De l’adoption de la loi Duplomb à sa censure partielle
1. Le 8 juillet 2025, l’Assemblée nationale française adoptait définitivement la proposition de loi ‘visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur’ (dite « Duplomb »), déposée par les sénateurs Laurent Duplomb (Les Républicains, LR) et Franck Menonville (Union des Démocrates et Indépendants, UDI).
Très contesté au-delà même du Parlement, le texte institue, par décret (c’est-à-dire par un acte du pouvoir exécutif) et sous conditions, une possibilité de déroger à l’interdiction des néonicotinoïdes, notamment l’acétamipride, et des semences traitées, alors que leur usage est interdit en France depuis la loi du 8 août 2016 ‘pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages’.
2. À la suite de l’adoption du texte, trois saisines parlementaires ont été déposées entre le 9 et le 15 juillet 2025 devant le Conseil constitutionnel pour en revendiquer la non-conformité aux exigences de la Charte de l’environnement, désormais élément du « bloc de constitutionnalité », c’est-à-dire partie intégrante des dispositions auxquelles toute loi doit se conformer, au même titre que la Constitution, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946.
Le respect du bloc de constitutionnalité vise ainsi à garantir que les valeurs fondamentales, dont la protection de l’environnement, s’imposent à l’action des pouvoirs publics.
3. Dans le même temps, une mobilisation inédite voit le jour : le 10 juillet 2025, une pétition citoyenne lancée par une étudiante réclame l’abrogation de la loi. Elle franchit en quelques jours le seuil d’un million, puis de deux millions de signatures, établissant un record sur la plateforme de l’Assemblée nationale.
Les pétitionnaires dénoncent la réintroduction de substances qualifiées de « tueuses d’abeilles », ce qui accentue la couverture médiatique et politique entourant le texte.
Si cette mobilisation n’a pas d’incidence juridique directe sur le contrôle de constitutionnalité (le Conseil constitutionnel n’étant pas saisi des pétitions pour apprécier la conformité d’une loi au bloc de constitutionnalité), elle a néanmoins nourri le débat public et politique. Elle n’est pas non plus dénuée d’effet institutionnel : le règlement de l’Assemblée nationale prévoit en effet que toute pétition recueillant plus de 500.000 signatures, réparties dans au moins trente départements ou collectivités d’outre-mer, peut être inscrite à l’ordre du jour et faire l’objet d’un débat en séance.
4. Tel est le climat de controverse politique intense et de mobilisation citoyenne sans précédent qu’intervient, le 7 août 2025, la très attendue décision du Conseil constitutionnel.
Parmi les dispositions censurées figure le passage le plus polémique de l’article 2 de la loi « Duplomb », qui ouvrait la possibilité, par décret et sous conditions, de déroger à l’interdiction des néonicotinoïdes et des semences traitées.
Le Conseil justifie sa censure par une insuffisance d’encadrement du dispositif au regard de l’article 1er de la Charte de l’environnement, lequel reconnaît à chacun le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.
La Charte n’est plus seulement symbolique
5. La référence par le Conseil constitutionnel à l’article 1er de la Charte de l’environnement (« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ») est déjà en soi significative.
Ce texte, formulé en des termes très généraux, se présentait à l’origine comme une simple proclamation de principe, sans interdiction précise. Lors de son adoption en 2005, la Charte fut d’ailleurs largement perçue comme un texte « symbolique », davantage déclaratif que véritablement prescriptif pour les pouvoirs publics.
Son intégration au bloc de constitutionnalité a toutefois ouvert la voie à son invocation juridique dans le cadre du contrôle de la loi. C’est surtout la pratique jurisprudentielle, tant du juge constitutionnel que du juge administratif, qui a progressivement transformé cette Charte en véritable instrument normatif : d’un texte de proclamation, elle s’est muée en un réservoir de normes opératoires, désormais capable de s’imposer directement au législateur.
6. Si une telle mobilisation de l’article 1er de la Charte est remarquable, elle n’était pas tout à fait inentendue. Cinq ans auparavant, dans sa décision n° 2020-809 DC relative à la filière betterave sucrière, le Conseil avait déjà souligné l’importance de cet article en reconnaissant les atteintes graves que peuvent causer les néonicotinoïdes à la biodiversité, à l’eau, aux sols et à la santé. Il avait cependant admis la constitutionnalité de la loi, qui autorisait une dérogation limitée, strictement encadrée dans le temps et les conditions, sans procéder à une censure.
En mars 2025, par sa décision n° 2025-876 DC concernant la protection de l’environnement aquatique, le Conseil franchissait une étape supplémentaire en censurant des dispositions privant cette protection de garanties légales, fondant sa décision sur le non-respect des articles 1er et 3 de la Charte de l’environnement, ce qui confirmait ainsi la force normative de ce texte.
7. En ce sens, la décision du 7 août 2025 s’inscrit dans cette jurisprudence évolutive : en censurant la dérogation prévue à l’article 2 de la loi « Duplomb », elle affirme que l’article 1er à lui seul de la Charte de l’environnement n’est plus une simple déclaration de principes, mais une norme constitutionnelle contraignante qui peut limiter les choix du législateur en matière environnementale.
Une dérogation insuffisamment encadrée
8. Dans sa décision du 7 août 2025, le Conseil constitutionnel a examiné les conditions d’encadrement de la dérogation à l’interdiction d’utilisation des néonicotinoïdes prévue par l’article 2 de la loi Duplomb, en les confrontant aux critères qu’il avait établis dans sa décision précitée du 10 décembre 2020 portant sur la filière betterave sucrière.
Ce précédent jurisprudentiel fixait trois conditions essentielles pour qu’une dérogation soit conforme à l’article 1er de la Charte de l’environnement. La dérogation devait d’abord être limitée aux filières confrontées à une menace grave et spécifique compromettant leur production. Elle devait ensuite être strictement temporaire, cantonnée à une durée déterminée, afin d’éviter que l’exception ne devienne la règle. Enfin, elle devait s’accompagner de garanties procédurales solides, excluant notamment les modes d’utilisation à risque élevé, comme la pulvérisation susceptible de disperser largement des substances nocives.
9. L’article 2 de la loi « Duplomb » instaure toutefois une dérogation s’appliquant à toutes les filières agricoles, sans identification précise des menaces susceptibles de justifier cette exception. Contrairement à la jurisprudence de 2020, cette dérogation ne prévoit aucune limitation temporelle stricte et peut être prolongée aussi longtemps que le conseil de surveillance estime que les conditions sont réunies. Par ailleurs, elle autorise des usages à haut risque, dont la pulvérisation, accentuant la dispersion des substances nocives dans l’environnement.
10. Ce cadre large et peu contraignant ne garantit donc pas suffisamment la protection du droit fondamental de vivre dans un environnement sain, consacré par l’article 1er de la Charte de l’environnement. Le Conseil constitutionnel a ainsi constaté que ce manque d’encadrement privait l’article 1er de la Charte des garanties légales nécessaires. Par conséquent, il a déclaré cette disposition contraire à la Constitution, rappelant au législateur l’obligation de respecter le strict cadre imposé par la Charte et renforcé par sa jurisprudence.
11. Reste que la motivation de la décision demeure très sommaire, illustrant l’hyperformalisme caractéristique du Conseil constitutionnel, qui privilégie une motivation pauvre, sèche. Cette manière française de rendre la justice constitutionnelle tend ainsi à conférer aux décisions un caractère nécessaire, tout en alimentant les critiques quant à leur défaut de motivation, laissant planer certains doutes sur leur caractère arbitraire.