La Justice face aux grèves chez Delhaize

par Jean-François Neven - 7 octobre 2023

L’annonce par Delhaize de la cession à des « franchisés » de l’exploitation de 128 de ses magasins a été suivie de mouvements de grève mais l’entreprise s’est adressée à la Justice dans le but d’assurer le libre accès aux magasins. Plusieurs décisions de justice ont été prises en ce sens.
Si la problématiques des requêtes unilatérales en cas de grève n’est pas neuve et a déjà été évoquée à plusieurs reprises par Justice-en-ligne, il paraît utile d’y revenir.
Jean-François Neven, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles et avocat au barreau de Bruxelles, fait le point sur ce conflit social et son traitement par les tribunaux tout en mettant l’accent de manière critique sur certaines spécificités des décisions obtenues par Delhaize.

1. Le 8 mars 2023, la société Delhaize a annoncé qu’elle allait prochainement céder à des « franchisés » l’exploitation de 128 magasins.
Ce changement d’organisation, qui concerne près de 9.000 travailleurs, a suscité des réactions indignées des organisations syndicales et généré des mouvements de grève.

2. Si durant les quelques jours qui ont suivi l’annonce de la « franchisation », Delhaize a toléré ces mouvements sociaux, assez rapidement elle a déposé des requêtes unilatérales devant les présidents des différents tribunaux de première instance.
Ces derniers ont, à de très nombreuses reprises, fait droit aux demandes visant à garantir, sous peine d’astreinte, le libre accès aux magasins.

3. L’objectif que poursuit l’employeur en saisissant le président du tribunal de première instance siégeant en référé (c’est-à-dire pour obtenir une décision rapide en cas d’urgence, les effets de cette décision étant en principe provisoires) est d’obtenir une décision de justice (appelée « ordonnance ») protégeant les droits auxquels il est susceptible d’être porté atteinte à l’occasion d’une grève.
La requête laisse généralement entendre que les travailleurs pourraient mettre en place un piquet de grève (c’est-à-dire un rassemblement organisé aux abords de l’entreprise qui, selon le cas, restreint ou empêche temporairement l’accès à cette dernière) et suggère que ce piquet de grève pourrait porter atteinte aux droits des fournisseurs, des travailleurs non-grévistes, des consommateurs, etc.

4. Tout en considérant que la saisine du président du tribunal par requête unilatérale, c’est-à-dire sans débat contradictoire et sans donc que les personnes à qui la décision va être opposée aient pu faire valoir leurs arguments, doit rester exceptionnelle, la jurisprudence (c’est-à-dire ce qui ressort de la plupart des décisions de justice antérieures) l’admet dans trois cas « d’absolue nécessité » :

  • lorsqu’il faut ménager un effet de surprise ;
  • en cas d’extrême urgence ;
  • lorsqu’on ne peut identifier les « parties adverses », c’est-à-dire les personne qui participeront aux piquets de grève et qui, d’après l’employeur, sont donc susceptibles de porter atteinte aux droits protégés.
    En matière de grève, c’est généralement cette troisième hypothèse qui est mise en avant par l’employeur.

5. Même si elles sont renouvelables, les ordonnances sur requête unilatérale sont préventives et limitées dans le temps (ainsi par exemple, « l’ordonnance nationale » dont il sera question au paragraphe n° 9 ci-dessous valait du 29 avril 2023 au 26 mai 2023).
Les ordonnances prévoient une astreinte (généralement de 500 à 1.000 euros) à charge de toute personne qui ne respecterait pas l’interdiction d’entraver l’accès à l’entreprise.
De même, elles autorisent les huissiers de justice chargés de leur exécution « à faire appel aux forces de l’ordre ».

6. Ces dernières années, plusieurs juridictions, dont la Cour d’appel de Bruxelles, se sont montrées critiques à l’égard des requêtes unilatérales, considérant qu’il fallait, dans la mesure du possible, privilégier un débat contradictoire.
C’est ainsi que, dans un important arrêt de septembre 2017, cette Cour a estimé que, lorsque, « à la date du dépôt de la requête, le mouvement de grève était annoncé et que l’identité de certains représentants syndicaux participant à l’action était connue », la tenue d’un débat contradictoire est possible à tout le moins avec ces personnes (Cour d’appel de Bruxelles, 15 septembre 2017, Journal des Tribunaux, 2018, p. 49).
En l’espèce, toutefois, aucune des ordonnances obtenues par Delhaize auxquelles nous avons pu avoir accès n’évoque la nécessité de rendre le débat contradictoire.

7. On peut se demander si les droits (très généraux) que Delhaize entend voir protégés par les ordonnances sont pertinents.
Dans ses requêtes, Delhaize n’évoque pas des atteintes précises aux droits des fournisseurs, des travailleurs non-grévistes, des consommateurs, etc. mais requiert principalement la protection de son droit de propriété, de la liberté de commerce, de son droit de ne pas subir un abus du droit de grève.

8. Cette approche très générale, qui sert de fondement à la plupart des ordonnances, mérite assurément d’être questionnée.
En effet, invoquer une atteinte éventuelle au droit de propriété et à la liberté d’entreprise pour justifier une restriction au droit de grève paraît discutable dès lors qu’il est de l’essence même de la grève de porter une atteinte temporaire aux droits économiques de l’entreprise. L’Organisation Internationale du Travail (O.I.T.) ne reconnaît-elle pas que « les grèves, par leur nature même, sont coûteuses et entraînent des perturbations » (O.I.T., Recueil des décisions du Comité de la liberté syndicale, n° 755) ? De même, les instances internationales considèrent qu’un piquet de grève est licite pour autant qu’il reste pacifique.
Si le droit de grève n’est pas un droit absolu, le droit de propriété et la liberté d’entreprendre ne le sont pas non plus.
On peut donc suggérer qu’il appartenait aux présidents des tribunaux saisis par Delhaize de réaliser une mise en balance des droits respectifs des travailleurs grévistes et les droits de l’entreprise. Dans aucune des ordonnances prononcées, toutefois, on ne sent poindre le souci de réaliser un tel équilibre : les droits économiques de l’entreprise sont systématiquement privilégiés.

9. Parmi les multiples ordonnances prononcées à la requête de Delhaize, une ordonnance du Président du Tribunal de première indemniser néerlandophone de Bruxelles du 28 avril 2023 restera très certainement dans les annales.
À cette occasion, le Président du Tribunal néerlandophone de Bruxelles s’est reconnu compétent pour prononcer une ordonnance valable sur l’ensemble du territoire national et applicable aux abords de 144 magasins et entrepôts différents. Il a donc statué à propos de situations localisées en-dehors de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles auquel se limite, en principe, sa compétence.
Pour élargir celle-ci, il s’est appuyé sur une conception particulièrement étendue de la connexité qui permet à un juge d’étendre sa compétence lorsque cela est nécessaire pour éviter des décisions contradictoires.
Cette ordonnance interpelle le lecteur.
Était-ce bien justifié de faire prévaloir une conception aussi extensive de la connexité ? Une approche unique, valable sur tout le territoire, était-elle bien nécessaire alors que le conflit social et la mobilisation ont connu des intensités variables selon les régions ? Où était dès lors le véritable risque de contradiction, la circonstance que, dans certains arrondissements, le Président fasse droit à la requête et dans d’autres pas pouvant s’expliquer par des niveaux de mobilisation différents ?

10. Une des limites des ordonnances sur requête unilatérale est que l’astreinte (c’est-à-dire la « pénalité financière » due par la personne qui ne respecte pas l’ordonnance) ne peut être réclamée qu’aux travailleurs à qui l’ordonnance a été signifiée par un huissier de justice. En effet, avant cela, les travailleurs ne sont pas censés connaître l’existence de l’ordonnance.
En pratique, les choses se passent généralement comme suit : l’ordonnance est signifiée aux travailleurs (ou à certains travailleurs) qui forment un piquet de grève et ce n’est qu’aux travailleurs à qui l’ordonnance a été signifiée et qui n’obtempèrent pas (et ne quittent pas les lieux) que l’astreinte peut ensuite être réclamée. Les ordonnances permettent donc la levée des piquets de grève mais n’empêchent pas nécessairement leur formation.
Delhaize a toutefois trouvé « une parade » pour accroître « l’efficacité » des ordonnances.
À différentes reprises, l’entreprise a fait signifier l’ordonnance au domicile de certains délégués syndicaux considérés comme susceptibles de participer à un piquet de grève. Ces derniers ayant ainsi été « avertis » de l’existence de l’ordonnance, l’astreinte pouvait, en cas de participation à un piquet de grève, leur être réclamée sans que l’ordonnance doive leur être signifiée une nouvelle fois. De cette manière, certains délégués syndicaux ont pu être « neutralisés » et leur participation aux piquets de grève a pu être évitée.
Il semble toutefois qu’interpelée sur l’utilisation des données personnelles des travailleurs qu’impliquaient les significations à domicile, Delhaize n’ait utilisé la parade ici décrite que pendant quelques semaines.

11. Le conflit social chez Delhaize restera un événement marquant de l’histoire des relations sociales en Belgique.
La grève a en effet pour objectif fondamental d’amener les parties à s’engager dans des négociations et, dans la « tradition sociale » belge, il est très rare qu’un conflit social s’éternise et que les parties en conflit ne se retrouvent pas assez rapidement autour de la table.
Or, plus de six mois après le début du conflit social, la concertation sociale semble toujours quasiment au point mort.
La question qui vient à l’esprit est donc la suivante : les employeurs sont-ils encore réellement incités à se mettre autour de la table lorsqu’il leur est possible, en s’adressant au juge, de réduire considérablement l’impact de la grève et la pression qu’elle est censée générer en vue d’amorcer des négociations ?
Cette question, le législateur devrait sans doute se la poser en vue d’un meilleur encadrement législatif des interventions du juge dans les conflits collectifs du travail.

Votre point de vue

  • Jucquois Guy
    Jucquois Guy Le 8 octobre 2023 à 10:54

    L’analyse juridique en cause est bien détaillée et lumineuse. On ne peut qu’y souscrire, à tout le moins je la partage totalement.
    Il me semble cependant que les questions posées en l’espèce sont également d’une autre nature que juridique. En effet, les mêmes difficultés se présentent pour d’autres chaines de distribution, tant en Belgique qu’ailleurs. La raison en serait que le mode de distribution au départ de grosses centrales vers des magasins leur appartenant seraient actuellement comme moins rentables qu’auparavant. D’où la volonté qui se généralise de "céder" à des franchisés les magasins locaux de distribution.
    La question macroéconomique qui se pose serait donc de vérifier cette affirmation et, dans la mesure où elle serait exacte, de restructurer les chaînes de distribution en prenant cette donnée en compte. Ceci ne semble pas avoir été envisagé.
    Néanmoins, certains indices montrent des tentatives de remettre en place des "commerces de proximité". Cette tendance devrait être comprise, analysée et éventuellement appuyée et soutenue.

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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