1. Dans un monde où l’information du jour oblitère celle du précédent, il ne faut pas s’étonner que la folie criminelle qui s’est emparée du Rwanda en 1994 s’efface peu à peu de la mémoire. Le rôle de l’historien est, de ce point de vue, capital pour mettre les évènements en perspective et permettre aux générations actuelles et futures de les comprendre.
L’ouvrage du professeur Jean-Philippe Schreiber est à la fois une analyse et un témoignage de première importance. À travers le récit d’un procès, il emmène le lecteur dans une sorte de voyage en montgolfière à travers le temps, où l’on aurait toujours à la fois une vue d’ensemble d’un siècle de l’histoire du Rwanda et le détail du génocide, dont l’action d’un de ses protagonistes. D’ailleurs, la fonction d’un procès criminel, ce n’est pas que punir ou acquitter, c’est aussi de raconter une histoire.
2. Celui qui a commencé le 4 novembre 2019 devant la Cour d’assises de Bruxelles mettait en cause Fabien Neretse, qui sera condamné à vingt-cinq ans de prison.
L’homme occupait de hautes responsabilités en matière d’exportation de café, principale matière première du pays, fonction qui le rapprochait naturellement du pouvoir politique. S’il n’était pas considéré comme un concepteur du génocide, il lui était reproché d’y avoir activement participé à la mi-avril 1994 en en accélérant l’exécution dans sa région d’origine, les environs de Ruhengeri, où son statut lui valait une autorité morale particulière.
3. Sur le temps long, l’auteur montre d’abord combien les autorités de tutelle, secondées par les missionnaires, utilisant leur grille de lecture européenne, ont d’abord figé les différences entre Hutu (agriculteurs) et Tutsi (éleveurs « aristocrates »), alors que la situation était bien plus complexe. Puis, dans les années cinquante, s’appuyant sur les idées de la démocratie chrétienne, elles ont favorisé les Hutu majoritaires pour leur confier le pouvoir lors de l’indépendance, accréditant une idéologie raciste.
La réalité rwandaise renvoie ainsi aux lignes de fracture de la société belge de l’époque, traversée par les antagonismes entre cléricaux et anticléricaux ou entre Flamands et francophones. Ce clivage aura des effets mortifères, comme un feu qui couve sous la terre avant de se transformer des décennies plus tard en explosion volcanique. Toutefois, comme ce fut le cas pour beaucoup d’autres observateurs, Jean-Philippe Schreiber écrit, avec une honnêteté qui honore l’homme autant que le scientifique, que, lors de sa première visite au Rwanda quelques années auparavant, il n’avait pas non plus pressenti la tragédie qui allait advenir.
4. L’auteur rappelle que le crime de génocide, mot inventé de toutes pièces à la fin de la seconde guerre mondiale par Raphael Lemkin, juriste originaire de Lviv en Ukraine, pour rendre compte de l’extermination de masse organisée par l’Allemagne nazie, se caractérise par la volonté délibérée d’éliminer tout ou partie d’une population.
Dans le cas du Rwanda, tenter de faire accroire que le génocide serait le produit d’une violence spontanée, c’est non seulement en diluer le caractère prémédité – notamment par l’importation massive d’armes dès le début des années nonante et les discours de longue date tendant à déshumaniser les Tutsi –, c’est aussi absoudre de toute responsabilité les divers échelons administratifs, militaires et politiques qui ont été les relais de l’ordre, venu d’en haut, d’annihiler une partie de la population du pays.
5. C’est précisément sur ce point que l’enjeu du procès Neretse fut capital afin de déjouer un lieu commun, circulant dans l’opinion européenne, ou une position véhiculée par les complices des génocidaires et leurs relais politiques ou académiques, à savoir l’idée d’une violence tribale, spontanée et incontrôlée, de « massacres à l’africaine ».
Comme dit l’auteur, la force réparatrice de la justice a été de ramener le génocide à ses précédents arménien et juif, à leurs mécanismes d’industrialisation de la mort et à la dramatique conclusion performative d’une idéologie raciste introduite par le colonisateur, progressivement intégrée par les protagonistes locaux, sans laquelle le régime d’apartheid, la stigmatisation puis l’élimination physiques des Tutsi n’aurait pas eu lieu. À un point tel que les exécutants des cent jours de tueries, encouragés quotidiennement par les médias officiels, ont pu se convaincre d’être absouts de ce qui ne paraissait plus un crime, mais une œuvre de salubrité publique en présence de « cafards » à éliminer.
6. Le procès Neretse a oscillé entre un procès de proximité, visant des faits précis et une situation locale, incriminant un maillon du système génocidaire, et le procès du génocide qui en constitue le contexte, d’autant plus qu’il s’est agi du premier procès pour génocide organisé en Belgique.
Ce fut une œuvre utile et même nécessaire en termes de compréhension des faits, en termes de réparations pour les victimes et pour la société, en termes de lutte contre l’impunité.
Mais on ne peut négliger les effets pervers de cette procédure, dont celui d’offrir une tribune aux négationnistes. Comme si la recherche de la vérité judiciaire n’était qu’un miroir aux alouettes, la défense a en effet développé une stratégie négationniste consistant, en substance, à attribuer la responsabilité du génocide à la rébellion des Tutsi, présentés comme doués de traits malfaisants, à l’instar de « Juifs de l’Afrique », qui avaient cherché à faire rentrer au Rwanda ceux des leurs, et leurs enfants, qui avaient été chassés du pays lors de l’indépendance. Dans cette perspective, la campagne militaire organisée par le Front patriotique rwandais en 1990 aurait ainsi été l’un des principaux facteurs à l’origine des faits de 1994. L’histoire devient ainsi, au gré de ce type de discours, un champ de bataille, dénaturé par l’exercice de la justice.
7. Nous ouvrant les yeux sur le terrible printemps rwandais, ce livre d’historien porte aussi une espérance : si nous sommes capables de regarder en arrière et de comprendre les obligations que le passé nous lègue, nous aurons quelque chance de progresser sur un chemin d’humanité.
8. Qu’il soit permis, pour terminer, d’inviter le lecteur à méditer les mots admirables de Gaël Faye, empruntés à son magnifique Petit pays, cités en exergue de ce livre :
« La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ?
Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays.
Alors… ils n’ont pas la même langue ? Si, ils parlent la même langue.
Alors… ils n’ont pas le même dieu ? Si, ils ont le même dieu.
Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? Parce qu’ils n’ont pas le même nez ».