La Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Baka c. Hongrie, consacre la liberté d’expression des magistrats

par Christine Matray - 12 août 2016

Le régime autoritaire actuellement au pouvoir en Hongrie multiplie les restrictions à plusieurs principes de la démocratie.

Récemment, des réformes judiciaires ont eu pour effet, et sans doute pour but, de provoquer diverses modifications dans des attributions de postes à des magistrats, ce qui a suscité des critiques, parfois vives de ceux-ci.
Parmi eux, Andras Baka, président de la Cour suprême, n’a pas été avare de ses commentaires négatifs, et ce d’autant moins que ces réformes impliquaient également l’octroi de compétences de gestion de l’appareil judiciaire à un organe administratif, en dehors donc du pouvoir judiciaire.

Comme ces critiques ont été suivies de près par la mise à l’écart de ce haut magistrat, faisant suite à la mise en œuvre des réformes, et ce sans contrôle judiciaire, il s’est plaint d’une violation à son égard du droit à un procès équitable mais aussi d’une atteinte à sa liberté d’expression.
Il a mis en cause la Hongrie devant la Cour européenne des droits de l’homme sur ces questions, qui, par son arrêt du 23 juin 2016, lui a donné raison.

Christine Matray, conseiller honoraire à la Cour de cassation, détaille et éclaire cet arrêt.

1. Au même titre que l’armée, la magistrature fut pendant longtemps une grande muette censée s’abstenir de toute intervention dans les débats de société, même lorsque ceux-ci concernaient son fonctionnement.
Mais depuis une trentaine d’années, les lignes ont bougé.

Il est loin le temps où une autorité disciplinaire énonçait qu’en acceptant sa nomination, un magistrat renonçait implicitement à exercer sa liberté d’expression. La conception étroite d’une obligation de réserve qui interdisait aux magistrats toute prise de position sur des réformes les concernant a vécu.

2. Et voici que, par un arrêt du 23 juin 2016, la Cour européenne des droits de l’homme consacre la liberté d’expression des magistrats en des termes sans équivoque. Il est même permis d’en déduire que loin de décourager les juges à participer au débat public sur le fonctionnement de la justice, elle les encourage à le faire.

Certes, l’arrêt se fonde à maints égards sur une jurisprudence largement établie mais l’espèce était particulière. Elle opposait l’État hongrois à son plus haut magistrat, Andras Baka, qui, après avoir été pendant dix-sept ans juge à la Cour européenne des droits de l’homme, fut élu le 22 juin 2009 président de la Cour suprême de Hongrie pour un mandat de six ans. Dans le cadre de cette fonction, il exerçait à la fois des tâches managériales et des fonctions juridictionnelles et présidait le Conseil national de justice. Il avait à ce titre pour mission de donner des avis sur les réformes envisagées pour les tribunaux.

Au cours de l’année 2011, le magistrat s’exprima soit dans la presse, soit au Parlement, soit dans des lettres adressées aux responsables politiques, soit encore par des communiqués adressés aux citoyens de Hongrie et de l’Union européenne au sujet de plusieurs réformes. Il mit ainsi en doute la constitutionnalité de celle qui permettait l’annulation de décisions judiciaires rendues après les émeutes de 2006. Il s’insurgea d’un abaissement de huit ans de l’âge du départ obligatoire à la retraite des juges en ce que cela impliquait le départ d’1/10e des juges hongrois. Il s’inquiéta de pouvoirs de nomination et de gestion exorbitants confiés à un organe administratif.

À chaque fois, le ton était vif et résolu. Il fit même usage pour la première fois dans l’histoire de son pays du pouvoir de saisir la Cour constitutionnelle et obtint l’annulation de dispositions relatives à la procédure pénale.

3. Nonobstant l’opposition farouche du président Baka, le Parlement décida de scinder les fonctions judiciaires – qui seraient désormais exercées par une Kuria, nouvelle institution qui supplantait la Cour suprême – et managériales, confiées au président d’un Office judiciaire national, organe administratif destiné à remplacer le Conseil national de justice.

Avec l’entrée en vigueur de cette réforme, le mandat de président de la Cour suprême et du Conseil national de justice d’A. Baka prenait fin et, avec l’adoption d’un amendement de dernière minute, il ne remplissait plus les conditions exigées pour présider la Kuria. Son mandat de premier magistrat de Hongrie prenait fin trois ans et demi avant le terme prévu, ce qui lui faisait perdre divers avantages.

4. Dans son arrêt du 23 juin 2006, la Cour européenne des droits de l’homme constate qu’il a été mis fin au mandat de président d’Andras Baka sans qu’il puisse obtenir un contrôle juridictionnel sur la légalité de sa nouvelle situation.

Après avoir relevé l’importance de l’intervention d’une autorité indépendante des pouvoirs exécutif et législatif pour toute décision touchant à la cessation d’un mandat de juge, elle estime que le requérant n’a pas eu accès à un tribunal de sorte qu’il n’y a pas eu de procès équitable, ce qui constitue une violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

5. Pour apprécier s’il y a eu ingérence dans la liberté d’expression, la Cour analyse minutieusement la chronologie des interventions du magistrat. La cessation de son mandat de président de la Cour suprême a suivi de très près son intervention au Parlement du 3 novembre 2011 au cours de laquelle il s’était vivement insurgé contre la proposition de remplacer le Conseil national de la justice par un organe administratif chargé de la gestion des tribunaux et doté, selon A. Baka, de pouvoirs excessifs, inconstitutionnels et incontrôlables. Le 1er janvier 2012, la législation litigieuse entrait en vigueur. Même s’il restait président d’une chambre civile, A. Baka cessait d’être président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice.

La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la cessation prématurée de son mandat impliquait une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.

L’article 10, § 2, de la Convention autorise des restrictions à cette liberté, notamment lorsqu’elles ont pour objet de « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». La Cour balaye du revers de la main – on serait tenté de dire « d’une claque » – l’argument de l’État hongrois selon lequel la réforme en cause avait un tel but.

6. La Cour pouvait s’en tenir à cela et se dispenser d’examiner si la mesure était « nécessaire dans une société démocratique », autre condition prévue par le même article 10, § 2, de la Convention pour rendre admissible des restrictions à la liberté d’expression. Elle va au contraire s’y employer, et c’est sans doute la partie la plus intéressante de l’arrêt car, après avoir fermement rappelé qu’un niveau élevé de protection s’impose pour des propos relatifs au fonctionnement de la justice, la Cour fait le point sur les principes qui s’appliquent lorsque de tels propos émanent de juges.

Certes, il existe bien un devoir de réserve qui impose aux magistrats d’user avec retenue, modération et décence de leur liberté d’expression pour assurer la confiance des citoyens dans leur impartialité. Mais, compte tenu de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, toute ingérence dans la liberté d’expression des magistrats, même dans les débats qui ont des implications politiques, doit, selon la Cour, faire l’objet d’un examen attentif.

7. En conclusion, le cas d’A. Baka est exemplaire.

Il se devait d’exprimer son avis et ses critiques sur les réformes. Celles-ci sont restées dans un cadre strictement professionnel. La réforme dont le magistrat a été victime a desservi et non servi l’objectif de protection de l’indépendance de la justice allégué par l’État hongrois. Elle a eu un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression d’autres juges et l’ingérence dans celle d’A. Baka n’était nullement « nécessaire dans une société démocratique ».

L’arrêt est rendu à la majorité de quinze voix contre deux, les juges tchèque et polonais ayant exprimé des opinions dissidentes. La culture des droits de l’homme ne chemine peut-être pas partout en Europe à la même vitesse mais l’essentiel est qu’elle chemine.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 13 août 2016 à 14:26

    Je trouve tout à fait normal que les magistrats, au même titre que n’importe quel citoyen, aient droit à un procès équitable et usent, dans le respect strict du devoir de réserve évident, de la liberté d’expression qui nous est si chère à toutes et tous. Aucun prétexte politique ne peut interdire ces droits. Ici, il s’agit d’un cas hongrois. Mais qu’en est-il en Turquie ???

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Christine Matray


Auteur

Christine Matray, cofondatrice du site “Justice en ligne”, est conseiller honoraire à la Cour de cassation et membre de plusieurs comités de rédaction de revues juridiques. Elle est vice présidente de l’Institut d’études sur la justice, fut membre du Conseil supérieur de la justice et présida durant plusieurs années l’Association syndicale des magistrats.

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