Mère d’une survivante des attentats du 22 mars 2016, elle décrit son cheminement émotionnel et intellectuel lors du procès qui s’est tenu à Haren, sur une « île » écartée du monde où elle s’est rendue tous les jeudis, seule journée de la semaine où elle pouvait se libérer de ses obligations professionnelles.
On la suit d’abord dans le bus qui la transporte depuis la gare du quartier Léopold, où elle croise un sans-abri qui semble égaré là dans l’indifférence pour l’éternité. Puis c’est l’immense bâtiment du Justitia, où vont se retrouver des centaines de personnes pendant une année. Il y a là les parties civiles, ou plutôt les survivants, parfois accompagnés de leur famille, les journalistes, les avocats, les accusés en liberté, le personnel de la Croix-Rouge, les assistants de justice.
C’est que, pour comprendre, Sophie Pirson va aussi chercher des fragments de réponse en dehors du prétoire : dans les couloirs, dans la salle de presse, dans le local aménagé pour les victimes, dans la cantine, autour de la machine à café. En particulier par le partage au moment des pauses, qui permettent certes de se restaurer, mais surtout d’ouvrir la voie à la restauration de l’âme et du cœur.
Au fil du temps, écrit-elle, « cet espace entre la haine et le pardon que je cherchais à nommer se remplit petit à petit avec les témoignages des personnes rencontrées ».
Le procès lui-même traduit cette tension entre la rage et la compassion. On croise ainsi un jeune homme que l’attentat de Maelbeek a rendu aveugle et qui dit « J’ai la haine ! j’ai une rage et une rancœur ! Pour moi, il n’y a qu’un Coran. Celui dans lequel il est écrit ‘Si tu tues une personne, c’est comme si tu tuais toute l’humanité’ ». Puis un ancien basketteur qui raconte ses jambes déchirées et la suite, ajoutant : « Messieurs, vous avez demandé à vos avocats d’être traités comme des hommes. Je vous demande de me regarder comme un homme. Je vous pardonne. En vous pardonnant, je me détache des atrocités dont vous êtes accusés. Je me détache de la haine. La mission pour laquelle vous êtes accusés a échoué. Au lieu de me détruire, vous avez créé un homme avec une énergie de compassion, de tolérance, d’ouverture d’esprit, d’humanité. Une humanité encore plus puissante, que les bombes n’ont pas pu éteindre en moi ». Et encore ce père : « Vous avez pris la vie de ma fille chérie et vous avez presque détruit ma vie et celle de ma femme, seulement presque. Mais vous n’aurez pas ma haine. Car la haine, c’est vouloir la mort de l’autre, et la justice, c’est dominer la haine ».
Plus loin, elle fait le vœu que la douloureuse traversée du procès où toutes les contradictions de la condition humaine ont coexisté, ouvrira aux condamnés la voie à d’« autres possibles » et permettra aux victimes de dissiper des angoisses, d’adoucir des chagrins, de panser des blessures, de lever des amertumes. Car « il s’agit pour nous de rester pleinement du côté de la vie, de ne pas rallier cette sauvagerie où des hommes s’enivrent de l’odeur des cendres ».
Tout en se présentant comme un témoignage personnel, le livre met en lumière des questions universelles : la quête de justice, la mémoire collective, et la manière dont une société peut se reconstruire après un acte terroriste.
Avec une exigence d’authenticité qui implique un sens de l’observation presque scientifique, à travers un va-et-vient permanent entre le spectacle du procès et l’évolution de sa vie intérieure, l’auteure décrit admirablement les sentiments qui la bousculent. En lame de fond, ce récit montre aussi combien, au-delà de la mort et du malheur, la vie a besoin de bienveillance.
En écho à ce très beau texte, on se remet en mémoire les dernières répliques de la tragédie Électre, dans la version de Jean Giraudoux :
« - Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
– Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore ».