Les zones de basses émissions à Bruxelles
1. Conformément aux obligations de « lois européennes » dites de droit dérivé (la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 ‘concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe’, modifiée et refondue par la directive (UE) 2024/2881 du 23 octobre 2024) et à des recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé, les autorités bruxelloises ont mis en place depuis quelques années un échéancier visant à améliorer de manière continue la qualité de l’air urbain.
2. Bien que la mise en œuvre de l’article 7bis de la Constitution consacré au développement durable en tant qu’objectif de politique générale (arrêt n° 115/2025 du 11 septembre 2025, B.10.2 et 10.3) a permis de réduire les émissions de plusieurs polluants atmosphériques, la capitale européenne n’a pas encore décroché la couronne de la qualité de l’air le plus sain.
3. À cet égard, la création de zones de basses émissions par l’ordonnance (c’est-à-dire une « loi bruxelloise ») du 21 mars 2025, zones dont l’accès est restreint ou interdit pour certains véhicules automoteurs afin d’améliorer la qualité de l’air, constitue la clé de voûte de cette approche réglementaire.
Les recours devant la Cour constitutionnelle en matière de protection de l’air
4. La Cour constitutionnelle (en abrégé : C.C.) avait déjà eu à connaître des recours en annulation contre ces zones. Elle avait rejeté les recours introduits à l’encontre de l’ordonnance bruxelloise et du décret wallon prévoyant la création de telles zones, au motif que les mesures litigieuses poursuivaient un objectif d’intérêt général promu par la directive 2008/50, qui consiste à améliorer la qualité de l’air et, partant, la protection de l’environnement et de la santé humaine (C.C., n° 37/2019, 28 février 2019 ; C.C., n° 43/2021, 11 mars 2021).
5. En vertu de l’article 6, § 1er, II, 1°, de la loi spéciale ‘de réformes institutionnelles’, qui organise le fédéralisme belge, les Régions sont compétentes en matière de « protection de l’air contre la pollution » tandis que l’État fédéral est compétent en matière de police générale de la circulation routière.
Ceci dit, des règlements complémentaires de circulation routière peuvent être adoptés par les Régions tant qu’ils ont un champ d’application particulier et visent à adapter la réglementation générale sur la circulation aux circonstances locales ou particulières (C.C., n° 37/2019, 28 février 2019, précité, B.10.1).
2025 : le report de l’entrée en vigueur de l’ordonnance « LEZ » du 2 mai 2013
6. Après quelques cafouillages, le Parlement bruxellois a modifié, par une ordonnance du 21 mars 2025, le Code bruxellois de l’air, du climat et de la maîtrise de l’énergie.
L’objet de cette ordonnance modificative était de reporter l’entrée en vigueur de la nouvelle phase de la zone de basses émissions, qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 2025, au 1er janvier 2027, soit un report de deux ans.
Grâce à ce report, certains véhicules qui n’étaient pas autorisés à circuler dans la zone de basses émissions au 1er janvier 2025, y étaient à nouveau autorisés, pour un délai de deux ans. Il s’agissait notamment des voitures à motorisation diesel Euro 5 (immatriculées entre 2011 et le 31 août 2015) et des voitures à motorisation essence Euro 2 (immatriculées entre 1997 et fin 2000). Ce report était justifié par un risque d’exclusion sociale des ménages à faible revenu ne pouvant acquérir un nouveau véhicule, de fragilisation économique exacerbée par la succession des crises sanitaires, énergétiques et inflationnistes, et enfin en raison du report ou de la suppression desdites zones par les deux autres régions.
La suspension par la Cour constitutionnelle du report de l’entrée en vigueur de l’ordonnance « LEZ »
7. des associations et des personnes physiques victimes de la pollution ont demandé la suspension et l’annulation de cette ordonnance du 21 mars 2025 de report de l’entrée en vigueur de l’ordonnance « LEZ » du 2 mai 2023.
Conformément à la procédure, la Cour s’est d’abord penchée sur la demande de suspension de cette ordonnance.
8. Dans un moyen (autrement dit : un argument) unique, les parties requérantes arguaient que l’ordonnance modificative violait l’article 23 de la Constitution, interprété généralement comme interdisant au législateur de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection sanitaire et environnemental offert par une législation préexistante. En effet, le report de la phase 2025 de la zone de basses émissions aurait dû entraîner, selon elles, un recul significatif non justifié du degré de protection du droit à la santé et du droit à un environnement sain découlant de l’ordonnance dont l’entrée en vigueur était reportée.
9. Dans son arrêt n° 115/2025 du 11 septembre 2025, la Cour constitutionnelle a suspendu l’ordonnance modificative du 21 mars 2025.
S’agissant de l’urgence justifiant la suspension, la Cour l’a déduite d’un préjudice grave et irréparable qui résulterait de la dégradation de la santé d’un enfant de huit ans qui souffre d’asthme chronique (B.5 de l’arrêt).
La Cour rappelle d’abord que l’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill, qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable (B.8.4 de l’arrêt).
Après avoir retracé l’historique de la réglementation bruxelloise sur les zones de basses émissions en vue de mettre en exergue la limitation progressive des polluants émis par les véhicules, les obligations de droit international et de droit dérivé, elle souligne que la protection de l’environnement et de la santé relève d’une « préoccupation sociale essentielle » (B.10.1 de l’arrêt).
Elle conclut que la restauration de l’autorisation de circulation pour deux ans de véhicules immatriculés à une date pouvant remonter jusqu’à 28 ans constitue, compte tenu du fait que les véhicules les plus anciens sont également les plus polluants, un recul significatif du degré de protection du droit à la santé et du droit à un environnement sain (B.10.4 de l’arrêt).
10. L’obligation de standstill n’est pas absolue. En effet, un recul du niveau de protection peut être admis pour des motifs d’intérêt général.
Or, les justifications avancées par le Parlement bruxellois pour adopter l’ordonnance du 21 mars 2025 quant à la situation des ménages les plus précarisés et des travailleurs indépendants qui utiliseraient des véhicules devant être prohibés, ne sont pas étayées (B.11.1 à B.12 de l’arrêt). La Cour souligne notamment le caractère paradoxal de l’argumentation avancée par les autorités bruxelloise : sur ce sujet, des études scientifiques montrent que la catégorie de la population précarisée que l’ordonnance attaquée vise à protéger est également celle qui est la plus exposée à la pollution atmosphérique causée par les véhicules.
11. Assurément, la Cour constitutionnelle a consacré un véritable droit à un air de qualité, essentiel à la santé publique, qui implique un durcissement progressif des mesures réglementaires, lesquelles ne peuvent connaître de reports injustifiés.
Et après ?
12. Les arrêts de suspension de la Cour constitutionnelle, qui doivent être fondés sur l’existence d’un moyen (un argument) sérieux et sur l’existence d’un préjudice grave difficilement réparable, n’ont qu’un effet provisoire puisqu’en vertu de l’article 25 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 ‘sur la Cour constitutionnelle’, la Cour doit se prononcer sur le recours en annulation dans les trois mois de l’arrêt ordonnant la suspension, à défaut de quoi celle-ci cesse immédiatement ses effets. Sur les différences entre la suspension et l’annulation d’une loi, d’un décret, d’une ordonnance ou d’un acte administratif, il est renvoyé à l’article suivant de Pierre Vandernoot publié sur Justice-en-ligne, « Annulation et suspension : quelles différences ? ».
L’audience de la Cour constitutionnelle consacrée au recours en annulation a eu lieu le 12 novembre 2025. Elle devrait prononcer prochainement son arrêt sur l’annulation ou non de l’ordonnance du 21 mars 2025. Il est toutefois exceptionnel qu’une suspension ne soit pas suivie d’une annulation. Actualité à suivre.