La guerre en Ukraine et les recours juridictionnels en droit international

par Éric David - 24 avril 2022

La Justice internationale peut-elle agir dans le cadre de la guerre menée par la Russie en Ukraine ?

Éric David, professeur émérite de droit international public de l’Université libre de Bruxelles et président du Centre de droit international de la même Université, nous explique ci-dessous ce qu’il en est auprès de la Cour internationale de Justice et de la Cour pénale internationale.

Il nous rappelle ainsi les principaux aspects du rôle de ces juridictions.

1. L’agression de la Russie contre l’Ukraine a été reconnue comme telle, le 1er mars dernier, dans la résolution votée par l’Assemblée générale des Nations Unies réunie en session extraordinaire d’urgence, résolution adoptée par 141 voix contre 5 (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée, Syrie) avec 35 abstentions et 12 États absents au moment du vote.

On ne commentera pas les raisons de ces abstentions et absences souvent marquées par une certaine accointance politique avec la Russie (par exemple la Chine, Cuba, le Kirghizistan, le Kazakhstan, etc.) ou des pensées irrédentistes proches des positions russes (par exemple l’Arménie, l’Éthiopie, l’Inde, le Maroc, etc.).
La question traitée ici est de savoir si l’agression russe contre l’Ukraine peut être portée devant une juridiction internationale.

2. De fait, trois juridictions internationales ont été saisies de la situation : la Cour internationale de Justice (CIJ), la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour européenne des droits de l’homme.
On ne parlera pas de cette dernière, dont la saisine fera sous peu l’objet d’un article séparé sur ce site. On limitera donc l’analyse au cas de la CIJ et de la CPI.

Le recours à la Cour internationale de Justice (CIJ)

3. La saisine de la CIJ par l’Ukraine ferait presque sourire si elle ne s’inscrivait pas dans la tragédie de l’agression russe.
Pourquoi sourire à ce propos ?
Parce qu’on a entendu Poutine affirmer (sans rire, lui…) que la Russie voulait mettre fin au « génocide » entrepris par l’Ukraine dans le Donbass et « dénazifier » ce pays !
Accuser l’Ukraine de nazisme parce qu’il existe une extrême droite qui ne représente que 2,15 % des voix – avec une milice de têtes brûlées (le bataillon « Azov ») –, c’est évidemment ridicule et ne justifie pas l’invasion d’un pays.
Quant à lui imputer un « génocide », c’était donner à l’Ukraine un excellent moyen de soumettre l’affaire à la CIJ.

Il faut savoir en effet que la compétence matérielle de la CIJ est limitée aux litiges entre États et que celle-ci ne peut connaître de ces litiges que si les États en cause ont reconnu sa compétence.

Cette reconnaissance de compétence peut se faire :
 soit, par compromis spécial conclu par les États parties au différend (Statut de la CIJ, art. 36, § 1) ;
 soit par une déclaration unilatérale où l’État affirme reconnaître la compétence de la Cour à l’égard de tout État ayant fait la même déclaration (idem, art. 36, § 2) (à ce jour, il n’y a que 73 États sur les 193 États membres des Nations Unies à avoir fait ce type de déclaration) ;
 soit, en vertu d’une « clause compromissoire » figurant dans une convention, où les États parties acceptent de soumettre à la Cour tout différend qui pourrait les opposer à propos de l’application ou de l’interprétation de cette convention (idem, art. 37).

4. Or, en l’espèce, s’il n’y a ni accord bilatéral Ukraine/Russie pour soumettre leur litige à la CIJ ni déclaration unilatérale de reconnaissance de la compétence de la CIJ par ces deux États, en revanche, ceux-ci sont parties à la Convention du 9 décembre 1948 ‘pour la prévention et la répression du crime de génocide’, dont l’article IX prévoit que « [l]es différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide […], seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’un Partie au différend ».

L’Ukraine a profité de cette disposition pour introduire une instance contre la Russie en demandant à la Cour « d’établir que l’intervention de la Fédération de Russie à l’encontre de l’Ukraine et sur le territoire de celle-ci visant à prévenir et réprimer un soi-disant génocide est dépourvue de tout fondement juridique » .

L’Ukraine a accompagné sa requête d’une demande en indication de mesures conservatoires priant la Cour d’indiquer des mesures tendant à « prévenir qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits de l’Ukraine et de sa population, et d’éviter d’aggraver ou d’étendre le différend qui oppose les parties sur le fondement de la convention sur le génocide » (ibidem).

5. Juridiquement, il est intéressant de savoir si la déclaration aussi stupide qu’absurde de Poutine sur un prétendu génocide mis en œuvre par l’Ukraine peut devenir l’objet d’un différend sur « l’interprétation » et « l’application » de la Convention de 1948 même si Poutine ne s’est pas référé à cette dernière. De l’avis du soussigné, c’est plaidable vu, notamment, les conséquences gravissimes résultant de cette affirmation.

La question va déjà se poser à propos des mesures conservatoires demandées par l’Ukraine. En principe, la Cour peut ordonner de telles mesures dès lors que « les droits allégués par une partie apparaissent au moins plausibles » (CIJ, 28 mai 2009, ordonnance, Obligation de poursuivre ou d’extrader, Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances, 2009, § 57 ; idem, 8 mars 2011, ord., Activités du Nicaragua dans la région frontalière, même recueil, 2011, § 53).

Cela ne préjuge toutefois pas de l’arrêt qu’elle rendra ensuite, que ce soit seulement sur sa compétence, ou sur sa compétence et sur le fond (cfr. CIJ., 5 juillet 1951, ord., Anglo-Iranian Oil Co., même recueil, 1951, 93 ; idem, 24 octobre 1957, ord., Interhandel, même recueil, 1957, 111 ; idem, 17 août 1972, ord., Compétence en matière de pêcheries, même recueil, 1972, 16 et 34 ; idem, 22 juin 1973, ord., Essais nucléaires, même recueil, 1973, 102 et 139 ; idem, 10 mai 1984, ord., Activités militaires au Nicaragua, même recueil, 1984, 179, 182 et 186 ; idem, 29 juillet 1991, ord., Passage par le Grand-Belt, même recueil, 1991, 15-17 ; idem, 14 avril 1992, ord., Application de la Convention de Montréal de 1971, même recueil, 1992, 14 et 126 ; idem, 8 avril 1993, ord., Application de la convention sur le génocide, même recueil, 1993, 22 ; idem, 13 septembre 1993, ord., même recueil, 1993, 347 et 349, etc.).

6. La CIJ pourrait donc bien se prononcer sinon sur l’entièreté du conflit, du moins sur l’allégation de Poutine que l’Ukraine commettrait un génocide.

La compétence de la Cour pénale internationale (CPI)

7. Trente-neuf États parties au Statut de la CPI (les États membres de l’Union européenne, rejoints par le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada, la Colombie, le Costa-Rica, la Géorgie, l’Islande, le Liechtenstein, la Macédoine du Nord, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et la Suisse) ont déféré la situation ukrainienne au Procureur de la CPI conformément à l’article 14 du Statut de cette Cour.

8. Celle-ci ne peut toutefois connaître des crimes prévus par son Statut (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crime d’agression, Statut, art. 6-8bis) qu’à la condition que ces crimes aient été commis :
 sur le territoire d’un État partie au Statut, ou
 par un national d’un État partie au Statut, ou
 sur le territoire d’un État ayant reconnu la compétence de la Cour sans avoir adhéré à son Statut, (Statut, art. 12), ou
 dans le cadre d’une situation déférée par le Conseil de sécurité des Nations Unies à la CPI (art. 13, b).

À la différence de la Cour internationale de Justice, qui ne connaît que des litiges entre les États, la Cour pénale internationale juge des hommes et des femmes en raison des crimes de droit pénal international dont ils sont accusés et pour lesquels elle est compétente.

9. Or, ni l’Ukraine ni la Russie ne sont parties au Statut de la CPI et le Conseil de sécurité n’a même pas essayé de déférer cette situation à la CPI vu le véto que la Russie opposerait évidemment à pareille tentative du Conseil.
Il reste que l’Ukraine a reconnu la compétence de la Cour pénale internationale en 2014 sans limitation de durée dans le temps.

Le Procureur s’est donc fondé sur cette déclaration pour annoncer qu’il allait demander à la Cour l’autorisation d’ouvrir une enquête sur toute allégation de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur une partie quelconque du territoire ukrainien .

Le Statut prévoit en effet que le Procureur ne peut ouvrir une enquête qu’avec l’accord de la Chambre préliminaire de la CPI (Statut, art. 15, §§ 3-4). Le Procureur ne va cependant pas enquêter sur l’existence du crime d’agression dénoncé par l’assemblée générale des Nations Unies (voir plus haut) car la Cour ne peut connaître de ce dernier lorsqu’il est commis par des ressortissants d’un État non partie au Statut (Statut, art. 15bis, § 5), ce qui est le cas de la Russie.

En conclusion

10. La guerre menée par la Russie en Ukraine n’échappe donc pas complètement à la possibilité d’un examen judiciaire international : même si les instances juridictionnelles examinées ici (sans préjudice de ce que pourra dire la Cour européenne des droits de l’homme) ne pourront pas se prononcer sur l’ensemble des questions en jeu (sécession du Donbass, adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union européenne, agression de la Russie contre l’Ukraine, annexion de la Crimée par la Russie, etc.), la CIJ pourrait néanmoins juger de la réalité du génocide imputé par Poutine à l’Ukraine et, indirectement, suggérer l’illégalité de l’invasion russe.

11. Quant à la CPI, elle pourrait constater l’existence, ou non, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, voire des crimes de génocide. Cela ne ressuscitera pas les trop nombreux morts déjà causés par cette guerre et cela n’apaisera pas la douleur de leurs proches mais cela contribuera certainement à la vérité historique (« res judicata pro veritate habetur », disaient déjà les juristes de l’antiquité romaine).

12. Les leçons de l’Histoire restent, hélas, trop souvent lettre morte.
Pour Einstein, si l’on voulait avoir une idée de l’infini, il fallait penser à l’univers et à la bêtise humaine encore qu’il n’était pas certain du premier…
Il faut à présent espérer que la diplomatie l’emportera sur la violence car les concessions, même injustes, sont toujours préférables à la mort : « la vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie humaine » (Malraux).

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Éric David


Auteur

Professeur émérite de droit international de l’Université libre de Bruxelles
Président du Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles

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