La Cour constitutionnelle reconnaît la primauté du droit européen, même à l’encontre de certains arrêts de la Cour de cassation

par Nicolas de Sadeleer - 20 février 2023

Notre droit connaît notamment deux principe importants : d’une part, les juges doivent faire prévaloir les règles européennes sur les règles nationales et, d’autre part, ils doivent respecter les arrêts de la Cour de cassation.
Mais parfois ces principes entrent en conflit, ainsi que le montre un arrêt n° 159/2022 prononcé le 1er décembre 2022 par la Cour constitutionnelle de Belgique, qui a fait prévaloir le premier principe, à savoir la primauté du droit européen.
Comment pareil conflit a-t-il pu surgir et quel a été le raisonnement de la Cour constitutionnelle ? Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’Université Saint-Louis à Bruxelles (Chaire Jean Monnet), nous l’explique.

1. L’ordre juridique de l’Union européenne se distingue du droit international, dans la mesure où il contient un grand nombre de règles qui sont directement applicables et qui créent des droits et d’obligations, pour tous ceux qu’elles concernent, qu’il s’agisse des 27 États membres ou des particuliers. Ce peut également être le cas en droit international mais cette situation est nettement plus fréquente en droit européen.
Pour éviter toute concurrence entre les règles issues des lois nationales (ce que les juristes appellent « l’ordre juridique national ») et les règles issues des règles européennes (formant « l’ordre juridique de l’Union européenne ») (par exemple celles issues des traités fondateurs de l’Union européenne, des règlements européens et même, dans certaines conditions, des directives européennes), le droit européen prime sur le droit national ; il s’agit là d’un principe fondamental, à défaut de quoi les règles européennes pourraient être privées de toute effectivité (N. de Sadeleer, Manuel de droit institutionnel et de contentieux européen, Paradigme, Bruylant, 2021, pp. 579 à 582). Justice-en-ligne a illustré les difficultés qui résulteraient du refus de respecter ce principe, ainsi que cela est apparu récemment en Pologne, dont la Cour constitutionnelle a dénié cette primauté : il est renvoyé sur ce point à l’article de Piotr Bogdanowicz publié le 8 février 2022, « Le principe de primauté du droit de l’Union européenne est-il toujours en vigueur en Pologne ? ».
Il résulte de cette primauté qu’un particulier peut invoquer devant ses juridictions nationales les droits qui lui sont conférés par les règles européennes.

2. Conformément au principe de primauté, les juridictions nationales doivent veiller à ce que ces règles directement applicables de l’Union européenne déploient la plénitude de leurs effets (Cour de justice de l’Union européenne, 8 septembre 2010, C 409/06, Winner Wetten GmbH, point 54). Ainsi il revient au juge national de laisser inappliquées les dispositions nationales contraires aux règles de l’Union européenne, même si cela contredit des décisions des juridictions suprêmes nationales (par exemple la Cour constitutionnelle ou la Cour de cassation) (Cour de justice de l’Union européenne, 5 octobre 2010, C 173/09, Georgi Ivanov Elchinov, points 29 et 30).

3. Par ailleurs, en droit belge, il faut tenir compte du rôle et de la mission de la Cour de cassation au sommet des juridictions judiciaires.
Pour rappel, celle-ci peut être saisie d’un recours (appelé « pourvoi ») destiné à « casser » (c’est-à-dire annuler) une décision judiciaire qui n’est plus susceptible d’appel pour violation d’une règle de droit. Lorsque la Cour de cassation est convaincue du bien-fondé des arguments (appelés les « moyens ») du demandeur en cassation, non seulement elle « casse » la décision attaquée mais en outre elle renvoie alors l’affaire devant une autre juridiction (appelée la « juridiction de renvoi »), de même niveau que celle qui a rendu la décision cassée, et cette autre juridiction doit ensuite rejuger l’affaire à la lumière de ce qu’a décidé la Cour de cassation.
L’arrêt de la Cour de cassation qui casse un jugement lie la juridiction de renvoi. Par conséquent, celle-ci ne peut remettre en cause l’autorité attachée à l’arrêt de la Cour de cassation.

4. Or, il se peut que la juridiction de fond ne partage pas l’interprétation du droit de l’Union retenue par la Cour de cassation.
En effet, il se pourrait que la jurisprudence de cette dernière n’est plus en phase avec celle de la Cour de justice de l’Union européenne. Au demeurant, il arrive souvent qu’un point de droit soit interprété différemment par la Cour de justice de l’Union européenne, ce qui, conformément au principe de primauté, devrait obliger les juridictions nationales à se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne.

5. L’embarras de la juridiction de renvoi est alors évident : désireuse d’appliquer le droit de l’Union, elle risque de contrevenir au droit procédural national mais, au contraire, si elle tient à se conformer à la jurisprudence de la Cour de cassation, elle prend le risque de violer le droit de l’Union européenne qui prime sur le droit belge. Un dilemme cornélien !

6. C’est précisément l’écueil que rencontrait le Tribunal de première instance de Flandre orientale à Gand, qui a interrogé à titre préjudiciel la Cour constitutionnelle sur la conformité de l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle aux règles supérieures, notamment au droit à un procès équitable. En vertu de cette disposition, le Tribunal était obligé de se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation concernant le point de droit tranché par celle-ci. Or, en l’espèce, le Tribunal estimait que la Cour de justice de l’Union européenne, dans une affaire identique dans les faits mais postérieure à l’arrêt de la Cour de cassation, avait adopté une interprétation différente d’une règle de droit européen.

7. La Cour constitutionnelle, dans son arrêt n° 159/2022 du 1er décembre 2022, estime tout d’abord que l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle concerne le droit d’accès au juge et le droit à un procès équitable, garantis par l’article 13 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (B.8). Il s’ensuit que cet article engendre une différence de traitement entre les juridictions qui doivent se conformer à la jurisprudence de la Cour de cassation parce que cette dernière a cassé une précédente décision, et les autres, qui doivent se conformer à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne puisque la Cour de cassation n’est pas intervenue (B.13.1). La Cour a dû examiner si la différence de traitement établie entre des catégories de situations était admissible (B.11.2).
A priori, le critère objectif (B.13.2) est rempli car la dispositions du Code d’instruction criminelle garantit le principe de la sécurité juridique, dans la mesure où il ne faudrait pas qu’un litige se poursuive indéfiniment. La mesure est donc raisonnablement justifiée (B.15) et n’a en principe pas d’effets disproportionnés (B.16.2).
Cependant, le principe de primauté et de plein effet du droit de l’Union européenne, qui constituent la marque de fabrique de l’ordre juridique européen, s’opposent à un tel mécanisme. En effet, la Cour constitutionnelle reconnait le Tribunal de première instance « est placé dans l’impossibilité de faire primer le droit de l’Union européenne tel qu’il est interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt postérieur à l’arrêt de la Cour de cassation, et les parties au procès devant cette juridiction ne peuvent pas invoquer utilement un tel arrêt de la Cour de justice en vue de défendre leurs droits et intérêts » (B.18.1).

8. Alors que plusieurs juridictions suprêmes, notamment la Cour constitutionnelle de Pologne (voir plus haut le point 1 du présent article), ont récemment mis en cause le principe de primauté, notre Cour constitutionnelle a correctement appliqué les enseignements de la Cour de justice de l’Union européenne. Les arrêts en interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne priment sur les arrêts des juridictions suprêmes nationales.
Le législateur belge devra donc modifier l’article 435, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle.

Votre point de vue

  • Gosselin
    Gosselin Le 7 mars 2023 à 01:33

    Note importante au gestionnaire du site :

    La publication des "points de vue" sans respecter un ordre chronologique est une aberration, qui viole la logique et porte gravement atteinte à la correcte compréhension des messages échangés.

    Veuillez respecter un minimum de méthode scientifique, à défaut de quoi vous aurez l’image de complets ignorants !
    Ne serait-ce pas dommage ?

    Répondre à ce message

  • Gosselin
    Gosselin Le 23 février 2023 à 21:28

    "le respect des arrêts de la Cour de cassation ne délie toutefois pas les juridictions inférieures"...
    "les juges... doivent respecter les arrêts de la Cour de cassation"...

    L’auteur de la note n’amende pas son écrit. Il fait de l’exception le quod plerumque fit (le cas général) ; les arrêts de cassation ne représentent qu’une proportion infime des décisions de justice en Belgique, et encore moins nombreux sont ceux qui prononcent une cassation plutôt qu’un rejet du pourvoi.

    Il est en outre fréquent, en matière civile, que le juge de renvoi ne connaisse plus jamais de la cause (suite à un accord entre les parties).

    Retenir comme principe important du droit belge que "les juges doivent respecter les arrêts de la Cour de cassation" constitue une généralisation trompeuse, et une assertion erronée.

    L’assertion correcte est celle-ci : le juge saisi par un arrêt de renvoi de la Cour de cassation est tenu de respecter la teneur de celui-ci.

    Répondre à ce message

  • Gosselin
    Gosselin Le 21 février 2023 à 00:56

    L’article débute par une double sentence dont la première seule est avérée, la seconde ne l’étant (et même ainsi, pas toujours comme l’expose l’auteur) absolument pas (voir ci-dessous extrait en gras) sauf dans de rares cas que sont les arrêts de renvoi (tous les arrêts de cassation ne débouchent pas sur un renvoi !).

    "Notre droit connaît notamment deux principe importants : d’une part, les juges doivent faire prévaloir les règles européennes sur les règles nationales et, d’autre part, ils doivent respecter les arrêts de la Cour de cassation".

    Dommage d’induire le lecteur dans une aussi lourde erreur...

    • Justice-en-Ligne
      Justice-en-Ligne Le 22 février 2023 à 16:03

      Le professeur de Sadeleer apporte la mise au point qui suit :
      « Par une loi du 6 juillet 2017 ‘, le Code judiciaire et le Code d’instruction criminelle ont été modifiés pour prévoir qu’en cas de cassation d’une décision judiciaire par la Cour de cassation, la juridiction devant laquelle l’affaire est renvoyée ‘se conforme à l’arrêt de la Cour de cassation sur le point de droit jugé par cette Cour’.

      Ce sont les articles 149 et 161 de cette loi qui complètent en ce sens l’article 1110 du Code judiciaire et l’article 435 du Code d’instruction criminelle.

      C’est également ce qu’a constaté la Cour constitutionnelle au sujet de cet article 435 du Code d’instruction criminelle sous le paragraphe B.1.3 de son arrêt n° 159/2022 du 1er décembre 2022 : cet article, y écrit-elle “ oblige en principe la juridiction devant laquelle la Cour de cassation renvoie l’affaire à se conformer immédiatement à l’arrêt de la Cour de cassation, en ce qui concerne le point de droit tranché par cette Cour “.

      Comme le juge la Cour constitutionnelle dans le même arrêt, le respect des arrêts de la Cour de cassation ne délie toutefois pas les juridictions inférieures de leur faculté d’interroger à titre préjudiciel la Cour de justice de l’Union européenne en vertu de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, sur la validité ou l’interprétation de la législation de l’Union européenne. »

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