L’affaire Belgique c. Sénégal plaidée devant la Cour internationale de Justice : le Sénégal a-t-il violé le droit international en tardant à juger Hissène Habré ou en ne l’ayant pas extradé ?

par Pierre d’Argent - 31 mars 2012

Du 12 au 21 mars dernier, la Cour internationale de Justice organe judiciaire principal de l’ONU et dont le siège est à La Haye a tenu des audiences dans l’affaire introduite par la Belgique contre le Sénégal au sujet du respect par ce dernier Etat de son obligation de poursuivre ou d’extrader M. Hissène Habré, ancien chef d’Etat tchadien.

Pierre d’Argent, professeur à l’université catholique de Louvain, professeur invité à l’université de Leiden, avocat au barreau de Bruxelles et ancien premier secrétaire de la Cour internationale de Justice, est particulièrement bien placé pour éclairer les lecteurs de Justice-en-ligne sur les enjeux de cette affaire. Voici son analyse.

1. L’affaire Belgique c. Sénégal a été introduite par requête le 19 février 2009, la Belgique demandant par ailleurs à la Cour d’ordonner des mesures conservatoires avant de statuer sur le fond. Par une ordonnance du 28 mai 2009, la Cour a refusé de faire droit à cette demande à la suite des assurances données par le Sénégal qu’il ne laisserait pas M. Habré quitter son territoire avant que la Cour ait pu rendre sa décision définitive. La Belgique estime que la Cour est compétente sur la base de la clause compromissoire contenue dans la convention contre la torture, ratifiée par les deux Etats, ainsi que sur la base des déclarations facultatives d’acceptation de la compétence de la Cour internationale de Justice formulées par chacun d’eux.

2. M. Habré réside au Sénégal depuis 1990. A la suite de plaintes, il y a été inculpé pour différents crimes de droit international en 2000. Un an plus tard, en l’absence de législation nationale adéquate, la Cour de cassation du Sénégal mit fin à ces poursuites. A la suite de modifications législatives et constitutionnelles intervenues respectivement en 2007 et en 2008, une nouvelle plainte a été déposée contre M. Habré au Sénégal. La Belgique considère qu’au regard des obligations internationales du Sénégal, ce dernier n’y a réservé aucune suite adéquate. M. Habré a porté l’affaire devant la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), laquelle a jugé en novembre 2010 que le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale ne permettait pas de poursuivre M. Habré au Sénégal pour des crimes commis avant l’entrée en vigueur des modifications de 2007 et 2008. La Cour de la CEDEAO a par ailleurs estimé que M. Habré devait être jugé par une juridiction internationale spéciale, les crimes lui étant reprochés relevant du droit international.

Des plaintes ont été déposées en Belgique contre M. Habré en 2000 et 2001 sur la base de la loi dite de compétence universelle qui permettait alors de poursuivre en Belgique les personnes suspectées de violation graves du droit international humanitaire malgré l’absence de lien étroit entre la Belgique (faits commis en Belgique, nationalité belge des auteurs suspectés ou des victimes, présence sur le sol belge des suspects ou des victimes, etc.). En 2005, un mandat d’arrêt international est émis contre lui, les plaintes déposées en Belgique ayant survécu à la réforme de la loi de compétence universelle car un plaignant au moins possédait la nationalité belge au moment de leur dépôt.

Pas moins de trois demandes d’extradition sont adressées par la Belgique au Sénégal entre 2005 et 2011. Elles furent rejetées pour différents motifs. Durant le même temps, la Belgique prend part à un processus multilatéral ayant les faveurs de l’Union africaine et visant à financer l’organisation d’un procès au Sénégal. Ces efforts ne sont pas suivis d’effet. Le 17janvier 2012, la Belgique transmet au Sénégal une quatrième demande d’extradition.

3. Dans ses conclusions finales, la Belgique demande tout d’abord à la Cour internationale de Justice de dire que le Sénégal a violé la convention contre la torture en n’ayant pas légiféré en temps utile afin d’y permettre la poursuite de M. Habré. La Belgique demande ensuite de constater la violation de règles de la convention contre la torture et de la coutume internationale qui, selon elle, obligent le Sénégal de poursuivre M. Habré pour différents crimes de droit international ou à défaut de l’extrader vers la Belgique. La Belgique estime que ces manquements ne peuvent être justifiés par « des difficultés d’ordre financier ou autres » et demande à la Cour de dire que le Sénégal doit y mettre fin « en soumettant sans délai l’affaire Hissène Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale ; ou, à défaut, en extradant Hissène Habré sans plus attendre vers la Belgique. »

Se déclarant désireux de poursuivre M. Habré et d’honorer ses obligations internationales au titre de la lutte contre l’impunité des crimes de droit international, le Sénégal estime qu’il n’existe pas de différend entre les deux pays et demande à la Cour de décliner sa compétence, ou du moins de constater qu’il n’est l’auteur d’aucun manquement au droit international, et ainsi de rejeter les prétentions de la Belgique.

4. Il n’y a bien entendu pas lieu de spéculer sur la suite que la Cour internationale de Justice réservera à ces différentes demandes par l’arrêt qu’elle devrait rendre d’ici quelques mois. On relèvera cependant qu’entre le premier et le deuxième tour de plaidoiries, pas moins de sept juges (sur les quinze membres de la Cour) ont posé des questions aux Parties. Ceci est tout à fait exceptionnel et témoigne sans doute des difficultés qu’ils ont à bien comprendre les arguments développés par les Parties dans leurs écritures et à l’occasion de leurs plaidoiries. Outre des questions portant sur la compétence de la Cour, ces questions sont essentiellement relatives à la qualité au titre de laquelle la Belgique met en cause la responsabilité du Sénégal, ainsi qu’à la nature et au contenu juridique de l’obligation « aut dedere aut judicare » (selon laquelle l’Etat sur le territoire duquel une personne suspectée d’être l’auteur de crimes de droit international doit la poursuivre ou, à défaut, l’extrader vers un Etat plus naturellement compétent qui en fait la demande) dont la Belgique reproche au Sénégal la violation.

5. En substance, la Belgique reproche au Sénégal d’être l’auteur de deux faits internationalement illicites.

Le premier tiendrait au retard mis par le Sénégal pour incriminer en droit interne le crime de torture, alors que la convention contre la torture l’y obligeait. L’absence de législation interne explique l’abandon des premières poursuites au Sénégal. En admettant même que ce retard soit constitutif d’un manquement illicite dans le chef du Sénégal, force est de constater qu’il a pris fin à la suite des réformes de 2007 et 2008. On peut dès lors s’interroger sur la qualité de la Belgique pour invoquer la responsabilité du Sénégal à cet égard. Cette difficulté n’est pas résolue en considérant que l’obligation de réprimer la torture en droit interne est une obligation erga omnes inter partes, c’est-à-dire une obligation dont le respect est dû par chaque Etat contractant à l’égard de tous les autres. En effet, quand bien même en serait-il ainsi, encore faudrait-il s’assurer que le manquement du Sénégal a « atteint spécialement » la Belgique (article 42, b), i), des articles sur la responsabilité internationale des Etats). La question pourrait être examinée par la Cour à la lumière de la nationalité des victimes d’origine au Sénégal. S’il n’est pas établi que la Belgique a été spécialement atteinte par le retard du Sénégal mis à légiférer, elle ne paraît pas être en droit d’invoquer sa responsabilité puisque son éventuel fait internationalement illicite a pris fin (article 48, par. 2, a), des mêmes articles).

En revanche, le second fait international illicite reproché par la Belgique au Sénégal présente un caractère de continuité. Si l’on peut s’interroger sur la date à laquelle ce fait a commencé, il n’est pas douteux que, s’il est établi, il ne paraît pas encore avoir pris fin. Dans cette mesure, la qualité de la Belgique pour invoquer la responsabilité du Sénégal afin d’obtenir la cessation du manquement pourrait être établie : la qualité d’« Etat autre qu’un Etat lésé » au sens de l’article 48 précité suffit à cette fin. Encore faut-il rappeler que la Belgique reproche au Sénégal d’avoir violé l’obligation de poursuivre à défaut d’extrader, en tant qu’obligation erga omnes due tant au titre de la Convention contre la torture, s’agissant de ce crime, qu’au titre du droit coutumier, pour les autres crimes de droit international. A n’en pas douter, la Cour internationale de Justice aura à se pencher sur ces difficultés, lesquelles ont d’ailleurs été soulevées par certaines questions de juges.

6. On relèvera enfin que la Belgique ne demande pas à la Cour d’ordonner l’extradition de l’ancien chef d’Etat tchadien. La Belgique s’estime fondée à demander le respect par le Sénégal de son obligation de le traduire devant ses tribunaux. Ce n’est qu’à défaut pour le Sénégal de le faire, prolongeant ainsi en quelque sorte son manquement allégué, que ce pays pourrait y mettre fin autrement, par son extradition. Selon la Belgique, la cessation du manquement à l’obligation de poursuivre peut donc prendre une autre forme que son respect : l’extradition remplirait cette fonction. La construction est fondée sur le caractère alternatif des obligations de poursuivre ou d’extrader. Elle pose la question de la nature de chacune de ces obligations, de leur articulation (ou de leur unicité), des actes susceptibles d’y porter atteinte selon les circonstances de l’espèce, et des points de départ respectifs de leurs violations.

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