1. Il est admis que la grève, traditionnellement envisagée comme une cessation collective et concertée du travail, peut s’accompagner d’actions particulières, telles que des piquets de grève, destinées notamment à conscientiser les non-grévistes à la nécessité de rallier le mouvement.
2. Dans le même temps, tout comme le travailleur non-gréviste a le droit de travailler, l’employeur a le droit de continuer à faire fonctionner son entreprise, le droit de propriété de l’employeur et son droit à la liberté de commerce et d’industrie n’étant pas suspendu par la grève. L’employeur peut donc, quant à lui, exiger de pouvoir accéder librement à ses locaux, de fournir ses services à la clientèle, etc.
3. Lorsque l’employeur se trouve privé de cette possibilité du fait de l’action des grévistes, les autorités judiciaires peuvent-elles être saisies aux fins de contraindre les auteurs des voies de fait dénoncées à y mettre un terme ?
4. Il est traditionnellement considéré que le pouvoir judiciaire est incompétent pour trancher les conflits collectifs parce qu’il s’agit de conflits d’intérêts et non pas de droits. C’est ainsi que le Code judiciaire ne confère aux juridictions du travail que la compétence de connaitre des droits individuels des parties au contrat de travail, à l’exclusion des droits collectifs.
Ainsi, à défaut d’une quelconque attribution de compétence par la loi en ce sens, il ne revient pas aux tribunaux de s’immiscer dans des questions d’opportunités socioéconomiques liées à un conflit collectif.
5. Il n’est cependant pas rare qu’en période de grève, les employeurs concernés s’adressent au président du tribunal de première instance territorialement compétent pour obtenir que soient ordonnées les mesures nécessaires à assurer la sauvegarde des droits en péril et à les préserver de voies de fait.
Dans cette hypothèse, le juge est invité, non pas à arbitrer un conflit collectif du travail, mais à trancher un litige portant sur un droit subjectif dont la violation est alléguée à l’occasion d’un tel conflit.
6. L’article 584, alinéa 4, du Code judiciaire énonce que « [l]e président est saisi par voie de référé ou, en cas d’absolue nécessité, par requête ».
Il est ainsi permis, en cas d’« absolue nécessité », de saisir le président du tribunal de première instance par voie de requête unilatérale, auquel cas le requérant obtiendra une décision de justice sans avoir dû permettre à un adversaire identifié de faire valoir son point de vue, ce qui constitue une entorse au principe fondamental du contradictoire.
Selon la Cour de cassation, « il y a absolue nécessité au sens de l’article 584, alinéa 4, précité s’il se présente des circonstances exceptionnelles exigeant que le droit à la contradiction ne soit pas mis en œuvre dans la toute première phase de la procédure » (arrêt du 8 décembre 2014, Pasicrisie, 2014/12, pp. 2784 à 2786).
Le juge doit ainsi apprécier, à l’aune des éléments qui lui sont soumis, si la mesure nécessite qu’il soit dérogé au principe du contradictoire.
La doctrine (les auteurs juridiques) et la jurisprudence reconnaissent qu’il y a absolue nécessité soit lorsqu’il est nécessaire de provoquer un effet de surprise, soit lorsqu’il n’est pas possible d’identifier de manière certaine et précise les personnes à la charge desquelles les mesures doivent être exécutées, soit encore en cas d’extrême urgence.
7. Dans son arrêt du 14 novembre 2024 précité, la Cour constitutionnelle était appelée à répondre à la question préjudicielle, posée par le Président du Tribunal de première instance de Liège, de savoir si l’article 584, alinéa 4, du Code judiciaire, « en tant qu’il est interprété comme n’ouvrant pas le droit à une procédure unilatérale, à défaut d’absolue nécessité, au propriétaire de points de vente de grande distribution, dont l’accès à la clientèle est empêché par des grévistes identifiés par l’entreprise qui les emploie et qui exerceraient de la sorte légitimement leur droit de grève », viole l’article 16 de la Constitution qui reconnait à ce propriétaire le droit de propriété, lu en combinaison avec l’article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et, en corolaire, le droit à la liberté de commerce et d’industrie, consacré aujourd’hui par le Code de droit économique et, en droit international, par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
8. De manière prévisible, la Cour a répondu par la négative à cette question en soulignant que, dès lors que la procédure unilatérale déroge au principe du contradictoire, elle ne saurait être admise que dans des hypothèses limitativement énumérées, lesquelles doivent de surcroit être interprétées restrictivement, ce qui se justifie par le respect du droit à un procès équitable.
En outre, selon la Cour, dans une hypothèse telle que celle sur laquelle le Président du Tribunal de première instance de Liège était en l’occurrence appelé à statuer, la restriction litigieuse contribue à la protection du droit de grève, dont l’exercice légitime ne constitue pas en soi une cause d’absolue nécessité.
En bref, selon la Cour, le législateur a raisonnablement pu estimer que la restriction à la faculté d’agir par voie de requête unilatérale permet de ménager un juste équilibre entre les différentes exigences en présence, l’article 584, alinéa 4, du Code judiciaire étant ainsi compatible avec les textes invoqués par l’employeur en l’espèce.
Autrement dit, c’est à juste titre, selon la Cour, que l’employeur ne peut recourir à la requête unilatérale en cas de grève que si l’une des trois conditions de l’absolue nécessité est remplie [c’est-à-dire en cas d’extrême urgence, de nécessité de se ménager un effet de surprise ou à défaut de pouvoir identifier le(s) défendeur(s) à l’action], étant entendu que, dans une hypothèse comme celle qui a donné lieu à l’arrêt, rien n’interdit à l’employeur de faire valoir ses droits dans le cadre d’une procédure contradictoire à l’égard des grévistes qu’il a pu identifier.
Votre point de vue
Denis Luminet Le 16 janvier à 12:14
Peut-on m’expliquer pourquoi les trois syndicats officiels, à savoir la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, la Fédération générale du travail de Belgique et la Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique,
– peuvent intervenir en justice, le Conseil des ministres ne contestant pas leur intérêt,
– ne peuvent pas être condamnés, n’étant des personnes ni physiques ni morales ?
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Amandine Le 15 janvier à 16:29
Merci pour cet article.
Un épisode de plus dans cette épopée que constituent les tentatives patronales de museler l’exercice du droit de grève en Belgique, en recourant à des procédures judiciaires. Aux origines de cette épopée, entre autres, la publication, dans "Cahiers de droit judiciaire" 1992/7, d’un article intitulé "les limites portées à l exercice de la grève par les tribunaux" (de Mme Viviane Vannes) :
https://difusion.ulb.ac.be/vufind/Record/ULB-DIPOT:oai:dipot.ulb.ac.be:2013/29886/Details
Le contexte de cet article : l’opération de filialisation menée par l’entreprise GB (ancêtre de Carrefour) de ses activités Auto 5, Brico et Horeca, en 1991. Il s’agissait de filialisations, et non pas de franchisation comme pour Delhaize, mais le problème de base pour les travailleurs était là aussi le déplacement vers une autre commission paritaire, dont les conditions salariales et de travail étaient moins avantageuses pour eux.
L’article en question, véritable "tutoriel" (en neuf étapes), prévoyait notamment de s’adresser, non pas aux juridictions du travail - bien qu’il s’agisse de conflit du travail - mais bien aux juridiction civiles ordinaires, et plus particulièrement au juge siégeant en référé.
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