1. L’État de droit s’impose à tous, mais au premier titre aux élus de la Nation. Ils ont un devoir d’exemplarité. Comment peuvent-il exiger des citoyens qu’ils respectent les normes législatives qu’ils édictent si eux-mêmes les méconnaissent ?
Or c’est précisément ce qui s’est produit à l’aube de ce 26 avril au Parlement de la Communauté française (appelée aussi parfois de manière officieuse « Wallonie-Bruxelles ») lors du vote d’un décret réformant le décret dit ‘Paysage’.
Notre propos n’est pas de juger de l’opportunité d’un texte législatif voté dans la fureur et la précipitation mais d’examiner en droit la validité du processus de délibération et de vote et, en temps réel, d’examiner quelles obligations s’imposent au Gouvernement au moment de sanctionner et de promulguer le texte ainsi voté.
2. Dans la nuit du 25 au 26 avril 2024, au cœur de l’hémicycle du Parlement de la Communauté française, les spécialistes du droit constitutionnel ont assisté à un coup de force inédit, qui nous ramène à un principe cardinal dans une démocratie constitutionnelle : « La loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution », selon la célèbre formule du Conseil constitutionnel français. Dans un État de droit, toute loi doit en effet respecter la Constitution et, plus encore, l’ensemble du droit applicable.
3. Que dit ici le droit ?
Les lois coordonnées sur le Conseil d’État disposent, à l’article 2, § 2, que, lorsqu’un tiers des membres d’une assemblée législative demande l’avis de la section de législation sur une proposition de texte législatif, le ou la présidente de l’assemblée est obligée – il ou elle n’a pas le choix – de consulter le Conseil d’État. Le même article 2, § 2, précise que la demande est faite selon les modalités déterminées par les assemblées, chacune pour ce qui la concerne.
Fort de sa légitime autonomie organique, le Parlement de la Communauté française a inséré dans son règlement une disposition – l’article 55-4 – qui prévoit que, « [s]auf décision contraire du Parlement, la demande d’avis de la section de législation du Conseil d’Etat suspend le cours de la procédure en séance plénière ».
Deux interprétations de l’article 55-4 peuvent être envisagées.
La première consiste à permettre, si le Parlement le décide, de poursuivre les débats concomitamment à la demande de consultation de la section de législation du Conseil d’État mais sans procéder au vote du texte en cause. Cette interprétation est conforme au droit positif et préserve le caractère préventif de l’intervention de la section de législation.
Une seconde interprétation, celle retenue en l’espèce par le Parlement, l’autoriserait à voter le texte sans attendre l’avis demandé. Une telle interprétation du règlement est radicalement illégale en ce qu’elle réduit en cendres l’effet utile de l’avis et ne permet pas aux parlementaires – qui en ont le devoir vis-à-vis des citoyens – de voter un texte législatif en parfaite connaissance de cause, notamment sur sa conformité aux règles de droit supérieur. Les lois coordonnées sur le Conseil d’État sont univoques : le contrôle opéré par la section de législation est ici un contrôle obligatoire – il ne peut donc être question de l’élude –, mais c’est aussi un contrôle préventif. Or, il est assez évident qu’en cas de non suspension de la procédure de vote, la consultation du Conseil d’État perd tout objet le jour où le texte législatif est adopté.
4. En l’espèce, le décret réformant le décret Paysage est-il adopté et, si non, quand le sera-t-il ? Pour qu’un texte législatif soit adopté et ait donc une valeur législative, il ne suffit pas qu’il soit voté, encore faut-il qu’il soit sanctionné, en l’occurrence par le Gouvernement de la Communauté française, qui, dans la foulée, le promulguera.
La sanction est l’acte par lequel le Gouvernement communautaire, agissant en sa qualité de branche du pouvoir législatif, marque son accord sur le texte d’un projet de décret déjà voté par l’assemblée parlementaire. Elle représente, avec le droit d’initiative, l’une des deux tâches que Gouvernement accomplit dans l’exercice de sa fonction législative.
La promulgation intervient au même moment que la sanction. C’est l’acte par lequel le Gouvernement atteste que le texte a été régulièrement voté et le rend exécutoire. Par la promulgation, il ordonne aux autorités publiques de veiller à son application et, au besoin, par la mise en œuvre de la contrainte. La promulgation est le premier acte d’exécution du décret. Le Gouvernement n’agit plus en tant que branche du pouvoir législatif, mais bien en sa qualité de pouvoir exécutif, dont la mission est d’exécuter les décrets.
5. Aucune disposition constitutionnelle ou légale n’impose au Gouvernement communautaire de sanctionner et de promulguer immédiatement un texte voté par le Parlement.
Dès lors, la seule manière d’éviter un court-circuitage du Conseil d’État et donc une atteinte majeure à l’État de droit consisterait pour le Gouvernement de la Communauté française à postposer la sanction et, par la force des choses, la promulgation, du projet de décret et ce, jusqu’à la remise par le Conseil d’État de son avis, qui doit intervenir dans les trente jours, donc avant les élections.
Le jour où le Conseil d’État donnera son avis, de deux choses l’une. Ou bien l’avis ne soulève aucune objection juridique majeure à l’égard du projet de décret et ce dernier devra être sanctionné et promulgué avec de solides garanties juridiques. Ou bien l’avis soulève au contraire une ou plusieurs objections juridiques majeures et le Gouvernement pourrait refuser de signer le projet de décret. On l’a dit, en promulguant un décret, il l’authentifierait en couvrant les vices de procédure qui ont pu affecter le vote du décret. Sa responsabilité est donc très lourde.
6. Se pose certes la question de l’état de ce Gouvernement : est-il démissionnaire et est-il tenu de limiter son action à l’expédition des affaires courantes ?
La situation est insolite. À la suite du dépôt d’une proposition de décret, le Gouvernement s’est fortement divisé, deux partis de la majorité obtenant au Parlement une majorité alternative contre la volonté du troisième partenaire. Un Gouvernement à l’arrêt, divisé, est apparemment en état de mort clinique. Toutefois, juridiquement, aucun ministre n’ayant démissionné – ce qui aurait impliqué une communication faite au Parlement –, le Gouvernement n’est pas démissionnaire et son action n’est pas limitée à l’expédition des affaires courantes.
Il est donc toujours apte à décider ou non, dans le respect du consensus, de sanctionner et promulguer le projet de décret en cause. En l’absence de consensus, celui-ci restera à l’état de projet.