Justice pour les enfants métis du Congo belge : la Cour d’appel de Bruxelles condamne l’État belge pour crime contre l’humanité

par Alexia de Vaucleroy - 4 mars 2025

Le 2 décembre 2024, la Cour d’appel de Bruxelles, réformant un jugement de première instance, a condamné l’État belge pour crime contre l’humanité en raison de l’enlèvement d’enfants métis au Congo lorsqu’il y exerçait la puissance coloniale. Cette affaire a été évoquée sur Justice-en-ligne, avant même d’avoir été jugée en première instance, dans l’article suivant d’Anne Lagerwall, « Accusations de crimes au Congo ou au Kosovo : comment juger aujourd’hui les violences d’un passé parfois lointain ? ».
Alexia de Vaucleroy, avocate au barreau de Bruxelles et collaboratrice scientifique à l’UCLouvain, commente l’arrêt du 2 décembre dernier de la Cour d’appel de Bruxelles.

1. Durant la colonisation, près de 20.000 enfants métis du Congo belge, nés d’un père blanc et d’une mère noire, ont été arrachés à leur mère et placés dans des institutions religieuses. En 2020, cinq d’entre eux intentèrent une action judiciaire contre l’État belge. Par un arrêt historique du 2 décembre 2024, la Cour d’appel de Bruxelles reconnait que la politique de recherche et d’enlèvement systématique des enfants « mulâtres » constitue un crime contre l’humanité et octroie une indemnité de 50.000 € à chacune des appelantes, majorée d’intérêts compensatoires (dont le montant dépasse significativement celui de l’indemnité !).

2. Pour aboutir à cette conclusion remarquable, la Cour raisonne en trois temps : (1) Le crime contre l’humanité était-il incriminé à l’époque des faits ? (2) Les faits imputés à l’État belge sont-ils constitutifs d’un crime contre l’humanité ? (3) Les faits sont-ils prescrits ?

1) Le crime contre l’humanité était-il incriminé à l’époque des faits ?

3. À l’époque des faits, l’État belge bénéficiait d’une immunité pénale absolue. Seule sa responsabilité civile pouvait donc être engagée pour des faits constitutifs de crime contre l’humanité. Pour ce faire, encore fallait-il que lesdits crimes soient réprimés.
Or, au moment des faits incriminés, c’est-à-dire entre 1948 et 1961, le Code pénal belge ne contenait aucune disposition réprimant le crime contre l’humanité.
La question se posait dès lors de savoir si cette infraction était sanctionnée en droit international.

4. La notion de « crime contre l’humanité » entre dans le droit international positif le 8 aout 1945, lors de l’adoption de l’Accord de Londres : conclu entre l’URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, cet accord établit le célèbre Tribunal de Nuremberg, chargé de juger les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe.
Dans le Statut du Tribunal qui y est annexé, la notion de « crime contre l’humanité » figure parmi les trois catégories de crimes relevant de la compétence du Tribunal, où elle avait été consacrée pour combler ce qui était considéré comme étant une lacune du droit international de l’époque, à savoir l’absence d’incrimination punissant les actes commis par un État contre sa propre population.

5. Le 5 octobre 1945, la Belgique adhère au Statut du Tribunal de Nuremberg. Et, par sa résolution A/236 du 11 décembre 1946, l’Assemblée générale des Nations unies « confirme [par ailleurs] les principes de droit international reconnus par le Statut du Tribunal de Nuremberg et par les décisions de ce Tribunal ».
La Cour d’appel en conclut qu’au plus tard à cette date, le crime contre l’humanité était consacré en droit international et s’imposait à l’État belge.

6. L’histoire ne manque pas d’ironie ! Alors que, durant le procès de Nuremberg, les avocats de la défense avaient soutenu que le crime contre l’humanité avait été inventé ex post factum en vue de châtier les hauts dignitaires nazis et ne pouvait dès lors s’appliquer rétroactivement, c’est désormais au tour de la Belgique, qui avait pourtant soutenu l’application du crime contre l’humanité aux atrocités nazies, d’argüer dans la présente affaire que ce même crime n’était pas réprimé en 1948.

7. Cela étant, la critique relative à l’absence de base légale n’est pas totalement infondée.
Le crime contre l’humanité tel que sanctionné par l’article 6 du Statut de Nuremberg suppose que ce crime a été commis « à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime », soit d’un crime d’agression ou contre la paix. Dans son jugement du 30 septembre – 1er octobre 1946, le Tribunal de Nuremberg avait d’ailleurs expressément limité sa compétence aux crimes perpétrés après l’invasion de la Pologne en 1939, constitutive d’un crime d’agression.

8. Dans son arrêt, la Cour d’appel ignore cependant ce bout de phrase de l’article 6, estimant que les termes employés régissaient uniquement la compétence du Tribunal. Elle distingue ainsi au sein de cette disposition, d’une part, les éléments procéduraux et, d’autre part, l’énoncé des actes et persécutions constitutifs de crimes contre l’humanité, auquel elle confère une portée universelle, indépendante des circonstances historiques spécifiques.
Cette interprétation contraste singulièrement avec celle retenue par le Tribunal en première instance dans cette affaire, qui avait, au contraire, restreint l’application du crime contre l’humanité au seul contexte de la Seconde Guerre mondiale et avait en conséquence écarté toute condamnation de l’État belge.

2) Les faits imputés à l’État belge sont-ils constitutifs d’un crime contre l’humanité ?

9. L’incrimination du crime contre l’humanité à l’époque ayant donc été établie par la Cour d’appel, celle-ci devait encore déterminer si la Belgique s’était rendue coupable d’un tel crime. Le « crime contre l’humanité », tel que défini à l’article 136 ter du Code pénal (inséré par la loi du 10 février 1999, bien après les faits donc), exige la réunion de deux éléments :
(i) des actes de violence listés par cette disposition (dont le meurtre, la torture, le viol, la persécution de tout groupe pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste) ;
(ii) commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile.

10. En l’espèce, la Cour relève que l’enlèvement des appelantes alors âgées de 21 mois à 5 ans, suivi de leur placement sous un nouveau nom dans un établissement religieux réservé aux « mulâtresses », à plusieurs centaines de kilomètres de leur foyer, constitue un acte de persécution inhumain. Ces actes n’étaient pas isolés, mais bien systématiques : ils s’inscrivaient dans une politique visant à soustraire les jeunes enfants métis à l’influence de leur milieu coutumier pour les placer sous la tutelle de la colonie, une politique documentée dans plusieurs archives officielles.
Pour la Cour d’appel, la Belgique s’est donc bien rendue coupable de crimes contre l’humanité.

3) Ces faits sont-ils prescrits ?

11. Enfin, la condamnation de l’État belge supposait encore que les faits ne soient pas prescrits.
Or, à s’en tenir à l’argumentation de l’État belge, la prescription quinquennale des créances à charge de l’État, y compris celles résultant de sa responsabilité extracontractuelle, prévue par la loi sur la comptabilité de l’État depuis 1846, faisait obstacle à l’action civile. Cette disposition dérogeant au droit commun, c’est-à-dire aux règles normalement applicables à la prescription, il soutenait que l’article 26 du Titre Préliminaire du Code de procédure pénale prévoyant que l’action civile ne peut se prescrire préalablement à l’action publique ne s’y appliquait pas.

12. La Cour d’appel rejette cette argumentation et décide au contraire que l’article 26 s’applique à toute action civile et que, de toute façon, étant d’ordre public, il ne peut y être dérogé par une loi particulière (une lex specialis, comme disent les juristes) que de manière expresse, ce qui n’était pas le cas.
Se référant à une décision Kolk et Kislyvi c. Estonie rendue par la Cour européenne des droits de l’homme déduisant du Statut de Nuremberg l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, la Cour d’appel déclare que ces crimes sont imprescriptibles et en conclut que l’action civile qui en résulte l’est également.
Ce constat aurait sans doute mérité de plus amples explications dès lors qu’aucune disposition du Statut de Nuremberg ne prévoit pareille imprescriptibilité et que l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité n’a été consacrée en droit belge que par la loi du 10 février 1999, sans effet rétroactif.

Pour conclure

13. L’arrêt du 2 décembre 2024 marque un tournant historique dans la reconnaissance des souffrances endurées par les victimes de la politique dite des « mulâtres » au Congo belge, en leur accordant une réparation à la fois symbolique et matérielle.
Toutefois, d’un point de vue strictement juridique, cette décision laisse subsister certaines zones d’ombre quant à l’articulation des principes relatifs à l’application rétroactive de normes internationales et à l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.
On peut légitimement invoquer l’hypothèse que, face à la culpabilité collective inévitablement suscitée par l’horreur des faits, le souci de rendre justice aux victimes ait influencé l’interprétation des textes.
Qui blâmera la Cour d’appel, hormis peut-être la Cour de cassation si elle est saisie ?

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Alexia de Vaucleroy


Auteur

avocate au barreau de Bruxelles et maitre de conférences invitée à l’UCLouvain

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