Les pouvoirs publics belges responsables au civil pour une politique climatique déficiente : confirmation par la Cour d’appel de Bruxelles

par Nicolas de Sadeleer - 8 avril 2024

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Le jugement rendu le 17 juin 2021 dans l’affaire Klimaatzaak par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a été largement confirmé par l’arrêt fort bien motivé de 160 pages de la Cour d’appel de Bruxelles du 30 novembre 2023. Celui-ci soulève des questions fondamentales en rapport avec le contrôle juridictionnel de l’inaction des pouvoirs publics. À l’aune du respect de droits fondamentaux et de l’obligation générale de prudence inhérente à la responsabilité civile extracontractuelle, la Cour a pris le parti de réduire l’écart entre les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et les mesures publiques. Il s’ensuit que le discours politique doit se matérialiser dans des instruments juridiques qui y collent.
Explications par Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet).
La présente publication est survenue la veille de l’arrêt rendu le 9 avril 2023 par la Cour européenne des droits de l’homme, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, qui condamne la Suisse en raison du défaut de mise en œuvre de mesures suffisantes pour lutter contre le changement climatique. Justice-en-ligne reviendra bien entendu prochainement sur ce dernier arrêt.

Le jugement de première instance et l’appel

1. Ainsi que Justice-en-ligne l’avait annoncé (« L’‘affaire climat’ (‘Klimaatzaak’) devant la Cour d’appel de Bruxelles »), le jugement rendu le 17 juin 2021dans l’affaire Klimaatzaak par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a fait l’objet d’un recours devant la Cour d’appel de Bruxelles ; ce jugement a été présenté à l’époque sur Justice-en-ligne : N. de Sadeleer, « La Justice déclare les pouvoirs publics belges responsables au civil pour une politique climatique déficiente ».
L’appel a été jugé le 30 novembre 2023.
En voici les principaux éléments de son contenu.

Pourquoi le juge judiciaire – et donc la Cour d’appel – est-il compétent ? Quels sont des « pouvoirs de juridiction » ?

2. Conformément à l’article 144 de la Constitution, qui attribue « [l]es contestations qui ont pour objet des droits civils » au pouvoir judiciaire, la Cour d’appel estime qu’elle peut connaître de l’action des parties appelantes, à savoir l’asbl Klimaatzaak et 58.000 personnes physiques.
En effet, elle dispose du pouvoir de juridiction pour se prononcer sur des contestations relatives aux droits subjectifs que ces derniers invoquent, indépendamment de l’absence d’une compétence liée (§ 113), c’est-à-dire même si la loi ne dit pas expressément que l’administration doit agir dans tel ou tel sens, et indépendamment des différents droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (§§ 108 à 115).

La recevabilité des demandes

3. En raison du principe d’interdiction de l’action populaire, c’est-à-dire de l’impossibilité d’agir en justice sur la seule base du souhait de faire respecter les règles de droit – autrement dit, il n’est pas possible de saisir un juge sans faire état d’un intérêt « né et actuel », propre à l’auteur de l’action judiciaire – les parties intimées contestaient en appel la recevabilité du recours de l’asbl Klimaatzaak, laquelle devait se contenter de réclamer selon elles la réparation d’un dommage moral.

4. La recevabilité des demandes formées tant par l’asbl que par les personnes physiques doit être appréciée à la lumière de l’article 9, alinéa 3, de la Convention d’Aarhus, lequel oblige les États parties à garantir « un large accès à la justice » en matière d’environnement (§ 123).
Il s’ensuit qu’une interprétation restrictive de ces critères conventionnels priverait les associations environnementales d’accéder au prétoire (§ 123). Ainsi la référence aux termes « droit national de l’environnement » figurant à l’article 9, alinéa 3, ne pouvant s’entendre de façon restrictive, ils englobent les règles de droit international ainsi que l’article 1382 du Code civil. Il s’ensuit que l’asbl appelante dispose d’un intérêt à agir au sens des articles 17 et 18 du Code judiciaire dans la mesure où elle invoque la violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que de l’article 1382 de l’ancien Code civil (§ 125).

5. Le recours intenté par l’asbl est aussi jugé recevable dans la mesure où son objet social concernant la lutte contre le changement climatique ne peut être confondu avec la défense d’un « préjudice écologique pur », mais d’un ensemble de « préjudices écologiques individuels », dont certains se sont déjà réalisés (§ 126).
Enfin, elle est aussi en mesure de faire valoir un dommage moral en cas d’atteinte à l’environnement (§ 127).

6. Alors que plusieurs parties intimées, c’est-à-dire des parties contre lesquelles l’appel était dirigé, arguaient que l’intérêt de l’asbl et des personnes physiques n’étaient pas personnel, direct, certains, né et actuel, qui sont les critères traditionnels d’appréciation de l’existence d’un « intérêt » pour pouvoir agir en justice, la Cour d’appel estime que cette condition est remplie en raison du franchissement d’un « seuil dangereux » résultant de l’accumulation dans l’atmosphère de Gaz à effet de serre, phénomène qui fait l’objet d’un « consensus scientifique » (§§ 128 et 134). Au demeurant, la circonstance que le franchissement de ce « seuil dangereux » n’est pas attendu avant plusieurs décennies est sans incidence sur leur intérêt à agir (§ 134).

7. La Cour d’appel se livre, par la suite, à un examen approfondi à la fois des données scientifiques et des obligations internationales et communautaires qui pèsent sur les autorités belges.
Après avoir dressé un tableau exhaustif des rapports scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), de la panoplie de normes internationales auxquelles l’Union européenne et la Belgique sont parties, la Cour d’appel procède à l’examen successif des deux moyens, à savoir la violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et ensuite la violation des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil.

Premier moyen (en rapport avec le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée)

8. En ce qui concerne le premier moyen, son analyse est centrée sur le respect du droit à la vie consacré à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où les enseignements relatifs à cette disposition peuvent être transposés, mutatis mutandis, à l’application de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) au cas d’espèce (§ 214).

Subsidiarité et ampleur du contrôle juridictionnel

9. En vertu du principe de subsidiarité, les autorités nationales disposent d’une marge d’appréciation d’autant plus importante que les questions climatiques sont complexes.
Que ce soit pour garantir la vie (il s’agit d’une obligation de moyens et non pas de résultat) ou pour protéger la vie privée, l’État doit ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société. En outre, les moyens étatiques destinés à garantir l’effectivité de ces deux droits fondamentaux ne peuvent être soumis à des charges impossibles ou disproportionnées.
Aussi la Cour d’appel devait-elle se prononcer sur l’étendue de son contrôle de l’inaction des autorités belges en matière climatique. Devait-elle se contenter de censurer l’erreur manifeste d’appréciation ou pouvait-elle contrôler de manière plus poussée l’adéquation des mesures préventives (§ 147) à l’objectif de se conformer notamment à l’Accord de Paris ? On le sait, l’objectif de cet accord est d’éviter un réchauffement global de 1,5° C. Il n’en demeure pas moins qu’en vertu du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, le pouvoir judiciaire ne peut substituer sa propre appréciation à celle revenant aux pouvoirs législatif et exécutif (§ 149).

L’effet direct des droits fondamentaux

10. Le contrôle juridictionnel de l’inaction des autorités publiques s’avérait d’autant plus délicat que la Cour d’appel devait se prononcer sur l’effet direct des deux droits fondamentaux consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (§§ 150 et suivants). Les parties appelantes ne pouvaient se prévaloir des mesures positives à charge de l’État qu’à condition que les articles 2 et 8 produisent un effet direct.
En principe, l’effet direct d’un acte de droit international se déduit du caractère suffisamment précis et inconditionnel de la norme qui a pour objet de faire naître des droits pour les particuliers (Cour de cassation, 9 février 2017, Journal des Tribunaux, 2019, p. 33).
Qui plus est, la Cour de cassation a jugé que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en tant qu’il prévoit des obligations positives à charge de l’État, n’était pas suffisamment précis et complet pour engendrer des droits subjectifs et que, partant, il était dépourvu d’effet direct (Cass., 6 mars 1986, Pasicrisie, 1986, 1I, p. 433).

11. Le Tribunal de première instance s’était écarté de ces critères classiques en considérant qu’il fallait tenir compte de la marge d’appréciation que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme accordent à la juridiction chargée d’appliquer la disposition de droit conventionnel.
Adoptant « une approche contextualisée et graduelle de l’effet direct » (§ 152), la Cour d’appel se rallie à cette interprétation. En effet, la Convention européenne des droits de l’homme constitue un « instrument vivant » qui doit être interprété à la lumière des « conditions actuelles », y compris les sources de droit non contraignant, comme l’admet la Cour européenne des droits de l’homme (12 novembre 2008, Demir & Baykara . Turquie, § 76). Aussi est-il possible dans l’appréciation de la portée des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en matière climatique de prendre en compte l’objectif constitutionnel de développement durable (article 7bis de la Constitution), le principe de précaution (article 3,1°, de la Convention-cadre de 1992 sur les changements climatiques) et la protection des générations futures (préambule de la Convention d’Aarhus de 1998), de même que des éléments factuels telles des études scientifiques faisant l’unanimité, voire des « consensus politiques » sur le plan international, européen ou national (§ 152).

12. En insistant sur une appréciation in concreto des articles 2 et 8 et le contexte dans lequel ces dispositions trouvent à s’appliquer (§ 152), la Cour d’appel s’écarte de la doctrine classique, qui estime que l’effet direct est conditionné par la précision et la complétude de la disposition invoquée.
Cette ouverture à la fois sur des dispositifs non contraignants (déclarations de la Conférence des parties de la Convention-cadre de 1992), ainsi que sur une série d’éléments factuels n’a en tout cas pas pour effet de transformer le pouvoir judiciaire en un « gouvernement des juges ». En effet, le fait est pris en compte pour « informer le droit, sans pour autant, …, le créer ou l’abolir » (§ 152).
Garant de l’État de droit, le pouvoir juridictionnel ne glisse pas sur le terrain politique propre à la démocratie tant qu’il se limite à vérifier le caractère approprié et raisonnable des mesures étatiques destinées à garantir l’application effective des droits consacrés aux articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme eu égard à « la connaissance scientifique de l’époque » (§ 156).

Le droit à la vie

13. Les impacts du dérèglement climatique sont indiscutablement éloignés dans le temps et dans l’espace. Alors que le climat se réchauffe graduellement, dans quelle mesure le risque qu’il engendre est-il « réel et immédiat » pour les victimes potentielles ?
Une réponse affirmative à cette question obligerait en effet les pouvoirs publics à intervenir pour contrer un tel danger au moyen de l’adoption de mesures préventives (§ 160).
De même, le fait que les impacts redoutés soient éloignés dans le temps n’empêche pas l’application de la Convention européenne des droits de l’homme (§ 142). D’ailleurs, le caractère « réel et immédiat » du risque n’était pas contesté (§ 164).
De surcroît, comme il s’agit d’un phénomène global, les efforts exigés de la part de la Belgique n’auront qu’une influence minime.

14. Pour la Cour d’appel, le caractère de la dimension internationale du réchauffement climatique n’a pas toutefois pour effet d’oblitérer la responsabilité individuelle de l’État belge, qui est appelé à « faire sa part » (§ 159).
Ainsi la Cour d’appel adopte-t-elle un raisonnement similaire à celui de la Cour constitutionnelle allemande (arrêt Neubauer, § 203) et à celui de la Cour suprême des Pays-Bas (arrêt Urgenda, 20 décembre 2019, §§ 5.7.1.-5.8) (sur ce dernier arrêt, il est renvoyé à l’article suivant publié sur Justice-en-ligne : N. de Sadeleer, « Pour le Hoge Raad des Pays-Bas, une politique trop frileuse de réduction des émissions de gaz à effet de serre viole la Convention européenne des droits de l’homme »).
15. À la suite de ce brillant exposé sur l’agencement des principes conventionnels et constitutionnels, la Cour d’appel va appliquer ces principes au cas d’espèce.
Elle opère une distinction entre les mesures prises pendant la période d’engagement 2013–2020 de celles adoptées pour la période de 2021–2030.

16. En ce qui concerne la première période d’engagement, il est apparu dès 2015 que le seuil de réduction des émissions de gaz à effet de serre de –25 % s’avérait insuffisant pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 2° C au regard des obligations internationales qui pesaient sur l’État belge (§§ 176 et 182).
Pour constater cette insuffisance, la Cour d’appel ne pouvait invoquer un seuil réglementaire dans la mesure où les règles internationales ne prévoient pas des réductions contraignantes des émissions de gaz à effet de serre. Pour apprécier la violation du droit à la vie en raison d’une politique pusillanime, la Cour a ainsi dû s’appuyer sur les déclarations des différentes conférences des parties à la Convention-cadre de 1992 sur le climat et sur les rapports du GIEC. Ces derniers réclamaient la poursuite d’un niveau ambitieux de réduction de –25 à –40 % à atteindre en 2020. Aussi, la cour estime-t-elle qu’une réduction des émissions de gaz à effet de serre de –30 % en 2022 pouvait être considérée comme le minimum à atteindre par les autorités belges à l’aune de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (§ 176). Le fait qu’à l’époque l’Union européenne prévoyait un seuil inférieur au seuil de –25 à –40 % n’élude d’ailleurs pas la violation de l’article 2 (§§ 161, 171 et 183). Les règles de droit dérivé (c’est-à-dire celles énoncées par les autorités européennes, principalement par la voie des directives et des règlements européens) imposent en effet des obligations minimales (voy. l’article 173 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) alors que les exigences découlant de la Convention européenne des droits de l’homme imposaient à l’époque la poursuite d’un niveau de réduction plus élevé d’émissions de gaz à effet de serre.
En revanche, en raison des objectifs plus ambitieux qu’elle a poursuivis à l’époque et des réductions des émissions qu’elle est parvenue à réaliser (–38,5 % pour le secteur forestier), la Région wallonne ne viole pas l’article 2 et, partant, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (§ 177).
Le jugement du Tribunal de première instance est donc confirmé, sauf à l’égard de la Région wallonne.

17. En ce qui concerne la seconde période d’engagement 2021-2030, les parties appelantes arguaient que les pouvoirs publics belges auraient dû poursuivre une réduction nettement plus conséquente des émissions, à savoir de –81 % ou à tout le moins un minimum de -61 % d’ici 2030 par rapport à l’année 1990 (§§ 184 à 189). Ces seuils relèvent d’une étude scientifique sur le budget carbone restant pour la Belgique à partir de 2021 (§ 187).
La Cour d’appel a dû vérifier si la Belgique devait ne pas dépasser, pour la période considérée, ces seuils eu égard à la protection découlant de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Malgré la reconnaissance d’« un consensus scientifique et politique » depuis 2018 quant à la nécessité de limiter le réchauffement de 1,5° C plutôt que de 2° C (§ 191), la Cour d’appel considère que la poursuite d’un scénario optimal pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre relève d’une « décision politique qui implique la prise en compte de nombreux facteurs » et, partant, échappe au champ d’application de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (§ 195).
Aussi aucune violation de l’article 2 ne peut-elle être déduite du fait que les pouvoirs publics ne se sont pas engagés à atteindre d’ici 2030 un niveau de réduction des émissions inférieurs aux seuils de 80 % ou de 61 % (§ 196).

18. Il n’en demeure pas moins que la Cour d’appel devait vérifier si, à l’aune de de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, la politique climatique belge était suffisamment adéquate pour atteindre l’objectif de –55 % par rapport à 1990 (objectif devant être atteint pour 2030 en vertu de la Loi européenne sur le climat).
À cet égard, la Cour considère que ce seuil est « minimal » et que, partant, la Belgique ne peut aller en deçà « sous peine de ne pas respecter l’article 2 » (§ 202).
Après avoir mis en exergue les insuffisances des politiques climatiques fédérales et régionales, hormis celle de la Région wallonne, la Cour constate que l’article 2 est violé par les parties intimées.
Le jugement du tribunal de première instance est donc confirmé, sauf à l’égard de la Région wallonne (§ 211).

Le droit au respect de la vie privée

19. Enfin, la Cour d’appel applique pour la période 2013-2020, mutatis mutandis, son raisonnement en rapport avec le droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme) au droit au respect de la vie privée (article 8 de la même Convention), quand bien même on aurait pu envisager un seuil de réduction des émissions de GES inférieur à celui indispensable pour garantir le droit à la vie (§§ 213-214).
En revanche, elle estime que les parties intimées n’ont pas violé l’article 8 pour la période 2021–2030 (§ 215).

Second moyen (en rapport avec la violation des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil)

20. Dans la mesure où la Cour d’appel n’a fait que partiellement droit à la demande des parties appelantes en rapport avec les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle a vérifié, dans un second temps, s’il était possible d’y faire droit intégralement sur le fondement des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil, qui sont les dispositions de base du régime juridique belge de la responsabilité civile dite « extracontractuelle », c’est-à-dire en l’absence de contrat (faute résultant d’un manque de prudence, d’une erreur de comportement, etc.).
À défaut de pouvoir invoquer la violation d’une norme supranationale, voire nationale, en matière climatique (§ 229), les parties appelantes invoquaient, dans la mise en cause la responsabilité civile extracontractuelle de l’État belge et des trois régions, la violation de la norme générale de prudence.

21. Après avoir rappelé les principes applicables en matière de responsabilité civile (§§ 219 à 228), la Cour d’appel passe en revue son triptyque : les fautes commises par les pouvoirs publics, les dommages invoqués par les parties appelantes et le lien causal entre ces dommages et les fautes.
Rappelant que l’élaboration de la politique climatique relève des prérogatives du pouvoir législatif, lequel dispose d’un large pouvoir d’appréciation (§ 227), la Cour expose les principes applicables à la responsabilité aquilienne (synonyme de « responsabilité extracontractuelle ») du législateur, lequel doit se comporter à l’instar d’un « législateur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances » (§ 226).
À cet égard, le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs n’est pas violé tant que le contrôle juridictionnel se limite au respect des exigences minimales imposées par des normes de droit international qui ont un effet direct ou, à défaut de telles normes, sur la base de « données faisant l’objet d’un consensus scientifique et politique », lequel définit les contours de l’obligation de prudence qui s’impose aux pouvoirs publics faisant face à une « menace grave » (§ 228).

Les fautes reprochées

22. Dans la mesure où aucune règle de droit international n’impose un comportement déterminé aux pouvoirs publics belges en matière de réduction d’émission de gaz à effet de serre, la Cour d’appel devait vérifier le respect par ces derniers d’une norme de comportement (§ 229).
Sous l’angle de l’équivalence des conditions, la faute la plus légère suffit en principe pour activer les articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil (§ 233).
Elle distingue à nouveau la période 2013–2020 de celle de 2021–2030.

23. S’agissant de la première période, elle juge le comportement des autorités belges, hormis la Région wallonne, comme fautif étant donné que les moyens employés ont été « nettement insuffisants au regard de la science climatique de l’époque » (§ 237).
Si la Cour d’appel admet qu’un seuil de réduction de –40 % pour 2020 ne s’imposait pas à la Belgique, en revanche, un seuil de réduction de –30 % constituait « un minimum de l’obligation générale de prudence » (§§ 238 et 240). En outre, les autorités belges ne sont pas exonérées de leur faute du fait qu’elles respectaient à l’époque les normes édictées par l’Union européenne ou par le droit international (§ 239).

24. Ensuite, en ce qui concerne la période 2021–2030, la Cour conclut que le comportement des pouvoirs publics est également fautif, à l’exception de celui de la Région wallonne, étant donné que les mesures actuellement en vigueur poursuivent des objectifs de réduction insuffisants.

25. Si le juge de responsabilité civile contrôle en principe de manière marginale l’action des pouvoirs publics dans la mesure où il ne peut se substituer au législateur, le caractère fautif de son action peut être apprécié au regard du degré de connaissance des risques.
Mis en exergue à plusieurs reprises, le manque de coopération entre l’État fédéral et les entités fédérées atteste un comportement fautif. Tant les institutions belges (Commission nationale climat) qu’européennes (§ 248) ont d’ailleurs confirmé ce constat d’échec, lequel constitue une faute au sens de la responsabilité civile. De même, les rapports scientifiques permettent de ciseler le comportement attendu d’une autorité normalement raisonnable et prudente (§ 244).

26. En raison de la combinaison des résultats médiocres obtenus dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’une gouvernance climatique chaotique et des avertissements répétés de l’Union européenne (§ 244), les autorités belges n’ont pas agi avec la prudence et la diligence que l’on attend d’un « bon père de famille » au sens de l’article 1382 de l’ancien Code civil. Ce n’est donc pas la violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui constitue la faute civile permettant d’engager la responsabilité des autorités belges.
Ce comportement fautif ne requiert pas que des législations aient été annulées par la Cour constitutionnelle ou que les règles de droit de l’Union européenne qui n’avaient pas été appliquées par les autorités belges produisent un effet direct.

Le dommage et le lien causal

27. Alors que le Tribunal de première instance n’avait pas approfondi dans son jugement ces deux conditions, la Cour d’appel juge en premier lieu que les dommages invoqués sont « réels et tant actuels que futurs » dans la mesure où des personnes physiques sont affectées personnellement, quelle que soit leur situation géographique (§ 257).
Par ailleurs, l’asbl appelante (Klimaatzaak) peut se prévaloir d’un préjudice moral dans la mesure où elle est lésée par le risque d’un réchauffement climatique supérieur à 1,5° C (§ 258).
En second lieu, la cour d’appel estime qu’en ce qui concerne les effets dommageables des émissions de gaz à effet de serre de 1980 à aujourd’hui, le lien causal « se trouve » dans les manquements constatés à partir de 2013. En effet, le manque d’ambition du passé continue à produire ses effets aujourd’hui (§ 266).
La Cour d’appel admet aussi le lien causal entre les fautes commises par les pouvoirs publics et des dommages futurs qui produiront leurs effets dans environ quarante ans, dont il est encore possible de prévenir, voire de limiter la réalisation (§§ 267 et 268).

Les injonctions

28. Les appelantes sollicitaient que la Cour formule une injonction à l’encontre des pouvoirs publics défaillants pour que ces derniers prennent les mesures nécessaires en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ce qui avait été refusé par le Tribunal de première instance.
Au risque de dévoyer les fonctions traditionnelles de la responsabilité civile, la Cour d’appel estime qu’une injonction constitue « le meilleur, voire le seul remède à une violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, particulièrement dans le contentieux environnemental » (§ 277). Alors que les parties intimées arguaient que les juridictions ne pouvaient enjoindre les pouvoirs publics à prévenir un dommage qui ne s’est pas encore réalisé, la cour d’appel, malgré le caractère controversé de la question, considère que cela peut être le cas en l’espèce, à condition que le dommage futur soit certain (§ 281).
L’injonction est ainsi fondée sur la base de la violation de la règle générale de prudence. Étant donné que l’injonction formulée par la Cour se limite un objectif de réduction des émissions, celle-ci ne porte pas atteinte au principe de la séparation des pouvoirs (§ 286). En outre, l’injonction ne peut s’assimiler à une condamnation in solidum (c’est-à-dire, en dépit de l’absence d’une règle de droit explicite en ces sens, une condamnation de chacun des débiteurs envers le créancier pour l’ensemble de la créance de ce dernier et non pour la fraction qui correspondrait à sa part de responsabilité). dans la mesure où elle oblige chaque entité, hormis la Région wallonne, à « faire leur part dans les limites de leurs compétences respectives » (§ 286).
Enfin, la Cour d’appel rejette la demande d’assortir son injonction d’une astreinte (§ 296).

Les enseignements de l’affaire

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’arrêt Klimaatzaak.
Tout d’abord, même s’il s’agit là d’une première en droit belge, le raisonnement exposé ci-dessus n’est pas isolé.
Une déferlante de recours collectifs à l’encontre de politiques étatiques pusillanimes ont rencontré un accueil favorable auprès de plusieurs juridictions étrangères [Conseil d’État de France, 19 novembre 2020 (Grande-Synthe), Tribunal administratif de Paris du 3 février 2021 (affaire du siècle) (sur ces arrêts, il est renvoyé aux articles suivants publiés sur Justice-en-ligne : N. de Sadeleer, « Le Conseil d’État de France reconnaît l’intérêt d’une commune menacée par des effets du réchauffement climatique à agir devant lui » ; N. de Sadeleer, « La Justice administrative française enjoint à l’État de réparer le préjudice écologique dû au réchauffement climatique » ; « La Cour européenne des droits de l’homme va se prononcer en Grande Chambre sur le réchauffement climatique »).
En reconnaissant que les pouvoirs publics portent atteinte aux droits à la vie et au respect de la vie privée et familiale (articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme), la Cour d’appel de Bruxelles adopte le même raisonnement que celui de la Cour suprême des Pays-Bas, laquelle, dans son arrêt Urgenda précité du 20 décembre 2019, avait condamné les Pays-Bas pour avoir violé ces deux droits fondamentaux.
Encadré par des impératifs scientifiques et des obligations internationales, le pouvoir discrétionnaire des législateurs et des gouvernements n’est plus absolu. L’agenda politique ne peut oblitérer la donne scientifique. Le droit international qui doit être pris en compte dépasse le droit conventionnel (Protocole de Kyoto) dans la mesure où il englobe le consensus politique que les États sont parvenus à dégager dans le cadre des conférences des parties de la Convention-cadre de 1992 (les « COP »). Enfin, les rapports scientifiques et les déclarations relevant du droit mou sont élevés au rang de la norme générale de prudence (§§ 240 et 244).

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