1. Depuis le début des hostilités de 2014, mais surtout à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, ce conflit a fait des milliers de victimes, provoqué l’exil de 6,6 millions de réfugiés, ainsi qu’un choc économique majeur, et n’a pas épargné l’environnement (20 millions de tonnes de déchets métalliques, 1.500.000 tonnes de débris et de gravats, 50.000 dauphins tués).
À titre d’exemple, l’inondation provoquée le 6 juin 2022 par la destruction par les forces armées russes du barrage de Kakhovka a submergé des milliers d’hectares de terres et a fait des dizaines de victimes et des milliers de déplacés. En outre, cette inondation est à l’origine d’une pollution transfrontalière chimique majeure affectant les écosystèmes marins des États riverains de la mer noire.
Par ailleurs, la pollution chimique généralisée ainsi que les explosions ont rendu stériles des millions d’hectares de terres agricoles du grenier à blé de l’Europe.
Le 4 février 2025, les dommages environnementaux s’élevaient, d’après le Ministère de l’environnement ukrainien (EcoZagroza), à 3.526 milliards de dollars.
Enfin, le drone russe armé d’une ogive hautement explosive qui a frappé, le 13 février dernier, le bouclier de protection recouvrant le réacteur nucléaire de Tchernobyl a fait craindre le pire.
2. Depuis l’avis rendu par la Cour internationale de justice en 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (voir aussi le compte rendu de cet avis sur le site internet de la Cour internationale de Justice), les considérations d’ordre écologique doivent être dument intégrées dans la mise en œuvre des principes et des règles du droit applicable aux conflits armés. La perpétration de ces dommages environnementaux constitue une violation flagrante du droit international humanitaire, susceptible d’engager la responsabilité de la Russie.
En effet, le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 aout 1949 ‘relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux’, auquel la Russie et l’Ukraine sont parties, interdit « d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre » qui sont susceptibles de causer « des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » (article 35). En outre, les parties belligérantes sont tenues de protéger l’environnement naturel contre de tels dommages. Il leur est interdit d’utiliser, notamment à titre de représailles, des méthodes ou moyens de guerre qui causeraient de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population (article 55).
3. Auprès de quelles juridictions l’État ukrainien et les victimes civiles pourraient-ils obtenir la réparation de ces dommages ?
Si le droit international n’est pas dépourvu de dispositifs qui permettraient à l’Ukraine d’engager la responsabilité de la Russie tant pour les dommages causés aux biens et aux personnes que pour les dommages environnementaux, il n’en demeure pas moins que le chemin à parcourir est parsemé d’embuches. Alors qu’il n’est guère aisé de collecter les preuves en plein conflit – un cinquième du territoire ukrainien est actuellement occupé – et encore moins de quantifier la palette de dommages environnementaux (eaux de surface, souterraines, sols, habitats naturels, exposition des populations civiles à des radiations ionisantes et à des substances cancérigènes, etc.), une kyrielle d’obstacles se dressent quant à la possibilité de poursuivre la Russie devant la Cour internationale de justice ou la Cour européenne des droits de l’homme.
Alors que la première n’est pas compétente dans la mesure où la Russie n’a pas consenti à sa juridiction (hormis pour la Convention sur le génocide : C.I.J., arrêt du 2 février 2024, Ukraine c. Fédération de Russie, « Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide »), la seconde n’est plus compétente depuis que le Conseil de l’Europe a exclu de son sein la Russie le 16 septembre 2022. Cela étant dit, qu’ils aient ou non consenti à la juridiction de la Cour internationale de Justice, les États demeurent juridiquement responsables des actes contraires au droit international qui pourraient leur être attribués.
4. En revanche, la Cour pénale internationale, qui siège à La Haye, est compétente pour enquêter et poursuivre les auteurs des crimes les plus graves de portée internationale (génocide, crimes contre l’humanité et différents crimes de guerre), lesquels sont imprescriptibles (article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale).
Parmi les différents « crimes de guerre » figurent les « attaques » qui causent « des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel » (article 8, §2, b, iv, du Statut de Rome).
Alors que ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parties au Statut de Rome, l’Ukraine a néanmoins reconnu la compétence de la Cour pénale internationale sur son territoire pour les actes commis par les forces russes depuis le 21 novembre 2013 ; il est renvoyé sur ce point à l’article de Fanny Royen publié par Justice-en-ligne, « La compétence de la Cour pénale internationale à l’égard de la situation en Ukraine ».
Cette reconnaissance a permis au Procureur de la Cour pénale internationale, sur la base des renvois reçus de la part 43 États parties, de mener des enquêtes relatives à la commission de crimes de guerre. En mars 2023 et en mars-juin 2024, sur la base de requêtes soumises par la Chambre préliminaire II de la Cour, cette dernière a délivré des mandats d’arrêt à V. Poutine et à M. Lvova-Belova, commissaire russe aux droits de l’enfant pour différents crimes de guerre (déportation illégale de population), ainsi qu’à quatre officiers supérieurs russes pour différents crimes de guerre à l’encontre de la population civile.
Rien n’empêche le Procureur de poursuivre les personnes qui auraient délibérément perpétré des crimes de guerre à l’égard de l’environnement naturel. Il devrait toutefois démontrer que les conditions prévues à l’article 8, § 2, b, iv), sont remplies.
5. En raison de l’étendue et du caractère irréversible de nombreux dommages environnementaux, la condition en vertu de laquelle les dommages causés à l’environnement naturel doivent être « étendus, durables et graves » serait à notre avis remplie. En effet, les dommages qui pourraient être qualifiés de « graves » (contamination des aquifères, stérilisation des sols, etc.) s’inscrivent dans le long terme et, partant, revêtent un caractère souvent irréversible, donc « durable ».
Par ailleurs, le Procureur devra apporter la preuve que ces dommages sont « manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu ». Aussi l’avantage militaire, qu’il soit temporel ou géographique avec l’objet de l’attaque, doit-il s’avérer disproportionné par rapport aux opérations militaires conventionnelles eu égard au degré d’intensité du conflit.
Enfin, il lui reviendra de démontrer que les personnes poursuivies ont contribué intentionnellement à endommager l’environnement naturel. En effet, les dirigeants russes auraient dû savoir que l’invasion qu’ils ont déclenchée il y a trois ans allait causer incidemment des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel. À ce titre, la destruction du barrage de Kakhovka le 6 juin 2023, en violation du Protocole II aux Conventions de Genève, auquel la Russie est partie, et qui interdit les attaques contre ces installations « même s’ils constituent des objectifs militaires », corrobore l’élément intentionnel dans le chef des autorités militaires russes.
Il en va de même de l’emploi des bombes au phosphore à Bakhmut, Kherson et Avdiyivka, interdit par le Protocole III de Genève du 10 octobre 1980 ‘sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des armes incendiaires’, auquel la Russie est aussi partie.
6. Cela étant dit, les individus qui seraient éventuellement poursuivis devant la Cour pénale internationale pour crime de guerre n’engageront que leur responsabilité pénale individuelle et non pas la responsabilité internationale de la Russie.
Enfin, la fin éventuelle des hostilités n’aura pas pour effet d’empêcher le Procureur auprès de la Cour pénale internationale de poursuivre des responsables russes pour de tels crimes de guerre.
7. En raison des difficultés de poursuivre de tels crimes de guerre devant la Cour pénale internationale, les États occidentaux pourraient-ils adopter un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages des faits internationalement illicites commis en Ukraine ?
Consciente de cette course d’obstacles, l’Assemblée générale de l’ONU, et non le Conseil de sécurité (dont la Russie est membre), a estimé en 2022, à une courte majorité, qu’un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages des faits internationalement illicites commis en Ukraine ou contre l’Ukraine, ainsi qu’un registre international recensant ces dommages, devaient être établis.
À ce stade, le Registre des dommages, intervenant dans le cadre institutionnel du Conseil de l’Europe, sert uniquement à consigner, sous forme documentaire, les preuves des dommages subis par des personnes, mais n’assume aucune fonction juridictionnelle.
Ne réglant pas la réparation des dommages de guerre, ce registre devrait être complété par un mécanisme collectif de réparation, actuellement dans les limbes. Un tel mécanisme pourrait s’inspirer de la Commission de compensation mise sur pied en 1991 par le Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 687), lequel a prélevé au moyen d’une taxe sur les ventes de pétrole d’Irak, 52,4 milliards de dollars (janvier 2022). Cette somme a notamment permis de compenser les dommages causés, entre février et novembre 1991, par l’émission de 500.000 tonnes de polluants par les 700 puits de pétrole koweïtiens en proie aux incendies déclenchés par les forces armées irakiennes.
Or, il est impensable que le Conseil de sécurité adopte une résolution établissant un mécanisme similaire dans la mesure où la Russie et la Chine, en tant que membres permanents, y disposent d’un droit de véto.
Aussi les États occidentaux respectueux du droit international devraient-ils envisager la conclusion d’un traité international, sans obtenir pour autant l’accord de la Russie.
8. Pourtant, il y a loin de la coupe aux lèvres. En sus du mépris affiché par les États-Unis à l’égard du droit international, la création d’un tel mécanisme pourrait en effet buter sur plusieurs obstacles.
Dans la mesure où il n’y a aucun précédent, plusieurs États occidentaux seraient réservés, argüant que la reconnaissance par une juridiction internationale d’un crime d’agression ou de violations à titre individuel du jus in bello (droit de la guerre) par des responsables militaires russes devrait, au demeurant, légitimiser le recours à un mécanisme collectif de réparation.
Mais jusqu’à présent, aucune juridiction internationale n’a reconnu la responsabilité internationale de la Russie.
Certes, un tel mécanisme pourrait être financé à partir des fonds « gelés » par les pays occidentaux dans le cadre des mesures prises à l’encontre de ressortissants russes (300 milliards de dollars d’actifs de la banque centrale russe ont été gelés en 2022, dont 200 milliards auprès de la Clearing House Euroclear). À nouveau, à défaut d’une reconnaissance préalable de la responsabilité de la Russie, une telle imputation unilatérale des avoirs russes constituerait une première en droit international.
Les États membres de l’Union européenne auront-ils le courage de franchir le Rubicon en prélevant les avoirs de la Russie gelés par l’Union européenne de façon autonome ? La Russie ne se priverait pas de dénoncer une violation du droit international coutumier par les États occidentaux, qui pourraient se voir de la sorte endosser le rôle de l’arroseur arrosé.
Et la Russie ne viendra-t-elle pas à se prévaloir à son tour de cette violation du droit international pour saisir des avoirs occidentaux en guise de contremesure ? C’est alors le serpent qui se mordra la queue. Et dans quelle mesure ces prélèvements pourraient-ils être affectés à la restauration des écosystèmes détruits ?
9. Alors que les cendres sont encore fumantes, un processus de paix ne pourra jeter aux oubliettes la question de la responsabilité des dommages causés aux populations civiles ainsi qu’à l’environnement. Il reviendra aux États européens de faire sortir le diable de sa boite.
En auront-ils le courage, voire l’audace ?
Votre point de vue
Marie-Thérèse Jacot-Descombes Le 10 mars à 19:38
Cette phrase : "les Etats membres de l’Union européenne auront-ils le courage de franchir le Rubicon en prélevant les avoirs de la Russie gelés par l’Union européenne de façon autonome ?" appelle un commentaire. Il ne manque pas de débats, ni d’articles, dont ceux de juristes, qu’on peut retrouver sur internet, ou dans des revues de droit spécialisées, qui attirent l’attention sur les dégâts que causerait à l’ordre juridique et économique international pareil "franchissement du Rubicon". D’articles qui révèlent que nombre de déposants d’avoirs "dits russes" ont obtenu, en saisissant divers tribunaux, le dégel de leurs dépôts auprès d’Euroclear. Enfin, à la Trésorerie belge (SPF Finances), une cellule est en charge de l’application des sanctions financières au sein de l’administration, cette cellule a été saisie de demandes de dégel de l’ordre du millier, émanant de personnes qui estiment ne pas être concernées par les sanctions.
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