La Justice belge refuse de renvoyer un responsable politique catalan en Espagne : explications sur le mandat d’arrêt européen

par Lucas Pinelli - Anne Weyembergh - 15 octobre 2020

Le 7 août 2020, la chambre du conseil néerlandophone de Bruxelles a une nouvelle fois rejeté l’exécution du mandat d’arrêt délivré par la Cour suprême espagnole à l’encontre de l’ancien ministre catalan Lluis Puig, réfugié en Belgique.

C’est l’occasion de revenir sur les conditions de mise en œuvre du mandat d’arrêt européen, au regard notamment de l’équilibre à observer entre la confiance mutuelle que se doivent les États membres de l’Union européenne et le respect des droits fondamentaux.

Lucas Pinelli, assistant de recherche à l’Université libre de Bruxelles, et Anne Weyembergh, professeure à l’Université libre de Bruxelles, spécialistes du droit pénal européen, nous apportent l’éclairage souhaité.

1. À la suite du referendum pour l’indépendance de la Catalogne en octobre 2017, plusieurs ministres et leur président, Carles Puigdemont, accusés de rébellion, sédition et détournement de fonds publics par la Cour suprême espagnole, ont fui en Belgique.

Dans la foulée, des premiers mandats d’arrêt européens ont été émis par l’Espagne, puis retirés.

En mars 2018, de nouveaux mandats sont émis à l’encontre des anciens ministres catalans se trouvant en Belgique.

Un premier refus d’exécution sera prononcé par la Chambre du conseil en raison de l’absence de mandats d’arrêt nationaux espagnols conformes.

Des mandats d’arrêt européens seront émis pour la troisième fois en novembre 2019 à l’encontre de Carles Puigdemont, Toni Comin et Lluis Puig. La Chambre du conseil ne se prononcera qu’à l’égard de ce dernier, les deux autres étant devenus parlementaires européens et bénéficiant dès lors d’une immunité.

La décision de refus de la chambre du conseil

2. Ainsi, le 7 août 2020, la chambre du conseil du Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles (ci-après « la chambre du conseil ») a une nouvelle fois rejeté l’exécution du mandat d’arrêt émis par la Cour suprême espagnole à l’encontre de l’ancien ministre catalan Lluis Puig.

Elle a estimé que la Cour suprême n’était pas compétente pour traiter de l’affaire concernant Lluis Puig, condition préalable essentielle pour pouvoir émettre un mandat d’arrêt européen. Par conséquent, elle estime que celui-ci a été émis en violation du droit au juge naturel inscrit à l’article 47, alinéa 1er, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui énonce que « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi ».

3. L’analyse qui suit porte sur les trois principaux éléments fondant le raisonnement de la chambre du conseil, à savoir, tout d’abord, la justification de son examen de la compétence de la Cour suprême espagnole et, ensuite, d’une part, les avis du groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU et, d’autre part, l’arrêt Claes c. Belgique de la Cour européenne des droits de l’homme.

La justification du contrôle de la compétence de la Cour suprême espagnole

4. Dans un premier temps, pour justifier son examen de la compétence de la Cour suprême, la chambre du conseil se réfère à trois arrêts récents de la Cour de justice de l’Union européenne, dans lesquels celle-ci examinait si les parquets de certains États membres étaient suffisamment indépendants au regard du pouvoir exécutif pour être considérés comme des autorités judiciaires d’émission au regard de la décision-cadre de 2002 sur le mandat d’arrêt européen (C.J.U.E., 12 décembre 2019, JR et YC, C 566/19 PPU et C 626/19 PPU ; 12 décembre 2019, XD, C 625/19 PPU ; 12 décembre 2019, ZB, C 627/19 PPU).

Ce faisant, la chambre du conseil est allée à l’encontre de la position du Parquet belge, qui estimait que l’examen de la compétence de l’autorité d’émission (c’est-à-dire celle qui émet le mandat d’arrêt, qui demande la remise) dépasse les limites du pouvoir de contrôle et d’appréciation dont elle bénéficie dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen.

La chambre du conseil se fonde également sur d’autres arguments, dont l’article 6 de la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen, aux termes duquel « l’autorité judiciaire d’émission est l’autorité judiciaire de l’État membre d’émission qui est compétente pour délivrer un mandat d’arrêt européen en vertu du droit de cet État ».

Les avis du groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU

5. La Chambre examine ensuite la compétence de la Cour suprême. Elle se fonde à cet égard tout d’abord sur un avis du groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU, qui concernaient des personnes accusées des mêmes faits dans le cadre de l’organisation du referendum sur l’indépendance de la Catalogne.

Selon cet avis, la poursuite d’une personne par un tribunal pour des faits commis en dehors de sa juridiction constitue une violation du droit à être jugé par un juge compétent lorsque le droit national désigne expressément la juridiction du lieu où le fait punissable a été commis.

L’article 14 du Code de procédure pénale espagnol dispose bien que les infractions doivent être jugées par les juridictions du territoire sur lequel les faits ont été commis. Toutefois, de l’aveu même de la chambre du conseil, ce groupe de travail ne s’est basé pour rendre son rapport que sur les pièces présentées par les parties et n’a aucunement argumenté sur la base de sources légales, jurisprudentielles ou doctrinales. De plus, le groupe de travail sur la détention arbitraire n’est pas un organe judiciaire ; il ne peut donc émettre que des avis et ne prend pas en tant que tel de décisions envers les États (résolution de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, 1997/50, pt. 7).

Le fait que la chambre du conseil se fonde sur un avis non contraignant, qui ne se base sur aucune des sources juridiques précitées, pose pour le moins question.

L’arrêt Claes de la Cour européenne des droits de l’homme

6. Dans un deuxième temps, la chambre du conseil note que Lluis Puig n’exerçait à l’époque ni n’exerce maintenant de mandat parlementaire, alors que l’article 71 de la Constitution espagnole dispose que « la section pénale de la Cour suprême est compétente pour les affaires engagées contre les Députés et Sénateurs », sans qu’aucune disposition ne permette d’attraire d’autres personnes que celles visées devant cette juridiction. Le Parquet invoquait le fait que les infractions reprochées à Lluis Puig étaient en relation avec les infractions reprochées à d’autres suspects qui étaient, eux, parlementaires, permettant de l’attraire devant la Cour suprême en vertu du principe de connexité.

La chambre du conseil rejette cet argument en rappelant notamment l’arrêt Claes c. Belgique du 2 juin 2005] de la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait conclu à une violation du principe de tribunal établi par la loi lorsqu’une personne est poursuivie sur la base du concept de connexité sans que cela ne soit prévu par une disposition légale.

Quel équilibre entre confiance mutuelle et respect des droits fondamentaux ?

7. Bien qu’aucune disposition de la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen ne prévoit de motif de refus basé sur la violation ou le risque de violation des droits fondamentaux, la Cour de justice a reconnu, dans plusieurs décisions récentes, la possibilité de refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen sur la base de risques de violation des droits fondamentaux de la personne recherchée.

Il s’agissait dans un premier temps de violations relatives à des droits fondamentaux absolus tels que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (C.J.U.E., Grande Chambre, 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C 404/15 et C 659/15). Cela a par la suite été étendu au droit au procès équitable établi par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (C.J.U.E., Grande Chambre, 25 juillet 2018, LM, C 216/18 PPU). Plus récemment, la Cour a admis la possibilité de refuser l’exécution de mandats d’arrêt européens au motif qu’il existe un risque que l’autorité qui l’a émis soit soumise directement ou indirectement à des instructions individuelles de la part de l’exécutif dans le cadre de l’adoption d’une décision relative à l’émission d’un mandat d’arrêt européen (surtout Grande Chambre, 27 mai 2019, OG et PI, C 508/18 et C 82/19 PPU).

La juridiction européenne s’efforce ainsi de trouver un équilibre entre l’efficacité des procédures de remise entre États membres, à la base de la création du mandat d’arrêt européen, et le contrôle des droits fondamentaux nécessaire dans une société démocratique.

En l’espèce, on peut se poser la question de savoir si la chambre du conseil ne va pas au-delà de cette recherche d’équilibre. Que laisse-t-elle subsister du principe de confiance mutuelle, qui est d’importance fondamentale dans le droit de l’Union et qui impose aux Etats membres « de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit » (C.J.U.E., 18 décembre 2014, avis n° 2/13, pt. 191) ?

Pour rappel, dans son arrêt Aranyosi et Caldararu du 5 avril 2016, la Cour de justice a décidé qu’en présence d’éléments attestant l’existence d’un risque réel de traitement inhumain ou dégradant des personnes détenues dans l’État membre d’émission, l’autorité judiciaire d’exécution est tenue d’apprécier l’existence du risque en question (E. Bribosia et A. Weyembergh, « Les affaires Aranyosi et Caldararu ou la contribution de la Cour de justice de l’Union européenne à l’équilibre entre liberté et sécurité », mai 2016 ). Elle a ensuite tenu le même raisonnement dans son arrêt LM, où était en jeu le droit fondamental à un procès équitable. La chambre du Conseil ne fait curieusement pas référence à ces arrêts-là.

En outre, dans ces arrêts, la Cour de Justice procède en deux étapes. Avant d’apprécier l’existence d’un risque in concreto auquel serait exposé l’individu en question, elle s’efforce de déceler un risque structurel constituant les circonstances exceptionnelles justifiant un contrôle du respect des droits fondamentaux dans un État membre par les juridictions d’un autre État membre dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. Or, dans sa décision, la chambre du conseil ne cherche aucunement ni ne décèle l’existence d’un risque structurel mais va plus loin en appréciant et jugeant elle-même, dans un cas concret et précis, du respect des règles de compétence judiciaire d’un autre État membre par la Cour suprême de celui-ci.

8. Cette appréciation et les arguments qui la fondent nous interpellent et nous interrogent quant à la réalité de l’espace pénal européen en construction.
Elle nous interpelle d’autant plus qu’une fois encore dans cette « saga », l’autorité judiciaire belge n’a pas estimé utile de poser une question préjudicielle à la Cour de justice comme cela lui était pourtant demandé par la défense. Espérons à cet égard que le dialogue sera établi avec la Cour de justice en degré d’appel.

Enfin, cette décision pose aussi question par rapport à l’arrêt de la Cour européenne des droits de homme du 9 juillet 2019 dans l’affaire Romeo Castaño c. Belgique. Dans cette affaire, la Belgique a été condamnée car la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Gand avait refusé d’exécuter un mandat d’arrêt européen en raison des conditions de détention en Espagne, État d’émission ici également. La Cour européenne avait en effet estimé que la chambre des mises n’avait pas cherché à identifier un risque réel et individualisable de violation des droits de la Convention dans le cas d’espèce, ni des défaillances structurelles quant aux conditions de détention dans cet État (CEDH, Romeo Castaño c. Belgique, 9 juillet 2019, n° 8351/17, pt. 86). La Belgique avait de la sorte manqué à l’obligation de coopérer qui découlait pour elle du volet procédural de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cet arrêt Romeo Castaño montre à quel point la recherche du juste équilibre est délicate. Par sa décision dans l’affaire Lluis Puig la Chambre du Conseil ne nous paraît en tout cas pas l’avoir trouvé.

Votre point de vue

  • Skoby
    Skoby Le 16 octobre 2020 à 16:29

    Désolé, mais toutes ces remarques sont tellement compliquées que même les
    autorités judiciaires ne s’en sortent pas. On mélange les droits nationaux et les droits Européens. Il est temps que la Justice Européenne se charge de clarifier les choses.

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Auteur

professeur à l’Université libre de Bruxelles

Lucas Pinelli


Auteur

Avocat au barreau de Namur et assistant à la Katholieke Universiteit Leuven

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