1. Par un arrêt n° 163/2022 du 8 décembre 2022, auquel Justice-en-ligne a fait écho, la Cour constitutionnelle suspendait l’article de la loi donnant l’assentiment au Traité entre le Royaume de Belgique et la République islamique d’Iran sur le transfèrement de personnes condamnées, fait à Bruxelles le 11 mars 2022.
La mise en œuvre de ce Traité était en conséquence suspendue, elle aussi.
En effet, au terme d’un premier examen, assez sommaire à ce stade, la Cour constitutionnelle belge a jugé que la loi d’assentiment semblait violer le droit à la vie des victimes de M. Assadi, diplomate iranien purgeant une peine de prison en Belgique après y avoir été condamné par un tribunal belge pour « une infraction terroriste qui a attenté à la vie d’autrui ».
Elle se fondait pour cela sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme consacrant le droit à la vie, qui contient une obligation distincte de nature procédurale pour l’État de mener une enquête effective et une obligation pour les États d’exécuter sans délai leurs jugements définitifs, et la jurisprudence qui en découle.
Ainsi, la Cour considérait que la Belgique savait ou devait savoir que, si, en exécution du traité du 11 mars 2022, l’Iran et celle-ci s’accordaient sur le transfèrement sur le territoire de l’Iran d’une personne de nationalité iranienne qui a été condamnée par les cours et tribunaux belges pour avoir commis, avec le soutien de l’Iran, une infraction terroriste en vue d’attenter à la vie d’autrui, l’Iran n’exécuterait pas effectivement cette peine en application de l’article 13 de ce traité.
Cette décision s’insérait toutefois également dans un contexte où les autorités iraniennes faisaient pression sur la Belgique en détenant, à l’époque, sans procès et dans des conditions épouvantables, Olivier Vandecasteele, travailleur humanitaire belge, accusé par l’Iran d’espionnage.
Les critiques de l’arrêt de suspension du 8 décembre 2022
2. Sans tendre à l’exhaustivité, plusieurs critiques ont été émises envers cette première décision de la Cour constitutionnelle.
3. Tout d’abord, en se focalisant sur l’aspect procédural du droit à la vie, la Cour a totalement ignoré son aspect matériel, à savoir l’interdiction d’intenter à la vie d’autrui.
Certains auteurs ont estimé à cet égard que, « précisément en raison du fait que le droit à la vie, qui découle de l’ordre public, est absolu et ne doit pas être soumis à une mise en balance, la justice belge a bien failli nier purement et simplement le droit à la vie [d’Olivier Vandecasteele], en donnant la priorité à la procédure sur le fond, ce que la Convention [européenne des droits de l’homme] n’autorise pas en vertu de [son] article 2 »(S. Ganty et D. Kochenov, « Ignoring Human Life in Belgium : The Questionable Activism of the Belgian Constitutional Court », Verfassungsblog, 15 février 2023).
4. Par ailleurs, comme indiqué dans notre précédent commentaire, dans une affaire récente, si la Cour européenne des droits de l’homme avait conclu que les mesures prises par l’État dans lequel le détenu avait été transféré avaient concrètement conduit à l’impunité du détenu et n’étaient donc pas compatibles avec le volet procédural du droit à la vie consacré par l’article 2, elle avait en revanche considéré que l’État de condamnation (c’est-à-dire l’État où le détenu avait été condamné) n’avait pas violé cette disposition en suivant scrupuleusement les procédures prévues par le traité de transfèrement même en l’absence de réponse satisfaisante de la part de l’État d’exécution (c’est-à-dire l’État vers lequel le détenu a été transféré pour en principe exécuter sa peine).
5. En outre, il a été noté qu’en « plaçant la focale sur le départ d’A. Assadi vers l’Iran, il semble que la Cour n’a pas tenu compte de tous les tenants et aboutissants de cette affaire qui, faut-il le rappeler, dépassent les strictes questions de constitutionnalité. Les relations diplomatiques demeurent un domaine politiquement très sensible, où il n’est pas impossible que les États soient contraints, de manière irrésistible, d’agir dans un sens a priori contraire à leurs principes fondamentaux (c’est-à-dire, en remettant A. Assadi à l’Iran en devant savoir qu’il n’y exécutera pas sa peine) pour préserver ces mêmes impératifs (c’est-à-dire, rapatrier et protéger O. Vandecasteele dont l’intégrité physique et psychique est en grand danger depuis plusieurs mois) » (L. Laperche, « Protection des droits fondamentaux et transfèrement interétatique : ébauche de réflexions », Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2023/5, pp. 206 et 207).
6. Enfin, il semble que, dans le cadre de la procédure de suspension, la Cour constitutionnelle ait dépassé la lettre des dispositions du traité contrôlé dans la mesure où elle a décidé de suspendre la loi d’assentiment en ayant égard principalement à la possibilité de transfèrement d’une personne clairement identifiée. La jurisprudence de la Cour préconise pourtant que, dans son contrôle d’une loi d’assentiment, celle-ci tienne compte du contenu du traité international en question et non des éventuelles décisions prises en exécution de ce dernier et de la loi y portant assentiment (L. Laperche, article cité ci-dessus p. 206).
L’arrêt du 3 mars 2023 rejetant le recours en annulation
7. Dans son arrêt n° 36/2023 du 3 mars 2023 se prononçant sur le recours en annulation de la loi d’assentiment au Traité belgo-iranien, la Cour constitutionnelle revient sur son arrêt n° 163//2022 du 8 décembre 2022 suspendant la mise en œuvre de cette loi. Elle y note que, « de manière plus nette que lors de l’examen de la demande de suspension », il ressort des débats devant elle que le recours en annulation porte, non pas sur l’inconstitutionnalité de la loi d’assentiment et du traité en tant que tels, mais sur l’inconstitutionnalité de leur application dans un cas bien déterminé, qui n’est mentionné ni dans le texte même de la loi du 30 juillet 2022 ni dans celui du traité du 11 mars 2022.
En conséquence, le contrôle de légalité ne concerne pas la loi d’assentiment au traité et ne relève donc pas du pouvoir de contrôle de la Cour.
La Cour constitutionnelle reconnaît en revanche au tribunal de première instance la compétence d’effectuer un contrôle juridictionnel sur les décisions concrètes de transfèrement prises en application du traité du 11 mars 2022 et de sa loi d’assentiment.
Il appartiendra donc au juge compétent de vérifier si l’arrêté autorisant le transfèrement d’une personne condamnée et détenue en Belgique vers l’État étranger dont elle est le ressortissant est conforme à la loi et au traité. La Cour limite par ailleurs les pouvoirs du juge à un simple contrôle de légalité dans la mesure où ce dernier doit respecter à cet égard le principe de la séparation des pouvoirs.
Enfin, la Cour note également qu’il pourrait être admis qu’en vertu du principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination, les victimes d’une personne susceptible de faire l’objet d’une mesure de transfèrement interétatique doivent en être informées par le Gouvernement et qu’elles doivent être entendues à ce sujet, à l’instar de ce qui est prévu pour les victimes en matière d’exécution des peines.
8. Une telle inconstitutionnalité ne découlerait toutefois pas du traité du 11 mars 2022 ou de sa loi d’assentiment, mais d’une lacune législative qu’il reviendrait au législateur de combler. Dans cette mesure, une telle réglementation devrait s’appliquer à toutes les victimes des agissements de personnes de nationalité étrangère susceptibles de bénéficier d’une mesure de transfèrement, quel que soit l’État d’exécution.
De la même manière, les victimes de la personne condamnée faisant l’objet d’une mesure de transfèrement doivent, selon la Cour, pouvoir bénéficier d’un recours effectif contre cette mesure en vue de la protection de leur droit à la vie auprès du tribunal de première instance ou, en cas d’urgence, auprès du président de ce tribunal.
En conséquence, la Cour constitutionnelle rejette le recours en annulation sous réserve pour le Gouvernement de prévoir l’information des victimes d’un condamné dont le transfèrement est envisagé afin de garantir à ces dernières l’effectivité de leur recours.
9. Ceci étant, si finalement, Olivier Vandecasteele a pu être libéré en échange du renvoi d’A. Assadi en Iran, ce n’est pas sur la base du traité belgo-iranien de transfèrement que cette opération s’est déroulée mais, du point de vue de l’État belge, en application directe de l’article 167 de la Constitution, dont le paragraphe 1er, alinéa 1er, dispose que « [l]e Roi dirige les relations internationales […] ».
C’est ce qui explique que l’information préalable des victimes des agissements de A. Assadi, ne s’est pas produite, alors qu’il s’agissait d’une condition mise par l’arrêt du3 mars 2023 de la Cour constitutionnelle à l’application du traité. Justice-en-ligne reviendra dans un prochain article sur le fait que, dans cette affaire, l’article 167 de la Constitution a été appliqué plutôt que le traité de transfèrement belgo-iranien.
L’étendue du contrôle de constitutionnalité des lois d’assentiment aux traités internationaux
10. L’une des questions prépondérantes que posent ces arrêts de la Cour constitutionnelle et son revirement est assurément l’étendue que doit prendre le contrôle de constitutionnalité des lois d’assentiment aux traités, en particulier lorsque ceux-ci portent sur des domaines régaliens.
Comme le rappelle d’ailleurs la Cour dans son arrêt du 3 mars 2023, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation dans le cadre de l’assentiment à un traité et, notamment, dans le cadre de l’examen des relations diplomatiques en cause à cet égard.
Dans cette mesure, la Cour considère au travers de sa jurisprudence que lorsqu’elle examine le contenu d’un traité, elle tient compte du fait qu’il ne s’agit pas d’un acte de souveraineté unilatéral mais d’une norme conventionnelle produisant également des effets de droit en dehors de l’ordre juridique interne (arrêt n° 12/94 du 3 février 1994, ECLI:BE:GHCC:1994:ARR.012).
De cette manière, le système constitutionnel belge prévoit l’existence d’un contrôle effectif, bien que prudent, des décisions adoptées par le pouvoir exécutif dans le cadre des relations internationales, permettant de garantir que les droits fondamentaux des individus soient respectés, même dans l’exercice par l’État belge de ses compétences externes (C. Romainville et S. Vandenbosch, « La Cour constitutionnelle prise au piège de la ‘diplomatie des otages’ - À propos des arrêts n° 163/2022 du 8 décembre 2022 et n° 36/2023 du 3 mars 2023 », J.T., 2023/19, p. 313).
11. Le raisonnement tenu par la Cour à l’occasion de son arrêt du 8 décembre 2022 laissait ainsi craindre une rupture de sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle le contrôle de constitutionnalité des normes d’assentiment aux traités est d’une intensité moindre que celui exercé sur des normes législatives classiques (C. Romainville et S. Vandenbosch, article cité ci-dessus, p. 314).
Les commentateurs de cet arrêt ont ainsi pu considérer que la Cour avait tout simplement ignoré sa propre jurisprudence selon laquelle elle n’a pas le même pouvoir d’appréciation et de décision que les assemblées législatives démocratiquement élues et qu’il ne lui appartient pas de contrôler des choix politiques (S. Ganty et D. Kochenov, article cité plus haut).
Ainsi, d’autres États prévoient expressément que « le contrôle juridictionnel de la conduite des relations extérieures est marqué par les spécificités propres à ce domaine de l’action de l’exécutif, au premier rang desquelles on retrouve la nécessité que l’État s’exprime d’une seule voix sur la scène internationale (principe de l’unicité de l’État et doctrine de la ‘one voice’), le besoin d’une expertise particulière et l’accès limité à certaines informations pour des impératifs de sécurité » (C. Romainville et S. Vandenbosch, article cité plus haut, p. 314).
Dès lors, s’il ne fait aucun doute que la Cour constitutionnelle est compétente pour contrôler les traités et lois d’assentiment adoptés par les institutions belges, l’étendue d’un tel contrôle pourrait être modulé en fonction de l’inscription plus ou moins importante du Traité dans les fonctions gouvernementales et régaliennes. Enfin, comme le précisent C. Romainville et S. Vandenbosch, « il ne faut pas perdre de vue que le contrôle juridictionnel n’est pas le seul à s’exercer en la matière. La politique de l’exécutif en réponse à la diplomatie des otages est placée sous le contrôle du Parlement ».