État polonais a ainsi adopté plusieurs lois qui ont chacune tenter de « réorganiser » le pouvoir judiciaire. On en a présenté quelques-unes dans un autre article paru sur Justice-en-ligne en juillet 2022, « La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme se prononce pour la première fois sur l’une des réformes du paysage juridictionnel polonais », qui porte sur l’arrêt Grzęda c. Pologne du 15 mars 2022 de la Cour.
Dans l’affaire commentée, quatre juges – qui sont toutes des femmes – furent contraintes de cesser anticipativement leur activité de magistrate parce que des réformes législatives de 2016, 2017 et 2018 avaient abaissé l’âge de départ à la retraite de soixante-sept à soixante ans pour les femmes et à soixante-cinq ans pour les hommes, différenciant ainsi le régime applicable selon le genre de la personne considérée. Ces réformes permettaient cependant aux juges ayant atteint l’âge de la retraite ainsi abaissé de poursuivre l’exercice de leurs fonctions jusqu’à l’âge de septante ans. Deux conditions devaient être satisfaites : il fallait, d’une part, demander l’autorisation du ministre de la Justice (à partir de 2018 : du Conseil national de la magistrature, qui est en théorie un organe chargé par la Constitution polonaise de veiller à l’indépendance du pouvoir judiciaire) et, d’autre part, être en possession d’un certificat médical démontrant que l’état de santé du demandeur ne l’empêchait pas de siéger.

4. À la date d’entrée en vigueur des nouvelles législations, les requérantes avaient déjà atteint l’âge de soixante ans. Elles ont chacune exprimé le souhait de poursuivre l’exercice de leurs fonctions jusqu’à l’âge de septante ans, demande à laquelle s’étaient opposés le ministre de la Justice et le Conseil national de la magistrature.
Devant la Cour européenne des droits de l’homme, les requérantes se plaignaient de ce qu’elles n’avaient pas disposé d’un recours juridictionnel pour contester la décision de refus de ces deux organes étatiques qui dépendent du pouvoir exécutif. Il s’agissait selon elles d’une violation de l’article 6, § 1er, de la Convention, qui protège le droit à un procès équitable, et, en particulier, le droit d’accéder à un juge sur le territoire national. Elles soutenaient également que les réformes législatives n’étaient pas compatibles avec la clause de non-discrimination fondée sur le sexe de l’article 14 de la Convention.

5. La majorité des juges de la première section de la Cour – cinq juges sur les sept qui composent cette section – leur donne raison. Fait notoire : elle a décidé de traiter les requêtes « en priorité ».

6. Sur le premier point, le Gouvernement polonais était d’avis que l’article 6, §1er, de la Convention n’était pas applicable. Le litige relèverait du droit public : l’exclusion du droit d’accès à un tribunal serait justifiée par « le lien spécial de confiance et de loyauté » entre les requérantes – qui sont des fonctionnaires – et l’État défendeur.
La Cour européenne des droits de l’homme réfute avec force cet argument. Elle constate d’abord que la contestation porte sur « le droit pour les requérantes de continuer l’exercice de leurs fonctions de juge au-delà de l’âge de la retraite » et sur « les modalités d’exercice de ce droit » (§ 125). Il s’agit en somme d’un « conflit ordinaire du travail » portant sur la cessation de carrières professionnelles (§§ 128 et 129). Le litige concerne donc bien sur un droit « à caractère civil », même s’il a une coloration de droit public.
Pour la Cour, les magistrats ne sont pas de simples fonctionnaires subordonnés exécutant des décisions prises par le pouvoir politique. Ils « sont soumis au devoir, entre autres, de contrôle des actes du gouvernement » et « doivent être suffisamment éloignés des autres branches de l’État dans l’exercice de leurs fonctions » pour « rendre des décisions fondées a fortiori sur les exigences du droit et de la justice, sans craintes ni faveurs » (§ 138). La Cour observe que le Gouvernement polonais n’a communiqué aucun argument permettant d’établir que l’exclusion des garanties de l’article 6 était objectivement justifiée.
Elle pose un « principe général » : l’accès à un tribunal doit être garanti lorsqu’une contestation porte sur la cessation des fonctions de juge (qui est une mesure susceptible d’affecter l’indépendance du pouvoir judiciaire), peu importe le motif de celle-ci (§ 139). Rappelant ce qu’elle a décidé en Grande Chambre – une formation de dix-sept juges – dans l’arrêt Grzęda, précédemment commenté sur Justice-en-ligne, elle dit que, dans ce contexte, la loyauté doit s’exprimer envers la prééminence du droit et la démocratie, et non envers les titulaires de la puissance publique (§ 119).
7. L’argument d’irrecevabilité de l’État défendeur étant écarté, la Cour se penche ensuite sur le fond et observe que le droit des requérantes d’accéder à un tribunal fut restreint (§ 184). Elle ne conteste pas la légitimité de l’objectif poursuivi par le gouvernement polonais, à savoir l’efficacité du service public de la justice (§ 185). Mais, dit la Cour, l’application par le ministre de la Justice et le Conseil national de la magistrature des législations de 2016, 2017 et 2018 a contraint les requérantes à prendre leur retraite entre cinq et neuf ans plus tôt que prévu, ce qui revenait à « purement et simplement » les écarter de la magistrature (§ 188).
La Cour fustige une « immixtion arbitraire et irrégulière » de ces deux organes, qui dépendent du pouvoir exécutif, dans la sphère d’indépendance et d’inamovibilité des juges (§ 196). Leurs décisions n’étaient pas légitimes et motivées ou l’étaient, mais de façon succincte et stéréotypée (§§ 191 et -194). La Cour décide que l’absence de contrôle de légalité de décision portant sur la prolongation du mandat de juge « ne peut être dans l’intérêt de l’État » (§ 194). En l’occurrence, rien, absolument rien ne protégeait les requérantes contre la cessation arbitraire de leurs fonctions.
Ce faisant, la Cour fait siens les motifs de la d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, qui s’était prononcée quelque temps auparavant sur les mêmes réformes législatives dans le cadre d’une procédure en manquement diligentée par la Commission européenne (§ 196 ; arrêt Commission c. Pologne, 5 novembre 2019).
C’est pour ces raisons que la Cour juge que « la substance même du droit d’accéder à un tribunal » est atteinte et que l’article 6, §1er, de la Convention est violé.

8. Sur le second point, la Cour constate que les réformes législatives qui ont différencié l’âge de départ à la retraite des juges selon leur genre et les décisions de refus du ministre de la Justice et du Conseil national de la magistrature ont eu pour « effet combiné » de mettre fin à la vie active des requérantes cinq ans avant leurs homologues masculins placés dans une situation similaire (§ 263).
Se basant sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (§§ 260 et 261 ; arrêt Commission c. Pologne, 5 novembre 2019 ; arrêt Commission c. Hongrie, 6 novembre 2012), la Cour observe que la différence de traitement n’était pas objectivement justifiée, qu’elle constituait donc une discrimination directe fondée sur le sexe interdite et qu’elle a eu de profondes répercussions professionnelles et financières pour les requérantes (si l’on compare leur situation à celle des juges masculins).
Elle en conclut que le principe d’égalité des sexes contenu dans l’article 14 de la Convention est méconnu.

9. À notre connaissance, c’est la dixième fois que la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur la « réorganisation » du paysage judiciaire polonais (dans l’ordre chronologique : Xero Flor w Polsce sp. z o.o., 7 mai 2021 ; Broda et Bojara, 29 juin 2021 ; Reczkowicz, 22 juillet 2021 ; Dolińska-Ficek et Ozimek, 8 novembre 2021 ; Advance Pharma sp. z o.o, 3 février 2022 ; Grzęda, 15 mars 2022 ; Żurek, 16 juin 2022 ; Juszczyszyn, 6 octobre 2022 ; Tuleya, 6 juillet 2023). Ce ne sera pas la dernière, la Cour ayant récemment indiqué que plus de nonante requêtes sont pendantes devant elle.
La célérité (délibérée) avec laquelle elle s’est prononcée dans les affaires mentionnées dénote que les juges de Strasbourg se positionnent en véritables gardiens de l’indépendance des juridictions nationales, qui forment le rempart contre les excès et détournements de pouvoir.
La Cour assume d’ailleurs explicitement ce rôle fondamental. Dans l’arrêt commenté, elle souligne à deux reprises qu’elle « doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie » (§ 136 et § 197). En s’engageant dans cette voie, la Cour européenne des droits de l’homme agit de concert avec la Cour de justice de l’Union européenne (dont le dernier arrêt en constatation de manquement prononcé contre la Pologne, présenté sur Justice-en-ligne, date du 5 juin 2023 (arrêt Commission c. Pologne) à la faveur de la lutte pour le droit.

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