1. La loi polonaise ne permet pas aux couples de même sexe de se marier ; et elle ne crée pas non plus de statut alternatif de protection pour eux.
Tout au plus, quelques législations éparses reconnaissent-elles l’existence des cohabitants de fait (de même sexe ou non) pour leur conférer certains droits, comme la transmission du bail conclu par le compagnon décédé au compagnon survivant.
2. Cette situation est condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt récent (Przybyszewska et autres c. Pologne, req. n° 11454/17 et 9 autres, du 12 décembre 2023) comme contraire au droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
3. Pour bien comprendre le raisonnement de la Cour, il faut rappeler qu’elle constitue un organe, non pas de l’Union Européenne, mais du Conseil de l’Europe.
Ce Conseil rassemble un ensemble bien plus important d’États que l’Union : 45 contre 27, y compris la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan.
La Russie en était également membre jusqu’à son expulsion en 2022 à la suite à son offensive contre l’Ukraine, autre membre du Conseil de l’Europe.
Un ensemble aussi nombreux et disparate de pays, ne peut naturellement avoir une conception uniforme de notions culturellement sensibles, comme le mariage et son ouverture éventuelle aux couples homosexuels.
4. En conséquence, la Cour, pour aboutir à prendre des décisions dans ce domaine, est obligée de trouver des voies alternatives.
En effet, les décisions de la Cour sont prises à la majorité des juges, nommés par les divers États du Conseil de l’Europe (dont, obligatoirement, un juge du pays mis en cause, ici la Pologne), et les juges qui ne sont pas d’accord avec la majorité peuvent exprimer publiquement leur désaccord dans une opinion dissidente. C’est d’ailleurs ce que le juge polonais a fait dans l’arrêt commenté.
5. Dans sa recherche d’un consensus relatif, ou en tout cas d’une majorité, la Cour a fixé sa jurisprudence sur le statut des couples homosexuels de la manière suivante.
Les États ne sont pas obligés d’ouvrir le mariage proprement dit, qui est spécifiquement protégé par l’article 12 de la Convention, aux couples homosexuels.
Mais, s’ils ne le font pas, alors ils sont obligés de créer pour ces couples un statut alternatif consistant.
La Cour prend le soin de spécifier le contenu de cette « consistance minimale » en y incorporant des éléments tant matériels (pension alimentaire, taxation et droits successoraux) que moraux (droits et devoirs en matière d’assistance mutuelle au sein du couple) : un mariage sans le nom, en quelque sorte.
6. Si un État membre du Conseil de l’Europe à la fois refuse l’ouverture du mariage aux couples homosexuelles et ne crée pas de statut légal alternatif, alors il viole une autre disposition de la Convention, étant l’article 8, qui protège le droit des personnes à pouvoir mener une vie privée et familiale.
Cette notion de « vie familiale », qui est un concept bien moins culturellement connoté que celui de « mariage », fait par conséquent beaucoup moins débat au sein de la Cour, laquelle a donc pu lui donner une portée très étendue, qui inclut les couples composés de personnes de même sexe.
7. La Pologne, condamnée par la Cour, a donc à présent l’obligation positive de changer sa législation, soit en ouvrant le mariage civil aux couples homosexuels, soit en créant, sous un autre nom, un statut légal pour ces couples, comprenant des effets, sinon identiques à ceux du mariage, du moins comparables dans leur consistance.
8. Mais, ni la Cour, ni les autres organes du Conseil de l’Europe, n’ont le pouvoir de se substituer à la Pologne, contrairement à l’Union européenne, qui a un pouvoir législatif direct (par le règlement européens) et indirect (par les directives européennes).
Cela pourrait donc prendre un certain temps : par comparaison, la Belgique, condamnée en 1979 dans l’arrêt Marckx pour sa législation discriminatoire à l’égard des enfants nés hors mariage, n’a changé sa législation sur ce point qu’en 1987.
Mais il est probable que le nouveau Gouvernement polonais aura à cœur de satisfaire également aux exigences de la Cour de Strasbourg.
9. Qu’en est-il de la Belgique, qui est membre du Conseil de l’Europe ?
Depuis 2000, notre législation connaît une institution, nommée cohabitation légale, qui avait pour vocation de protéger les couples homosexuels.
Mais les effets de ce statut sont très inférieurs à ceux du mariage, et ne comprennent notamment pas d’effets alimentaires (sauf si les parties le prévoient expressément par une convention notariée) ni de devoir d’assistance morale entre cohabitants légaux.
Cependant, notre pays a ouvert le 2003 le mariage civil proprement dit aux couples homosexuels et leur a permis en 2006 d’adopter ensemble un enfant.
On peut donc considérer que notre pays satisfait aux exigences de l’article 8 de la Convention.
Bien entendu, on peut se demander si les couples qui, non mariés ni cohabitants légaux, vivent en union libre – qu’ils soient homo ou hétérosexuels – sont suffisamment protégés dans leur vie familiale par la loi belge, mais c’est là « une autre histoire »…
Votre point de vue
Denis Luminet Le 4 février à 09:13
Bizarre qu’à Strasbourg, on protège [sur la base de l’article 8 de la Convention] les couples formés de deux femmes ou de deux hommes, mais pas ceux réunissant deux femmes et un homme, en invoquant l’opinion publique supposée [Bibi vs. The United Kingdom] : "the practice of polygamy being deemed unacceptable to the majority of people who live there". Certes, c’était en 1992 ...
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