1. Cet arrêt Ukraine et Pays-Bas c. Russie du 9 juillet 2025 est particulièrement volumineux (plus de 500 pages) et riche en enseignements. Après avoir rappelé le contexte procédural dans lequel s’inscrit cette affaire (I), le présent article abordera deux points en particulier : la question de la juridiction de la Russie pour les faits survenus en Ukraine (II) et les violations constatées par la Cour (III). Enfin, la question des potentielles suites de cet arrêt est brièvement analysée (IV).
I. Le contexte procédural
2. La Cour européenne des droits de l’homme peut être saisie à la suite de l’introduction d’une requête par une personne physique ou morale. Un État partie à la Convention peut également saisir la Cour lorsqu’il estime qu’un autre État ne respecte pas ses obligations : il s’agit alors d’une requête dite « interétatique ». Philippe Frumer est récemment revenu, pour Justice-en-ligne, sur le fonctionnement et la portée de telles requêtes.
3. En l’espèce, quatre requêtes interétatiques sont à l’origine de l’arrêt rendu le 9 juillet 2025 : trois émanant de l’Ukraine et une des Pays-Bas. L’Ukraine dénonçait l’existence de pratiques administratives entraînant des violations graves de la Convention dans les territoires occupés ou attaqués par la Russie. Les Pays-Bas ciblaient spécifiquement la destruction de l’avion du vol MH17, abattu le 17 juillet 2014, qui fit 298 victimes, dont 196 ressortissants néerlandais.
Au-delà de ces deux États requérants, l’affaire a suscité l’intérêt de nombreux autres pays parties à la Convention. Vingt-six États (dont la Belgique) ont soumis une intervention écrite commune. À cette occasion, ils ont pu présenter leurs observations sur le fond de l’affaire. Par ailleurs, plusieurs associations de défense des droits humains ont également été autorisées à intervenir.
Il convient aussi de relever que, outre les quatre requêtes interétatiques, plus de 9.500 requêtes individuelles ont été introduites pour des événements survenus en Crimée depuis 2022 et sont actuellement pendantes devant la Cour.
II. La juridiction de la Russie
4. Avant d’examiner les violations invoquées, la Cour a dû se pencher sur une première question d’ordre juridique : la Russie a-t-elle exercé sa juridiction sur les personnes ayant subi les violations alléguées ? En d’autres termes, la Russie est-elle responsable des actes et omissions de ses forces armées intervenues dans l’est de l’Ukraine ?
Cette question a suscité des débats. Certains États estimaient qu’en contexte de conflit armé, il est difficile d’affirmer qu’un pays exerce un contrôle effectif sur les événements. C’est notamment la conclusion à laquelle était arrivée la Cour dans son arrêt Géorgie c. Russie (II) du 21 janvier 2021.
En l’espèce, la Cour a rejeté cette interprétation. Elle a considéré que les circonstances en Ukraine ne relevaient pas d’une violence chaotique et improvisée, mais bien d’attaques militaires systématiques et planifiées, incompatibles avec l’idée de chaos. La Russie engageait donc sa responsabilité à l’égard des personnes affectées par ces attaques, lesquelles relevaient donc de sa juridiction.
III. Quelles sont les violations en cause ?
5. Après avoir conclu que la Russie exerçait bien sa juridiction, la Cour a examiné les violations invoquées par l’Ukraine (a) et les Pays-Bas (b), en tenant compte du droit international humanitaire (c).
Il faut souligner que la Russie a fait défaut tout au long de la procédure : elle n’a pas présenté d’observations écrites ni comparu à l’audience. La Cour a donc dû reconstituer elle-même les faits, mobilisant une part importante de ses ressources. Elle a également vérifié que l’absence de participation de la Russie ne compromettait pas l’équité de la procédure.
a) Les griefs invoqués par l’Ukraine
6. De son côté, l’Ukraine dénonçait des « pratiques administratives » constitutives de violations répétées des droits humains.
7. Au terme d’un examen minutieux des éléments de preuve à sa disposition, la Cour constate que « de nombreuses violations des droits de l’homme ont été commises à très grande échelle, non seulement en toute impunité́, mais aussi souvent dans le cadre d’un système administratif d’envergure qu’avaient mis en place les autorités de l’État défendeur, sans l’assortir de la moindre garantie apparente » (§ 1625).
8. De quelles violations parle-t-on dans un conflit armé tel que celui qui se déroule en Ukraine ? La liste est longue et témoigne d’un schéma systématique de violations.
La Cour constate que la Russie a porté atteinte à de nombreux droits fondamentaux tels que le droit à la vie, le droit à la liberté et à la sûreté, ainsi que les libertés de religion et d’expression.
Les faits à l’origine de ces violations sont tous aussi nombreux et particulièrement graves : attaques militaires, exécutions extrajudiciaires de civils et militaires ukrainiens hors combat, tortures et traitements inhumains et dégradants infligés à des civils et à des prisonniers de guerre (y compris des viols et des violences sexuelles), travail forcé, détention illégale et arbitraire de civils, intimidation, harcèlement et persécution religieux, dispersions forcées de manifestations pacifiques, destructions, pillages et expropriation, bannissement de la langue ukrainienne dans les écoles et endoctrinement des élèves, adoption forcée d’enfants ukrainiens, discriminations fondées sur les opinions politiques et l’origine nationale, etc.
b) Les griefs invoqués par les Pays-Bas
9. Les griefs invoqués par les Pays-Bas concernaient plus spécifiquement la destruction de l’avion assurant le vol MH17.
10. La Cour reconnaît que cette destruction emporte notamment la violation de l’article 2 de la Convention (droit à la vie) ainsi que de l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants). S’agissant de cette seconde disposition, la Cour considère que la souffrance profonde et durable éprouvée par les proches des victimes de la destruction du vol MH17 atteint un degré de gravité tel qu’elle constitue un traitement inhumain et relève, à ce titre, de l’article 3 de la Convention.
c) L’influence du droit international humanitaire
11. Dans le contexte du conflit armé actuellement en cours en Ukraine, la Cour a dû interpréter la Convention de manière à ce qu’elle se concilie avec le droit international humanitaire. Pour apprécier les violations alléguées de certains articles de la Convention, la Cour a ainsi pris en compte les dispositions pertinentes du droit international humanitaire et vérifié, lorsque nécessaire, leur respect par la Russie afin de déterminer si celle-ci avait méconnu la Convention.
Par exemple, en ce qui concerne la destruction de l’avion assurant le vol MH17, la Cour a considéré qu’il ne s’agissait pas d’un « acte licite de guerre ». La Cour relève que l’avion avait été abattu par un missile militaire, sans qu’aucune précaution ne soit prise pour vérifier s’il s’agissait d’une cible militaire légitime.
IV. Et après ?
12. Quel sera l’impact de l’arrêt du 9 juillet 2025 ?
La Cour souligne le caractère sans précédent de l’arrêt dans les termes suivants : « aucun des conflits dont elle a eu à connaître jusqu’ici n’avait donné lieu à une telle condamnation quasi unanime du mépris ’flagrant’ affiché par un État défendeur pour les fondements de l’ordre juridique international établi après la Seconde Guerre mondiale » (§ 177).
Il est certain que les raisonnements tenus par la Cour dans cet arrêt auront une influence dans le cadre des futurs conflits armés qu’elle sera amenée à juger, notamment en ce qui concerne la notion de juridiction et l’importance du droit humanitaire.
13. La question de l’effectivité de l’arrêt demeure plus délicate.
En effet, le mépris persistant de la Russie pour le droit international laisse peu d’espoir quant à l’exécution concrète de ces condamnations. À cet égard, outre les violations constatées dans l’arrêt, la Cour y ordonne à la Russie de libérer ou rapatrier sans délai toutes les personnes encore détenues sur le territoire ukrainien et de coopérer à la mise en place d’un mécanisme international indépendant chargé d’identifier les enfants transférés vers la Russie, de rétablir leurs liens familiaux et d’assurer leur retour en toute sécurité, dans le respect de leur intérêt supérieur.