1. Le procès des attentats de Bruxelles et Zaventem s’est terminé le 15 septembre 2023 (voy. B. Dejemeppe, « Procès des attentats de Bruxelles : la cour d’assises tire le rideau »).
Depuis lors, un autre juge, civil cette fois, a décidé en référé que Salah Abdeslam ne retournerait pas, pour le moment, en France pour y poursuivre l’exécution de la peine que lui avait infligée en 2022 la Cour d’assises de Paris. En substance, ce juge a considéré que sa peine de perpétuité incompressible constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit de manière absolue ce genre de traitement.
Comme cette décision était provisoire, la cause devait encore examinée par le Tribunal de première instance sur le fond en Belgique (voy. B. Dejemeppe, « Procès des attentats de Bruxelles : Salah Abdeslam exécute provisoirement sa peine en Belgique plutôt qu’en France »).
Par ailleurs, la France, qui n’était pas partie au procès, avait contesté cet arrêt (ce recours porte le nom un peu sibyllin de « tierce opposition ») et l’affaire aurait dû être à nouveau examinée par la Cour d’appel.
2. Les autorités judiciaires belges ont toutefois court-circuité la procédure en cours et remis Salah Abdeslam à la France le 7 février 2024 pour qu’il y purge sa peine.
Comment expliquer cette situation et une telle initiative pouvait-elle se justifier ? Essayons d’y voir clair.
3. À l’approche du procès des attentats de Bruxelles, le parquet fédéral a sollicité de la France, le 1er octobre 2021, la remise temporaire de Salah Abdeslam à la Belgique. Le 6 juillet 2022, la justice française a accepté cette remise pour une durée de douze mois, à charge de retransférer l’intéressé en France à l’issue de ce délai.
Comme le procès belge a pris plus de temps que prévu, plusieurs demandes de prolongation ont été négociées, dont la dernière jusqu’au 27 mars 2024, précisément à la suite de l’action en référé citée ci-dessus. Tout ceci a été fait conformément à l’article 24, 2°, de la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres.
4. On avait déjà relevé dans l’article précité (B. Dejemeppe, « Procès des attentats de Bruxelles : Salah Abdeslam exécute provisoirement sa peine en Belgique plutôt qu’en France ») qu’il pouvait paraître surprenant que la « justice civile » ait été convoquée dans cette affaire alors que la « justice pénale » avait déjà pris des dispositions qui, dans le respect de la procédure, impliquaient le retour en France du condamné.
On rappellera qu’au titre de la coopération internationale en matière pénale, l’Union européenne a créé le mandat d’arrêt européen, qui s’applique dans chaque État selon des règles qui relèvent de la procédure pénale. En principe, les juges « civils » n’interviennent pas dans ces affaires.
5. En l’espèce, en saisissant le juge (civil) des référés de première instance (qui relève du tribunal de première instance), puis, sur recours, la Cour d’appel, Salah Abdeslam a demandé de pouvoir exécuter sa condamnation à perpétuité en Belgique, qui ne connaît pas le caractère incompressible d’une telle peine, ce qui est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme puisque, comme Justice-en-ligne l’a expliqué précédemment, une personne peut certes être condamnée à une privation de liberté « à perpétuité », mais elle doit toujours avoir la possibilité de solliciter sa libération anticipée (Ph. Frumer, « Peines perpétuelles incompressibles et dignité humaine : Strasbourg reconnaît un ‘droit à l’espoir’ en faveur des détenus à vie »), ce qui n’est pas possible dans le cas présent pour Salah Abdeslam à la suite de la condamnation en France pour sa participation aux attentats de Paris de 2015.
La procédure civile n’ayant pas encore été conduite à son terme, le parquet fédéral pouvait-il passer outre l’arrêt de la Cour d’appel, qui faisait provisoirement interdiction de remettre le condamné à la France ?
Si aucune décision définitive n’avait été prise sur la question de la possibilité de juger que le transfert de l’intéressé vers un État qui l’a condamné à une peine incompressible serait considéré comme contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et, dans l’affirmative, d’interdire cette opération, force est de constater qu’il existait une décision provisoire que l’État devait exécuter.
6. Un État de droit se caractérise par au moins trois éléments. D’abord la reconnaissance pour tous les citoyens de libertés et droits fondamentaux, ensuite la possibilité de voir ces droits effectivement protégés par une justice indépendante, enfin l’obligation pour les organes l’État de respecter les normes qu’il prend et les décisions rendues par les juridictions.
7. À cet égard, l’initiative du parquet fédéral est surprenante.
Certes, il avait pris un engagement de remettre Salah Abdeslam aux autorités françaises conformément à la procédure applicable au mandat d’arrêt européen. Mais, si le timing avait été prévu, puis revu, comme la loi le permet également, ce délai avait encore été prolongé à la suite de l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 3 octobre 2023.
Le parquet fédéral paraissait ainsi avoir admis qu’il s’inscrivait dans un processus d’attente d’une décision civile définitive.
8. La volte-face intervenue a reçu une explication officielle : le respect du délai convenu avec la France. Certes, la Belgique doit respecter ses obligations internationales. Il est toutefois permis de se demander si une renégociation de ce délai n’était pas possible, compte tenu des précédentes prolongations déjà obtenues.
La crainte, également invoquée dans la communication publique du parquet fédéral, d’une remise en liberté prématurée du condamné en Belgique à défaut de sa remise à la France, étant peu vraisemblable, ce motif paraît être un prétexte résistant difficilement à un examen objectif.
La réalité, c’est qu’une décision judiciaire existait et que, même si elle était provisoire et contestée, il appartenait aux organes de l’État, en particulier au parquet fédéral, de la respecter tant qu’elle n’était pas modifiée par une nouvelle décision.
9. C’est donc l’incompréhension mélangée d’un malaise qui persiste devant un renvoi qui relève plus de la raison d’État que du respect de l’État de droit. Une décision de justice n’est pas un chiffon de papier.
Votre point de vue
Denis Luminet Le 14 février à 09:45
Une question, que se pose aussi Jacques Fierens : la décision a-t-elle été prise par le parquet et/ou par le gouvernement ?
Trois détours par Strasbourg :
1. L’extradition de Nizar Trabelsi vers les États-Unis a été jugée illicite.
2. En revanche, dans l’affaire "Romeo Castaño contre Belgique", notre pays a été condamné pour ne pas avoir remis un assassin présumé à l’Espagne.
3. Enfin, en l’espèce, on a certes bafoué une décision de la Cour d’appel ... laquelle semble [attendons les attendus !] cependant ignorer l’arrêt "Bodein contre France" : la perpétuité dite incompressible [n’autorisant une éventuelle libération qu’au bout de 30 ans] n’enfreint pas l’article 3 de la Convention.
Retour à Bruxelles : si le droit était une science exacte, j’inviterais M. Dejemeppe -vous avez dit "chiffon de papier" ?- à manifester contre la violation manifeste de la Constitution commise en 1919, lorsque les nantis ont été spoliés de leur voix supplémentaires.
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Jacques Fierens Le 13 février à 11:58
J’apprécie les commentaires de M. Dejemeppe, mais me demande s’il ne contribue pas, en se bornant à faire part d’"une incompréhension mélangée d’un malaise", à édulcorer un incident gravissime. L’attitude du parquet fédéral et du gouvernement menace les droits fondamentaux de tous. La seule réaction citoyenne me semble devoir être de s’en scandaliser.
Eric Gillet Le 13 février à 14:35
Je suis totalement d’accord avec Jacques. Il y a bien plus qu’un malaise aujourd’hui. Nos démocraties occidentales s’écartent de plus en plus systématiquement du respect de l’Etat de droit, dans tous les domaines du droit. Qu’elles ne s’étonnent pas que le citoyen et autres acteurs de nos sociétés se sentent eux aussi libérés de leur obligation de respecter la loi. L’Etat aura montré la voie.
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