1. Qu’est-ce qui construit notre identité ? Voici une question vertigineuse qui s’adresse à chacun d’entre nous et nous taraude parfois l’esprit.
L’on trouve sans doute des éléments de réponse dans notre vécu, nos expériences de vie ou notre entourage.
Dans ce grand puzzle identitaire, nos parents constituent aussi une pièce majeure. Par la place qu’ils occupent souvent dans nos vies, ils nous encadrent, nous éduquent, nous aiment. Ils nous transmettent aussi leurs traits. Pourtant, si ces composantes sont au cœur de toute construction de l’individu, certains ne connaissent pas l’identité de leur(s) parent(s) génétique(s)…
2. Le 7 septembre dernier, dans son arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c. France, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur la question de l’anonymat du donneur de gamètes (sperme ou ovule) à destination d’une procréation médicalement assistée (« A.M.P. » en France.
La Cour a déclaré que l’impossibilité de fournir des informations identifiantes ou non-identifiantes d’un donneur à des enfants nés avant l’entrée en vigueur du nouveau dispositif d’accès aux origines ne violait pas le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme).
3. Récapitulons brièvement les faits.
Mme Gauvin-Fournis et M. Silliau ont été conçus dans les années ‘80 par insémination artificielle avec sperme issu de donneurs, technique consistant à injecter le sperme directement dans l’utérus de la future mère. Une fois adultes, ceux-ci ont connaissance de leurs conditions de procréation et désirent connaitre l’identité de leur géniteur respectif.
À cette fin, plusieurs demandes se succèdent devant les administrations et tribunaux français compétents, en vain.
Ils introduisent alors une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Si tout individu a le droit fondamental au respect de sa vie privée et familiale, ce qui inclut un droit à l’identité, un État peut intervenir dans les affaires privées d’une personne pour autant que son ingérence soit prévue par une loi, poursuive un objectif légitime et soit proportionnée. Afin de vérifier la légitimité et la proportionnalité d’une mesure, la Cour doit peser les différents intérêts et droits des parties en présence (cette technique est appelée « mise en balance des intérêts »), et se demander s’il n’y a pas d’alternatives moins restrictives.
5. À titre liminaire, il faut souligner que la France a suivi récemment la mouvance des États voisins et modifié sa loi de bioéthique le 2 août 2021 en permettant aux personnes nées d’un don de gamètes d’avoir connaissance d’un certain nombre de données, identifiantes ou non, du donneur.
L’enfant n’aura accès à ces données qu’une fois la majorité atteinte. Pour ceux nés sous l’ancien dispositif, le donneur doit aussi consentir expressément à la transmission des données. À défaut, son anonymat est préservé.
6. Devant la Cour, les requérants invoquèrent nombre de motifs, notamment ceux selon lesquels il y aurait une ingérence disproportionnée et illégitime de l’État français portant atteinte à leur droit au respect de la vie privée et familiale, entre autres leur droit à l’identité. Ils ont en effet souligné l’absence de toute protection de leurs intérêts dans la mise en balance qui devait être faite, en ce que l’inaccessibilité à l’identité du donneur entraverait leur développement et leur épanouissement personnel, contrarierait un besoin personnel des adultes qu’ils sont devenus, alors que l’accès à des informations de leur géniteur leur serait apaisant et salutaire dans leur quête d’identité.
En réponse, le gouvernement français soutient qu’il lui revient de protéger également l’intérêt et la volonté présumée du donneur. Dès lors, à défaut de son consentement exprès, il doit rester anonyme. L’intérêt général ainsi que le souci de sauvegarde des familles furent également invoqués.
7. La Cour a finalement conclu en faveur de l’État français, considérant que celui-ci aurait agi dans le cadre de sa marge d’appréciation et dans le respect de la mise en balance des intérêts en présence.
Mais cette décision fut prise à une courte majorité. En effet, bien que la protection de la vie privée du donneur et le respect de son consentement sont des considérations fortes, voire primordiales, il importe aussi de ne pas sous-estimer l’impact que peut avoir l’ignorance des origines dans le chef des enfants : comme le rappellent les requérants, la construction d’une identité passe aussi par la connaissance de ses géniteurs, et l’ignorance peut être source de souffrance et de troubles.
Ce constat s’applique aux enfants mineurs, bien sûr, mais aussi aux adultes, la quête d’identité ne cessant pas avec l’âge. Or, si ces enfants-adultes ne peuvent bénéficier de toutes les garanties spécifiques assurées par la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, il faudrait tout de même pouvoir leur reconnaitre une attention singulière. C’est en tout cas ce qu’ont soutenu plusieurs juges de la Cour (trois magistrats sur les sept) dans une opinion dissidente commune, soulevant que l’intérêt de tout enfant, peu importe l’âge, doit aussi être une considération primordiale.
8. De plus, le cas d’espèce de l’un des requérant pose question.
En effet, le donneur qui devrait consentir à la révélation de son identité est décédé, rendant la situation irrémédiable. L’on s’interroge : cette obligation de consentir ne s’éteint-elle pas après la disparition de celui qui pouvait seul en lever le secret de son vivant ?
En tenant compte de l’impact qu’a la privation de l’accès à l’identité du géniteur, et donc de la privation d’une dimension de son histoire, ne pourrait-il pas être envisagé que la considération d’un vivant prime sur celle d’un mort ? Le besoin du vivant, réel, devrait-il l’emporter sur les « dernières volontés », présumées, du défunt ? Et si l’on dépasse le point de vue de la requérante et du donneur vers ceux qui les entourent, l’on se questionne sur la réaction de la famille du défunt confrontée à une nouvelle réalité, celle d’un acte datant de plus de vingt ans mais créateur de vie.
9. Tellement de questionnements qui font croiser des enjeux moraux et éthiques, pragmatiques et théoriques, individuels et collectifs. Des questionnements qui se doivent d’être posés, tant les progrès scientifiques surpassent en vitesse le droit et les valeurs.
Aussi, si l’individu est toujours « l’enfant de… », le géniteur n’est plus aujourd’hui simple « donneur de… ». Il est aussi une dimension de l’histoire d’un autre. Le droit doit donc rappeler que le don est avant tout celui de la vie, une vie avec des questions qui cherchent des réponses.