La Cour constitutionnelle donne son feu vert au « service minimum » dans les chemins de fer

par Jean-François Neven - 3 septembre 2020

La grève est une question qui divise. Il en est particulièrement ainsi de la grève dans les transports publics.

Le Gouvernement Michel a fait voter la loi du 29 novembre 2017 ‘visant à assurer la continuité du service ferroviaire en cas de grève’. Cette loi organise une forme de service minimum en cas de grève, sans toutefois que des cheminots puissent être réquisitionnés. Elle a été contestée devant la Cour constitutionnelle par les organisations syndicales. Par son arrêt n° 67/2020 du 14 mai 2020 , la Cour a rejeté, pour l’essentiel, le recours.

Jean-François Neven, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles et juge au Tribunal d’appel des Nations Unies, commente cet arrêt.

1. La loi organise un mécanisme assez complexe qui, du moins si on en croit la présentation qui en a été faite par le Gouvernement, ne vise pas à organiser un service minimum au sens strict mais une « offre de transport adaptée » en fonction du nombre de travailleurs non-grévistes. La loi ne prévoit pas, en effet, la possibilité de réquisitionner des travailleurs grévistes et donc de forcer certains d’entre eux à reprendre le travail, comme c’est généralement le cas lorsqu’un service minimum est prévu.

2. Le système mis en place se présente schématiquement comme suit :
 la grève doit être annoncée huit jours à l’avance par les organisations syndicales qui appellent à y participer ; l’obligation de respecter un préavis de grève de huit jours figurait précédemment dans des règlements internes à la SNCB ; elle est maintenant inscrite dans la loi ;
 les travailleurs qui occupent une fonction opérationnelle en lien avec le trafic ferroviaire (conducteurs, accompagnateurs, personnel de gare, signaleurs…) doivent annoncer, trois jours avant le début de la grève, s’ils ont l’intention d’y participer (ou non) ;
 cette obligation de déclaration est assortie de sanctions disciplinaires ; ainsi, le travailleur qui fait grève sans l’avoir annoncé (ou qui ne fait pas grève alors qu’il l’avait annoncé) est passible d’une sanction disciplinaire ;
 en fonction du nombre de travailleurs ayant déclaré ne pas avoir l’intention de participer à la grève, la SNCB et INFRABEL organisent une « offre de transport adaptée » ; cette dernière est rendue publique de manière à ce que les voyageurs puissent savoir exactement quels trains circuleront pendant la grève ;
 lorsque la grève dure plusieurs jours, les travailleurs peuvent modifier leur déclaration initiale moyennant toutefois un avertissement donné 48 heures à l’avance ;
 enfin, la loi interdit les piquets de grève qui pourraient contrarier le bon déroulement du service adapté.

3. Deux organisations syndicales ont contesté la loi devant la Cour constitutionnelle.
Leurs recours ont été rejetés presqu’intégralement. La Cour a, pour l’essentiel, considéré que la loi poursuit un objectif légitime, à savoir « protéger les droits des utilisateurs de chemins de fer » et que les atteintes au droit de grève qu’elle implique ne sont pas excessives.

La place nous manque pour présenter en détails la réponse à tous les arguments (l’arrêt fait 62 pages). Nous nous concentrons dès lors sur les deux plus importantes questions, à savoir l’obligation pour les travailleurs de déclarer trois jours à l’avance s’ils comptent participer à la grève et la question des piquets de grève.

4. Les organisations syndicales soutenaient que l’obligation de déclarer préalablement son intention de participer (ou non) à la grève n’est pas compatible avec le droit de grève tel qu’il est garanti, en Belgique, par la Charte sociale européenne dans la mesure où le travailleur doit pouvoir se décider en dernière minute, en fonction notamment du résultat des négociations ayant pu être nouées entre les organisations syndicales et les directions.

Les organisations syndicales contestaient aussi que la loi puisse déléguer aux directions de la SNCB et d’INFRABEL le pouvoir de dire qui fait partie du personnel tenu de déclarer préalablement ses intentions, laissant entendre que la question aurait dû être réglée par la loi ou par un arrêté royal.
De même, elles contestaient que l’obligation de déclaration puisse être assortie de sanctions disciplinaires, et ce d’autant plus que la hauteur maximale des sanctions n’est pas fixée dans la loi.
Enfin, les organisations requérantes soutenaient que les restrictions apportées au droit de dresser des piquets de grève sont contraires à la Charte sociale européenne et sont disproportionnées.

5. En ce qui concerne l’obligation de déclaration préalable, la Cour a décidé, en substance, que :
 la délégation prévue en faveur des directions des sociétés ferroviaires pour fixer la liste des travailleurs soumis à cette obligation et pour fixer les modalités de la déclaration individuelle portait sur l’exécution de questions accessoires déjà largement balisées par la loi elle-même ; cette délégation ne pose donc pas problème ;
 la concertation sociale n’est pas absente du processus établi par la loi puisque la liste des travailleurs soumis à l’obligation de déclaration d’intentions doit être soumise à l’avis d’un Comité de pilotage composé paritairement de représentants des directions et des organisations syndicales ;
 l’obligation de déclaration préalable n’a pas d’effets disproportionnés dans la mesure notamment où la loi prévoit que « les déclarations d’intentions sont traitées de manière confidentielle, dans le seul but d’organiser le service en fonction des effectifs disponibles lors du jour de grève ».
La Cour a également validé la possibilité de sanctionner disciplinairement l’absence de déclaration d’intentions ou le non-respect d’une déclaration et ce, même si la loi ne fixe pas la hauteur maximale des sanctions disciplinaires. La Cour a notamment tenu compte du fait que les sanctions pourront être contestées devant le Conseil d’État, qui pourra ainsi vérifier qu’elles ne sont pas disproportionnées.

6. Finalement, en ce qui concerne l’obligation de déclaration préalable, la Cour n’a vu qu’un seul (petit) problème dans la loi : elle a estimé qu’il n’est pas justifié que les travailleurs qui ne souhaitent pas faire grève soient tenus de faire une déclaration d’intentions.
Sur ce point, et sur ce point seulement, la Cour a annulé la loi de manière à ce que seuls les travailleurs qui souhaitent faire grève soient tenus de le faire savoir. Il en résulte que seuls ces derniers sont passibles de sanctions disciplinaires.
Sous cette réserve, la Cour a conclu que « l’obligation de déclaration préalable […] n’entraîne […] pas une ingérence disproportionnée dans les droits des travailleurs » et « ne fait pas obstacle au dialogue social et à la concertation collective ». Selon la Cour, la liberté syndicale et le droit de négociation collective ne sont donc pas atteints dans leur substance.

7. En ce qui concerne l’interdiction de contrarier, notamment par un piquet de grève, la fourniture de l’offre de transport adaptée (c’est-à-dire la circulation des trains maintenus pendant la grève), la décision de la Cour était assez attendue. Cette attente était suscitée par le fait que lors du processus d’élaboration de la loi, le Conseil d’Etat avait émis des doutes sur la validité de cette interdiction.
Sur ce point, la réponse de la Cour est sibylline.
Si elle rejette l’argument des organisations syndicales, elle prend soin toutefois de préciser qu’il résulte des indications fournies dans les travaux préparatoires en réponse au Conseil d’État que l’interdiction de dresser des piquets de grève a une portée restreinte. L’interdiction ne concerne, en fait, que « le blocage de l’accès aux lieux de travail, des outils de travail et des infrastructures, ainsi que les actes violents à l’encontre des membres du personnel qui souhaitent travailler ou à l’encontre des usagers, mais […] ne porte pas préjudice à la possibilité d’organiser des piquets de grève pacifiques ou d’autres actions de sensibilisation pacifiques ».
Les deux organisations syndicales qui ont échoué dans leur tentative de faire annuler la loi trouveront peut-être un motif de satisfaction, ou à tout le moins de consolation, dans cette interprétation de la Cour.

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 5 septembre 2020 à 20:16

    Le recours à la grève a permis à nombre de travailleurs, dont ceux des chemins de fer, de construire et améliorer les conditions de travail en général, ce qui constitue un progrès social. Et actuellement, il leur est indispensable pour s’opposer aux tentatives de les démanteler.
    La loi adoptée vise à limiter l’exercice du droit de grève des cheminots. Et cela, même si les protestations des travailleurs concernent des mesures prises par les administrations responsables qui prêtent à discussion.
    https://www.rtbf.be/info/regions/detail_greve-sncb-les-raisons-de-la-colere?id=9177951
    Prise en cette période de mise en place de la politique européenne de libéralisation des transports ferroviaires, où, après le transport des marchandises, c’est celui des passagers qui va être privatisé et dérégulé, cette loi permettra de museler les luttes que les cheminots devront mener contre ces projets de privatisation du rail et le démantèlement de leur statut qui va s’ensuivre.
    Des luttes qui pourtant pourraient servir les usagers du train car cette privatisation ne se fait pas nécessairement dans leur intérêt et pour leur bien-être (cf la Grande-Bretagne, qui renationalise après une libéralisation qui s’est avérée assez calamiteuse :
    https://plus.lesoir.be/277155/article/2020-02-02/rail-la-grande-bretagne-nationalise-quand-leurope-liberalise

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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