Google a abusé de sa position dominante sur le marché de la recherche générale, au profit de son outil de recherche spécialisée Google Shopping
1. Depuis 2008, le moteur de recherche Google représente 90 % du marché de la « recherche générale » en ligne dans l’Espace économique européen (EEE). En parallèle, Google a développé différents outils de « recherche spécialisée », par thème (pour les actualités, pour des renseignements et des offres commerciales de nature locale, pour les voyages par avion ou en vue de l’achat de produits, etc.).
2. Après avoir créé « Froogle », un outil de comparaison de produits en ligne, Google constate son échec face aux concurrents établis. L’entreprise renomme alors son service en « Google Shopping ». Elle met en place plusieurs stratégies commerciales pour en promouvoir l’utilisation. Ces pratiques ont été sanctionnées par la Commission européenne en tant qu’abus de position dominante.
Ces pratiques, quelles sont-elles ? Concrètement, la décision de la Commission du 27 juin 2017 [Case AT.39740 Google Search (Shopping)]identifie comme abusif le fait que Google affiche son comparateur de produits sur ses pages de résultats générales de manière proéminente et attrayante dans des encarts dédiés alors que, dans le même temps :
- d’une part, les comparateurs de produits concurrents ne pouvaient apparaitre sur ces pages que sous forme de résultats de recherche générale (liens bleus) ;
- d’autre part, les comparateurs concurrents étaient sujets à être rétrogradés au sein du classement des résultats génériques par des « ajustements ».
(Source : Commission européenne, Communiqué de presse du 27 juin 2017, « Pratiques anticoncurrentielles : la Commission inflige à Google une amende de 2,42 milliards d’euros pour abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche en favorisant son propre service de comparaison de prix »)
La Commission a souligné qu’elle sanctionnait non pas les différents critères de sélection choisis par Google (critères de pertinence ou mise en valeur) mais le fait que ces mêmes critères ne s’appliquaient pas de manière similaire à Google Shopping et aux comparateurs concurrents.
Selon la Commission européenne, cette stratégie a permis à Google Shopping de multiplier son trafic par 35 en Allemagne, tandis que certains services concurrents ont vu leur audience chuter de 85 %. En 2016, la Commission condamne Alphabet (Google) à cesser ses pratiques et à payer une amende de plus de 2,4 milliards d’euros.
Les règles de droit de la concurrence
3. La décision de sanction prononcée par la Commission européenne fait l’objet de plusieurs recours : devant le Tribunal de l’Union européenne d’abord, qui s’est prononcé le 10 novembre 2021, puis aujourd’hui devant la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un arrêt du 10 septembre 2024, celle-ci confirme la décision adoptée par la Commission à l’encontre de Google.
La Cour de Justice rappelle que :
- l’occupation d’une position dominante n’est pas en soi illégale, mais que l’abus de cette position dominante est sanctionné [article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE »)] ;
- constitue un tel abus les pratiques qui « font obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises, au maintien du degré de concurrence existant sur le marché ou au développement de cette concurrence ».
Ces principes rappelés, la Cour de justice rejette le recours contre le jugement du Tribunal qui avait confirmé la décision de la Commission : Google s’est écartée d’une concurrence par les mérites en faisant « effet de levier » et en prenant « [appui] sur sa position dominante sur le marché de la recherche générale pour favoriser son service de comparaison de produits sur le marché de la recherche spécialisée de comparaison de produits, en valorisant le positionnement et la présentation de son comparateur de produits et de ses résultats dans ses pages de résultats générales, par rapport aux services des comparateurs ».
4. L’abus de position dominante reproché à Google consiste à avoir déployé des pratiques qui font « effet de levier » de sa position dominante sur le marché de la recherche générale, vers le marché des comparateurs de produits. Déployer un effet de levier n’est cependant pas en soi illégal ; ce sont des « circonstances spécifiques » qui achèvent d’en caractériser l’illégalité.
La Cour relève que les trois « circonstances spécifiques » identifiées par le Tribunal suffisent à fonder l’existence d’un abus de position dominante de la part de Google. Il s’agit des circonstances qui suivent :
- l’importance du trafic généré par le moteur de recherche générale de Google pour les comparateurs de produits : le trafic permettait de bénéficier d’effets de réseau positifs dans la mesure où plus un comparateur de produits recevait de visites d’internautes, plus il accroissait la pertinence et l’utilité de ses services et plus les marchands étaient enclins à y recourir ; la perte de ce trafic pouvait conduire à un cercle vicieux et, à terme, à une sortie du marché des comparateurs de prix concurrents ;
- le comportement des utilisateurs effectuant des recherches sur internet : ils se concentrent, en général, sur les trois à cinq premiers résultats de recherche, ils n’accordaient pas ou peu d’attention aux résultats qui suivaient et notamment aux résultats en dessous de la partie immédiatement visible de l’écran, et ils tendent à présumer que les résultats les plus visibles étaient les plus pertinents, et ce indépendamment de leur pertinence effective ;
- le fait que le trafic détourné issu des pages de résultats générales de Google comptait pour une large part du trafic vers les comparateurs de produits concurrents : ce trafic ne pouvait pas être effectivement remplacé par d’autres sources, y compris par les annonces textuelles, les applications mobiles, le trafic direct, les renvois vers des sites partenaires, les réseaux sociaux ou les autres moteurs de recherche.
Finalement, la Cour constate que les pratiques de Google appliquaient à ses services un traitement plus favorable que celui accordé à ceux de ses concurrents. Au regard des trois circonstances spécifiques énoncées, ces pratiques présentent un risque d’effets anticoncurrentiels qui s’écarte d’une concurrence par les mérites. Elles constituent alors un abus de position dominante.
Le Digital Markets Act (« DMA »), nouvelle génération des règles de concurrence ?
5. L’intervention de la Commission visait à restaurer la concurrence sur le marché des services de comparaison de prix. Outre l’amende – colossale – de 2,42 milliards d’euros, Google devait encore corriger ses pratiques dans un délai de 90 jours, à peine d’astreintes.
La décision de la Commission intervenait cependant neuf années après le début de l’infraction, et huit années après la première plainte et l’ouverture des travaux de la Commission. Au total, l’arrêt de la Cour de justice intervient plus de quinze années après l’ouverture du dossier Google Shopping.
6. La défense de Google, mais aussi les difficultés probatoires propres à la démonstration d’un abus de position dominante, ont contribué à inciter la Commission européenne à adopter une nouvelle réglementation : le « Digital Markets Act » (ou « DMA » ou « législation sur les marchés numériques »), adopté sous la forme du règlement 2022/1925 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique, est destiné à réguler le comportement des plus grandes entreprises du numérique, appelées « contrôleur d’accès » (ou « gatekeeper » en anglais).
Le DMA interdit aux gatekeepers de déployer un certain nombre de pratiques commerciales qui empêcheraient de nouvelles entreprises d’entrer sur le marché.
Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) sont à présent « pré-classés » dans la catégorie des « grandes entreprises / contrôleurs d’accès » en sorte que la Commission ne devra plus démontrer qu’elles disposent d’une position dominante sur leur marché pour sanctionner certaines infractions, listées dans le DMA. Parmi celles-ci, l’interdiction de faire de « l’auto-préférence »… soit, exactement le type de pratiques interdit dans l’affaire Google Shopping.
À présent, toute entreprise active en ligne et aux prises avec un GAFAM, peut exiger de ne pas être moins bien traitée que les services complémentaires de la plateforme.