Glyphosate et Roundup dans l’œil du cyclone devant la Justice californienne

par Nicolas de Sadeleer - 13 décembre 2019

Dans plusieurs pays, la Justice est saisie pour intervenir, selon diverses techniques (responsabilité des États ou des entreprises). Monsanto, pour son produit Roundup, est l’une de celles qui est mise en cause ; Justice-en-ligne a consacré divers articles à ce sujet.

C’est cette fois la Cour supérieure de Californie qui, le 13 mai 2019, dans une affaire Pilliod et autres c. Monsanto Company et autres, a condamné l’entreprise américaine, rachetée depuis par le groupe allemand Bayer.

Nicolas de Sadeleer, professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles (Chaire Jean Monnet), explique cette décision.

1. Le glyphosate fait partie des substances actives qui se retrouvent dans l’herbicide Roundup, le plus utilisé au monde.

Au mois de mars 2015, le international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé a estimé que ladite substance devrait être classée comme « cancérogène probable pour l’homme ».

2. Après les affaires Dewayne Johnson et Edwin Hardeman, où la Cour supérieure de Californie (la Californie a 58 juridictions appelées « trial courts », une pour chaque comté) avait condamné la compagnie Monsanto à verser 289 et 78 millions $ de dommages et intérêts à deux victimes de lymphomes non hodgkinien causés en raison de leur exposition au Roundup, cette juridiction eut à connaître l’affaire Pilliod, du nom d’un couple qui avait répandu du Roundup sur sa pelouse pendant trois décennies. Cette nouvelle affaire constitue un précédent pour les 40000 victimes ou des membres de leurs familles qui poursuivent Monsanto devant les juridictions américaines.

En l’espèce, la Cour supérieure de Californie du comté d’Alameda, dans son arrêt Pilliod et autres c. Monsanto Company et autres du 13 mai 2019, a admis la thèse des victimes, selon laquelle leur cancer n’a pas été causé par la substance active glyphosate mais bien en raison de leur exposition au Roundup, dont la toxicité est plus élevée du fait que le glyphosate que l’herbicide contient interagit avec d’autres substances actives.

3. La Cour considère que les preuves réunies sur le glyphosate sont suffisamment étayées pour justifier les conclusions du jury selon lesquelles le Roundup a constitué un facteur déterminant dans le développement du lymphome non hodgkinien de M. Alva Pilliod, ainsi que pour le lymphome primitif du système nerveux de Mme Alberta Pilliod. En outre, la conception du Roundup était défectueuse. Quand bien même ces preuves étaient contestées par Monsanto, la Cour estime que le glyphosate peut être la cause d’un lymphome non hodgkinien et, en l’espèce, est à l’origine des lymphomes du couple Pilliod.

4. La compagnie Monsanto était en possession de preuves scientifiques démontrant la nature dangereuse de la substance bien avant que les victimes ne soient diagnostiquées comme souffrant d’un lymphome et qu’ils aient mis fin à l’utilisation du produit Roundup.

Si la compagnie défenderesse était en mesure d’invoquer « la meilleure connaissance scientifique et médicale généralement reconnue comme étant dominante » pour justifier l’information communiquée aux utilisateurs de l’herbicide, il n’en demeure pas moins qu’elle a constamment cherché à influencer la littérature scientifique en vue d’éviter que le public soit correctement informé du danger que présente le produit qu’elle avait mis sur le marché.

Dans le cas où le jury californien conclut que la partie défenderesse a tenté intentionnellement d’influencer l’état de la recherche scientifique et médicale en vue de minimiser un risque pour la santé, il peut raisonnablement déduire que l’information scientifique aurait probablement compromis les intérêts de Monsanto. Par conséquent, le jury a pu raisonnablement conclure que « la meilleure connaissance scientifique et médicale » aurait dû conduire l’entreprise à informer les utilisateurs des risques qu’ils encouraient en utilisant le Roundup.

La Cour insiste sur le fait que Monsanto détenait des informations confidentielles et, partant, avait tenté « d’empêcher, de décourager, voire même de dénaturer les recherches scientifiques ». L’obligation d’informer les utilisateurs se trouve ainsi violée (un document interne intitulé « safety data sheet » de 2010 n’avait pas été transmise aux acheteurs du Roundup).

5. À la lumière de sa jurisprudence antérieure, la Cour a réduit les dommages-intérêts non économiques assez significatifs accordés par le jury aux époux Pilliod. Ceux-ci s’élèvent néanmoins à un million $ par année de soins médicaux intensifs et de 300.000 à 600.000 $ pour les treize années à venir. Les sommes sont respectivement de 6 et 11 millions $ pour les époux.

6. S’agissant des dommages punitifs, leur octroi est justifiés du fait que Monsanto a « empêché, découragé et dénaturé la recherche scientifique ». Qui plus est, la société a fait montre d’« une indifférence totale à l’égard de la santé des personnes exposées au glyphosate en raison de son ingérence dans les recherches scientifiques en rapport avec la santé humaine ».

Au regard du droit de la common law (c’est-à-dire du système juridique applicable dans les pays anglo-saxons), de telles ingérences sont « répréhensibles » car elles dépassent largement le champ du débat politique.

La Cour a mis également l’accent sur la volonté de Monsanto de discréditer, au moyen d’articles pseudo-scientifiques (« ghostwriting research »), les évaluations du Centre international de recherche sur le cancer.

7. La Cour a toutefois réduit les dommages punitifs d’un milliard $ octroyés par le jury au motif qu’ils étaient « excessifs » du fait que le rapport dommages compensatoires/dommages punitifs généralement retenu par la jurisprudence était largement dépassé. Estimant qu’un rapport 4-1 est plus approprié qu’un rapport 54-1, elle a octroyé respectivement aux époux Pilliod 24 et 44 millions $ de dommages à titre punitif.

8. À la différence des deux affaires Dewayne Johnson et Edwin Hardeman, les avocats du couple Pilliod sont parvenus à faire la lumière, au moyen de nombreuses preuves, sur l’ingérence de Monsanto dans le débat scientifique. En prenant en considération l’exposition au Roundup, la juridiction californienne a confirmé la pertinence de l’évaluation de la dangerosité du glyphosate menée en 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer. On se souviendra que cette évaluation fut contestée par la suite par l’agence des produits chimiques et l’autorité de sécurité alimentaire de l’Union européenne, lesquelles se sont limitées à la substance glyphosate en excluant toute interaction avec d’autres substances.

Enfin, la condamnation de Monsanto met indirectement en cause la décision de l’agence américaine de l’environnement (EPA), qui, à l’instar de ses consœurs européennes (sur la légalité de la procédure d’inscription du glyphosate, voy. l’arrêt de la CJUE, 1er octobre 2019, Blaise, aff. C 616/17), autorise l’usage du glyphosate au motif qu’il n’est pas cancérigène.

Mots-clés associés à cet article : Responsabilité civile, Environnement, Monsanto, Santé, Glyphosate, Herbicide, Roundup, Bayer,

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 14 décembre 2019 à 17:28

    On peut lire l’arrêt ici :
    http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62017CJ0616&lang1=fr&type=TXT&ancre=

    Cela donne une idée de la manière dont on peut , par des arguments de droit, et règlements divers, tourner autour du pot de glyphosate ou de roundup, afin que les entreprises concernées continuent à faire de plantureux bénéfices. Des années durant, pendant lesquelles ce malheureux couple a arrosé sa pelouse d’herbicide, la débarrassant de ses herbes folles, mais favorisant, ce faisant, chez le mari comme chez la femme, l’apparition et le développement d’invasifs bien plus indésirables, des lymphomes.

    Répondre à ce message

  • skoby
    skoby Le 14 décembre 2019 à 12:15

    Il me paraît incontestable que ce produit est nocif pour la santé et que Monsanto
    en était informé. Des sanctions financières, et une interdiction de vente me paraît
    normal voire indispensable.

    Répondre à ce message

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Nicolas de Sadeleer


Auteur

professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet)

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