Le principe de bonne gestion budgétaire à la rescousse de l’État de droit

par Nicolas de Sadeleer - Gauthier Martens - 10 juin 2022

L’Union européenne est fondée sur le principe fondamental de l’État de droit, pourtant bien mis à mal par certains États membres, spécialement la Hongrie et la Pologne.
Les controverses autour de ces questions ont pris un tour inattendu autour du plan de relance post-Covid de l’Union européenne et du budget considérable qui l’accompagne. La Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à confirmer la validité des mécanisme conditionnant l’octroi des fonds européens au respect de l’État de droit.
Par quels mécanismes juridiques ? Nicolas de Sadeleer, professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles (Chaire Jean Monnet), et Gauthier Martens l’expliquent ci-dessous.

1. La Cour de justice de l’Union européenne a pris le parti de contrôler, par l’entremise des concepts d’État de droit et de protection juridictionnelle effective, notions indéterminées, les contours des systèmes judiciaires nationaux, tout particulièrement en Pologne.
Au dialogue des juges s’est succédé une guerre des juges.
Les passes d’armes juridictionnelles et politiques entre, d’une part, les institutions de l’Union européenne, soutenues par la plupart des pays occidentaux, et, d’autre part, la Pologne et la Hongrie défraient dorénavant la chronique. Justice-en-ligne a relayé plusieurs de ces épisodes les plus significatifs ; ces articles sont disponibles en saisissant les mots-clé « Pologne » et « Hongrie » dans le moteur de recherche] du site.
Cette confrontation donne l’image d’une Europe profondément divisée. Alors qu’elle s’était maintenue tout au cours des négociations du Brexit, l’unité entre les 27 États s’effrite au fur et à mesure qu’ils ne partagent plus les mêmes valeurs. La ligne de fracture séparant dorénavant l’Est de l’Ouest paraît compromettre le projet d’intégration européen.
La technicité des dossiers qui opposent les deux clans ne doit pas nous faire perdre de vue que le cœur du problème est celui du partage de valeurs communes par un ensemble composite d’États allant du Tage à la Vistule.

2. La fonction éminente remplie par la norme juridique dans le processus d’intégration n’a pas empêché l’Union européenne de se recomposer progressivement à l’aune d’une communauté de valeurs partagées avec les États membres (article 2 du Traité sur l’Union européenne).
Principe fondateur découlant des traditions constitutionnelles communes à tous les États membres, l’État de droit constitue indéniablement la valeur première. À défaut d’État de droit et de protection juridictionnelle effective, il ne saurait y avoir de démocratie et les droits fondamentaux risqueraient d’être piétinés.
Le fait que cette valeur suprême soit partagée entre l’Union européenne et les 27 États membres implique et justifie l’existence d’une confiance mutuelle qui leur impose de présumer que les autres États respectent l’État de droit.

3. Dépourvu d’un mécanisme de contrôle et de sanction, le respect de l’État de droit serait de la poudre aux yeux.
Or, la mise en œuvre de la procédure comprenant un volet préventif et un mécanisme de sanction, prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, relève d’un parcours du combattant et n’a pas permis jusqu’à présent au Conseil de l’Union, où sont représentés tous les États membres, de constater une « violation grave et persistante de l’État de droit ».

4. Les sanctions politiques et judicaires étant fort symboliques, le pugilat se déplace du côté financier.
Lorsqu’il est parvenu à un accord pour dégager 750 milliards d’euros dans le cadre du plan de relance suivant à la pandémie du Covid-19 (« Next Generation EU »), le Conseil européen avait souligné l’importance que revêtaient la protection des intérêts financiers de l’Union ainsi que le respect de l’État de droit en tant que condition essentielle du respect du principe de la bonne gestion financière consacré à l’article 317 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Par conséquent, cette institution avait invité le législateur de l’Union européenne à adopter un mécanisme de conditionnalité budgétaire qui subordonne le bénéfice des financements européens au respect de l’État de droit.

5. En adoptant, le 16 décembre 2020, le règlement (EU, Euratom) 2020/2092 (ci-après : le « règlement conditionnalité »), le Parlement européen et le Conseil ont soumis l’octroi aux États membres des 750 milliards de prêts et de subsides prévus par le plan de relance, ainsi que par les autres programmes budgétaires, au respect de l’État de droit.
La Hongrie et la Pologne menacèrent de bloquer l’adoption du budget pluriannuel, laquelle requiert l’unanimité.
Leur vote a finalement pu être obtenu par la concession faite par les chefs d’État et de gouvernement (Conseil européen) de laisser inappliqué ce règlement jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne statue sur sa légalité. De manière ironique, l’État de droit est passé momentanément à la trappe pour permettre l’adoption du budget pluriannuel.

6. Les deux branches du pouvoir législatif ne se sont pas mis immédiatement d’accord sur la portée du mécanisme de conditionnalité.
Le Conseil des ministres voulait limiter celui-ci à la lutte contre l’utilisation frauduleuse des fonds européens alors que le Parlement européen aurait souhaité disposer d’un instrument plus efficace pour garantir les principes de l’État de droit dans certains États membres.
Décidés à en découdre, la Hongrie et la Pologne, qui pourraient à terme être privées des fonds européens, formèrent un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne en vue d’obtenir l’annulation de ce règlement, arguant notamment du caractère inapproprié de sa base juridique, du contournement de la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, ainsi que d’un « excès des compétences » de l’Union (un « excès des compétences », c’est le fait pour une autorité publique d’agir en dehors des compétences, qui lui ont été conférées en vertu de règles juridiques supérieures).

7. En ce qui concerne la base légale du règlement, le législateur qui l’a adopté (c’est-à-dire le Conseil (des ministres) et le Parlement européen) avait retenu l’article 322, § 1er, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui l’autorise à adopter des « règles financières qui fixent notamment les modalités relatives à l’établissement et à l’exécution du budget […] ».
Le choix de la base juridique appropriée n’est pas une question purement formelle mais bien une question de fond, de nature constitutionnelle ; elle s’impose pour garantir notamment le respect du principe des compétences d’attribution.
Aussi la Cour de justice de l’Union européenne doit-elle vérifier si la finalité et l’objet de l’acte adopté par l’Union européenne correspondent bien à la base juridique dans les traités fondateurs qui a été retenue par son auteur.

8. En ce qui concerne la finalité du règlement, la Cour de justice, dans ses arrêts nos C-156/21 et C-157/21 du 16 février 2022, juge qu’elle est cohérente avec le principe de bonne gestion financière, lequel s’impose dans l’exécution du budget européen, y compris pour les États membres (arrêt C-156/21, Hongrie c. Parlement et Conseil, § 105 ; arrêt C-157/21, Pologne c. Parlement et Conseil, § 119).
Par conséquent, le raisonnement est le suivant : le mécanisme de conditionnalité n’a pas pour but de sanctionner un État membre pour la violation d’un principe de l’État de droit mais cherche à protéger le budget de l’Union européenne des violations des principes de l’État de droit dans un État membre.

9. S’agissant ensuite du contenu du règlement attaqué, il correspond à l’objet de l’article 322 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui était invoqué comme base juridique du texte, dans la mesure où il est lié à la valeur de l’État de droit, laquelle est partagée par tous les États membres (arrêt C-156/21, § 127 ; arrêt C-157/21, § 145) et doit être respectée dans tous les domaines d’action de l’Union (arrêt C-156/21, § 123 ; arrêt C-157/21§ 141).
La Cour de justice ajoute à cet égard que le budget de l’Union est l’un des principaux instruments permettant de concrétiser le principe de solidarité (article 2, § 2, du Traité sur l’Union européenne), lequel constitue l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union (arrêt C-156/21, § 129 ; arrêt C-157/21, § 147).

10. Conformément à une jurisprudence désormais bien établie, la Cour rappelle que le respect par les États membres des valeurs communes sur lesquels l’Union européenne est fondée (l’État de droit) et des principes généraux (la solidarité) justifie la confiance mutuelle entre les États membres.
En l’espèce, la confiance mutuelle s’impose avec force.
Le fait que les règles budgétaires ne soient pas correctement appliquées par certaines autorités nationales conduit à saper la confiance des redevables dans le projet d’intégration européenne et à alimenter l’euroscepticisme.
Comme ce respect constitue une condition pour la jouissance de tous les droits découlant des traités fondateurs, l’Union doit être en mesure, dans les limites de ses attributions, de défendre ces valeurs.
Ainsi le législateur de l’Union en adoptant le règlement conditionnalité n’a pas contourné la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (arrêt C-156/21, §§ 179 et 180 ; arrêt C-157, §§ 218 et 219) et a respecté les limites des compétences qui ont été attribuées en matière budgétaire à l’Union.

11. La Hongrie et la Pologne estimaient que le mécanisme de conditionnalité contournait la procédure prévue à l’article 7 en question, qui confère aux institutions la compétence de constater et, le cas échéant, de sanctionner les violation aux valeurs fondamentales, y compris celle de l’État de droit. À leur estime, en adoptant le règlement litigieux en application de l’article 322 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le législateur de l’Union avait permis à la Commission européenne et au Conseil de constater et de sanctionner, de manière plus rapide et plus efficace que ne le permet l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, les violations des principes de l’État de droit en matière budgétaire.
La Cour replace l’article 7 du traité dans un contexte plus général, en estimant que plusieurs dispositions des traités fondateurs, fréquemment concrétisées par des actes de droit dérivé, permettent aux institutions de constater, voire de sanctionner, la violation des valeurs fondamentales (arrêt C-156/21, §§ 159 à 162 ; arrêt C-157/21, §§ 195 à 198). Aussi, la défense de l’État de droit dans le cadre de la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne peut-elle être complétée par d’autres mécanismes, fondés sur d’autres bases juridiques (arrêt C 156/21, § 163 ; C-157/21, § 199).

12. La Cour de justice de l’Union européenne estime donc que le législateur est en droit d’adopter un mécanisme garantissant le respect des valeurs fondamentales, distinct de la procédure visée à l’article 7 tant qu’il s’en distingue par sa finalité et par son objet.
Elle juge qu’au regard des critères suivants cette condition est remplie :

  • la finalités des deux procédures : alors que l’article 7 garantit le respect de six valeurs fondamentales, le règlement conditionnalité vise à protéger la bonne gestion du budget européen (arrêt C-156/21, §§ 169 à 172 ; arrêt C-157/21, §§ 208 à 211) ;
  • le champ d’application des deux procédures : le règlement conditionnalité ne couvre que les violations de l’État de droit qui ont une incidence budgétaire alors que la procédure de l’article 7 couvre toute violation des valeurs fondamentales (arrêt C-156/21, §§ 173 et 174 ; arrêt C-157, §§ 212 et 213) ;
  • les conditions d’engagement : l’État membre peut être condamné en vertu de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne en cas de risque clair de violation grave des valeurs contenues à l’article 2 du même Traité sur initiative de la Commission, du Parlement ou d’un tiers des autres États membres, alors que le règlement conditionnalité, qui ne peut être activé que par la Commission, se limite à requérir la violation des principes de l’État de droit affectant la bonne gestion financière (arrêt C-156/21, § 175 ; arrêt C-157/21, § 214) ;
  • la nature de la sanction : alors que l’article 7, § 3, du Traité sur l’Union européenne prévoit la suspension des droits de vote de l’État membre sanctionné au sein du Conseil des ministres, le règlement conditionnalité prévoit des mesures limitées de nature budgétaire (arrêt C-156/21, § 177 ; arrêt C-157/21, § 216).

13. En troisième lieu, la Hongrie et la Pologne avaient invoqué la violation du principe de sécurité juridique, notamment en ce que le règlement conditionnalité ne définit pas précisément la notion d’État de droit ni ses principes et que cette définition de droit dérivé pourrait saper l’interprétation de la valeur de l’État de droit, telle qu’elle est inscrite à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne.
La Cour rappelle que les principes découlant de l’État de droit ont été amplement développés dans sa jurisprudence et trouvent leur source dans des valeurs communes reconnues également par les Etats membres dans leur ordre juridique respectif (arrêt C-156/21, § 124 ; arrêt C-157/21, § 142). Il s’ensuit que les États membres sont en mesure de déterminer avec suffisamment de précision le contenu essentiels ainsi que les exigences découlant de chacun de ses principes (C-156/21, § 240). Le principe de sécurité juridique n’est donc pas violé.

14. L’interprétation retenue par la Cour de justice de l’Union européenne du règlement conditionnalité n’est en tout cas pas de nature à permettre la suspension des fonds européens pour tout type de violation de l’État de droit.
En exigeant que les violations soient en rapport avec la bonne exécution du budget, la Commission européenne et le Conseil des ministres devront apporter les preuves que les violations alléguées affectent les modalités d’exécution des budgets.
Les décisions du Conseil pourront être contestées par les États sanctionnés devant le Tribunal de l’Union européenne. Du point de vue de la protection du budget, la partie n’est pas gagnée d’avance étant donné que le Tribunal exige que l’auteur de l’acte attaqué justifie sa décision à l’aune des éléments de fait et de droit pertinents.

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Nicolas de Sadeleer


Auteur

professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet)

Gauthier Martens


Auteur

Doctorant au sein de l’Institut d’études européennes (IEEB) et du Centre de droit de l’environnement (CEDRE) de l’UCLouvain Saint-Louis – Bruxelles

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