Le Conseil d’État a tranché : le droit des demandeurs d’asile de vivre dans des conditions dignes ne souffre pas d’exceptions

par Christine Flamand - 27 septembre 2023

Vous avez certainement entendu parler de l’arrêt du Conseil d’État du 13 septembre dernier, n° 257.300, qui suspend la décision d’exclure les hommes seuls demandeurs d’asile des centres d’accueil de FEDASIL. De même, il a été beaucoup question du non-respect par le Gouvernement et la Secrétaire d’État de cet arrêt.
Que s’est-il exactement passé ? Que dit la loi et qu’en a déduit le Conseil d’État ? Et quelle est la portée de la décision gouvernementale de ne pas respecter cette suspension décidée par la plus haute juridiction administrative du pays ?
Christine Flamand, chargée de cours et chercheuse à la Faculté de droit de l’Université catholique de Louvain (Équipe droit européen et migration, EDEM), répond à ces questions.

Les rétroactes

1. Un communiqué de presse du Cabinet de la Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration annonce le 29 août 2023 que les places d’accueil pour les demandeurs d’asile seront désormais réservées aux familles avec enfants, à l’exclusion des hommes seuls.
En d’autres mots, cette décision permet à l’agence fédérale en charge de l’accueil (FEDASIL) de ne plus désigner de logement aux hommes seuls. Avec pour conséquence que ceux-ci se retrouveront à la rue, dans le dénuement le plus complet, à l’arrivée de l’hiver, ce qui ne leur permettra pas de vivre dans des conditions dignes.

Que dit la loi de 2007 ?

2. Or, la loi du 12 janvier 2007 ‘sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories d’étrangers’, en son article 6, prévoit que toute personne qui sollicite une protection internationale en Belgique (autrement dit : qui y demande l’octroi du statut de réfugié) pourra bénéficier d’un logement pendant la durée de la procédure. Il s’agit d’une aide matérielle (pas d’aide financière mais le gîte et la nourriture).
La loi ne fait pas de distinction entre les personnes à héberger. Donc, toute personne qui introduit une demande d’asile se verra désigner un centre d’accueil, adapté à ses besoins, peu importe son sexe ou sa composition familiale. Cette loi est inspirée par une directive européenne relative à l’accueil des demandeurs d’asile (directive 2013/32/EU du 26 juin 2013 ‘établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte)’).

Les recours devant le Conseil d’État

3. La décision de la secrétaire d’État suscite une inquiétude et une incompréhension telles que plusieurs associations, actives sur le terrain de l’aide aux demandeurs d’asile, intentent un recours au Conseil d’État en extrême urgence en sollicitant la suspension de l’acte administratif édictant cette mesure.
L’urgence est dictée par le fait qu’il faut éviter que la mesure ne soit appliquée ou d’interrompre sa mise en œuvre.

4. Une difficulté demeure : il n’y a pas d’acte clair à attaquer car il s’agit d’une mesure orale prise et personne n’a trace d’un document qui en confirme la matérialité (ou l’existence).
Toutefois, le Conseil d’État estime le recours recevable, l’urgence étant établie au vu du risque imminent d’être privé de l’accueil, et examine la requête.

L’arrêt du Conseil d’État

5. Le 13 septembre 2023, le Conseil d’État suspend l’exécution de cette mesure en quelques jours.
Il est très clair dans son raisonnement : comme la loi sur l’accueil prévoit en son article 6 que « tout » demandeur d’asile a droit au bénéfice de l’aide matérielle dès la présentation de sa demande d’asile, une catégorie de personnes, soit les hommes, ne peut être exclue du bénéfice de cette disposition, sans violer les articles 3 et 6 de cette loi. Par conséquent, tout demandeur d’asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine.

6. Cet arrêt est fondamental car il rappelle les obligations de l’État dans ce cadre et souligne que ce droit ne souffre d’aucune exception. Aucune catégorie de personnes ne peut être exclue du bénéfice de cette aide.
Et pour cause, depuis plusieurs mois voire des années, les secrétaires d’État en charge de l’asile et la Migration n’ont pas adapté les places disponibles au nombre de personnes arrivant sur le territoire, mais ont veillé à fermer des centres d’accueil dès qu’il y avait une diminution de demandes d’asile.
Cette politique peu proactive a engendré un manque récurrent de places d’accueil. Par conséquent, l’instance en charge de l’accueil, FEDASIL, a commencé à prioriser certaines catégories de personnes, dites vulnérables, telles les familles avec de jeunes enfants, les femmes seules, les femmes enceintes ou encore les mineurs étrangers non accompagnés (« MENA »). Or, parmi les hommes demandeurs d’asile seuls, beaucoup ont subi des trajectoires traumatisantes, par exemple par la Lybie, et devraient pouvoir être considérés comme vulnérables.

La réaction du Gouvernement à l’arrêt

7. La Secrétaire d’État a d’emblée réagi en disant qu’elle ne respecterait pas l’arrêt du Conseil d’État car elle n’en a pas le moyens.
Écarter une telle décision de la plus haute juridiction administrative de notre pays n’est pas digne d’une Secrétaire d’État ni d’un État de droit.
Une carte blanche parue dans Le Soir et Le Standaard, le mercredi 20 septembre, le rappelle :
« L’une des règles du jeu les plus élémentaires en démocratie implique que les autorités publiques se soumettent à la loi, ainsi qu’aux décisions rendues par les juridictions en application de celles-ci ».

D’autres condamnations de l’État belge, en ce compris par la Cour européenne des droits de l’homme

8. Or, cela fait des mois que les décisions de justice prises en matière d’accueil par les tribunaux et la Cour du travail, enjoignant FEDASIL de trouver un hébergement, ne sont pas respectées.
À la suite de la méconnaissance récurrente d’exécuter ces décisions judiciaires, les avocats ont demandé à la Cour européenne des droits de l’homme des mesures provisoires pour obliger l’État belge à respecter ces décisions afin de sauvegarder la dignité de ces personnes. Ils invoquaient une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit les traitements inhumains et dégradants.
Un peu moins de 150 personnes ont obtenu ces mesures provisoires (Cour eur. D.H., 15 novembre 2023, Msallem et 147 autres c. Belgique). Ces recours et ces décisions ont été précédemment commentés sur Justice-en-ligne dans l’article suivant d’Hélène Gribomont : « ‘Crise de l’accueil’, non-respect des décisions de Justice par Fedasil et mesures provisoires : de Bruxelles à Strasbourg » (lire aussi : Émilie Vanhove, « Le recouvrement forcé des astreintes dues par Fedasil : peut-on saisir les biens d’une institution publique ? »).

9. Dans un cas, qui concerne l’affaire Camara c. Belgique, la suspension, décidée par la Cour le 31 octobre 2022, s’est prolongée au niveau du fond et, cette fois-ci, la Belgique, par un arrêt du 18 juillet 2023, a été condamnée par la Cour européenne en raison du non-respect des décisions des juridictions belges et la carence systémique (c’est-à-dire le non-respect systématique) des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives relatives à l’accueil des demandeurs de protection internationale (violation de l’article 6 de la Convention européenne, qui prévoit le droit à un procès équitable).

Conclusion

10. Derrière cette attitude de la Secrétaire d’État de ne pas respecter l’arrêt du Conseil d’État, il y a une volonté, par ces effets d’annonce, de faire passer le message que la Belgique n’accueillera pas les hommes seuls et que cela ne sert donc à rien de venir en Belgique pour demander une protection internationale. De plus, à l’approche des élections, elle espère engranger des voix en gardant une ligne politique inhumaine et indigne.
Pourtant, il y a des solutions à portée de main si la volonté politique était là… En effet, elle pourrait faire appel à d’autres mécanismes lui permettant de pallier le manque de places, tels qu’un plan de répartition (sur la base de l’article 57ter/1 de la loi organique des CPAS), l’idée du plan de répartition étant de veiller à une répartition harmonieuse des places d’accueil entre les communes, ou l’octroi d’une aide financière. Lors de l’afflux d’Ukrainiens en Belgique, qui totalise à ce jour plus de 60.000 personnes, des solutions ont été trouvées, sans en faire tout un foin…

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chargée de cours et chercheuse à la Faculté de droit de l’UCLouvain (Équipe droit européen et migration, EDEM)

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