1. Si le droit, ses règles et ses procédures souffrent généralement d’une image rébarbative dans l’opinion publique, une manière plus divertissante d’en aborder la place prépondérante dans notre société consiste à les appréhender au travers d’œuvres de fiction. De nombreuses disciplines artistiques regorgent d’intrigues où des questions juridiques prennent une part importante. Les films de procès en sont une illustration saisissante, au même titre que certaines fictions littéraires.
De l’intérêt qu’il y a, pour les juristes comme pour les non-juristes, à fréquenter assidûment de telles œuvres, l’ouvrage de Jean-Pol Masson, consacré au droit dans la littérature française, constitue un témoignage éclairant.
2. Sa modestie dût-elle en souffrir, l’auteur a en effet réussi à venir à bout d’une somme monumentale par ses proportions.
D’une part, sous couvert de « littérature française », c’est plutôt de littérature « d’expression française » (ou francophone) qu’il est ici question. Les écrivains hexagonaux y côtoient leurs collègues belges, suisses ou canadiens écrivant dans la langue de Voltaire.
D’autre part, les textes étudiés couvrent, pour l’essentiel, quatre siècles de production littéraire, du XVIIe siècle à nos jours. Enfin, les différents registres de la fiction sont convoqués tour à tour : roman, théâtre, nouvelle.
Ce sont ainsi des dizaines, voire des centaines de références au trésor de la littérature d’expression française qui sont collectées, attestant de l’immensité de la tâche que s’est assignée l’auteur.
3. D’emblée, ce dernier précise toutefois que, dans les milliers de pages évoquées, une dimension particulière des pratiques juridiques se taille la part du lion : le procès, sous toutes ses formes. Au sein même de cette catégorie, ce sont, du reste, les procès criminels qui stimulent le plus l’imagination des écrivains en raison de la dimension tragique des dossiers traités, des enjeux vitaux en cause et des rituels procéduraux à l’œuvre.
Le travail de M. Masson se concentre donc essentiellement sur les représentations littéraires du procès (pénal, mais aussi civil et commercial).
4. Puisque, selon la formule de Shakespeare reprise à son compte par l’auteur, « le monde entier est un théâtre » et que, de ce monde, fait partie la justice, l’ouvrage se décompose en trois parties, dédiées respectivement aux « acteurs », à la « scène » – aux scènes, pour être plus précis – où se jouent les drames et au « répertoire » dont relèvent ces derniers.
À l’aide de citations, d’extraits et de résumés percutants de telle ou telle intrigue tirés d’un nombre impressionnant d’œuvres littéraires, Jean-Paul Masson nous rappelle ainsi combien la justice des hommes a excité la verve des écrivains. Magistrats, procureurs, juges d’instruction, avocats, greffiers, notaires : tous sont croqués, parfois jusqu’à la férocité, par les hommes de lettres.
De même, la diversité des juridictions où se jouent les procès est traitée avec toute l’ampleur requise, qu’il s’agisse de catégories familières aux praticiens du droit (justices pénale, civile, commerciale, militaire, etc.) ou de figures procédant davantage d’une observation sociologique (ainsi de la justice de classe).
Enfin, l’auteur montre comment toutes les grandes questions juridiques ont pu inspirer la littérature d’expression française. Il n’est du reste pas seulement question d’institutions de droit positif (la loi, la propriété, le contrat, la famille, les successions, la faillite, les crimes et délits, etc.), mais aussi de débats qui relèvent davantage de la philosophie du droit, tels que ceux portant sur la règle juridique injuste ou la supériorité de la loi naturelle sur la loi humaine.
5. Dans le cadre limité d’une recension, il est évidemment impossible de rendre compte de toute l’étendue et du foisonnement des références mobilisées par M. Masson dans son essai. Dans l’histoire de la littérature francophone, quelques sommets méritent toutefois d’être spécifiquement mis en avant, ainsi que lui-même s’y emploie d’ailleurs.
D’abord, au XVIIe siècle, c’est au théâtre que la représentation fictionnelle du droit est la plus répandue, avec les savants jargonnants des pièces de Molière ou bien la figure drolatique du juge Dandin dans la comédie de Racine Les Plaideurs.
Ensuite, au XIXe, la forme romanesque est la plus riche en chefs-d’œuvre traitant, en tout ou en partie, du droit et de ses acteurs. De cette forme, la Comédie humaine de Balzac constitue probablement la réalisation la plus aboutie : l’auteur est en effet particulièrement prolixe sur des questions de droit parfois très pointues et rend compte de nombreux aspects de l’activité judiciaire, depuis les tribunaux de commerce jusqu’à la procédure pénale. Ainsi, en matière commerciale, qui, mieux que lui, aura dépeint les affres de la faillite sous le régime du Code de commerce de 1807 dans Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau ? En matière pénale, rappelons en particulier que c’est dans son roman Splendeurs et misères des courtisanes que Balzac décrit le juge d’instruction comme « l’homme le plus puissant de France », expression qui n’a cessé d’être reprise depuis lors.
Enfin, au XXe siècle, le registre du roman policier, genre populaire par excellence, est privilégié pour croquer la justice, perçue dès lors, pour l’essentiel, dans sa dimension pénale. De ce point de vue, nombre d’écrivains belges (ou d’origine belge) d’expression française se sont distingués en conférant à la littérature policière certaines de ses plus belles lettres de noblesse : Simenon, bien sûr, mais aussi Steeman ou Plisnier par exemple.
6. Derrière la diversité des formes, le fond, lui, reste toutefois assez constant.
Les acteurs du droit sont généralement croqués négativement : tantôt antipathiques, tantôt ridicules, le plus souvent les deux.
Quant à la justice, en tant qu’institution, elle a rarement à voir avec la vertu du même nom ; l’erreur judiciaire ou les abus de pouvoir recèlent, il est vrai, des ressorts dramatiques plus puissants que le fonctionnement correct et loyal de l’appareil judiciaire.
7. Par son travail de collecte, de synthèse et de mise en ordre, Jean-Pol Masson montre ainsi combien le droit, tout au moins sous la forme du procès, est un thème récurrent dans l’histoire de la littérature – peut-être même, avec l’amour, le plus récurrent. Il invite ses lecteurs à découvrir, ou à redécouvrir, les écrivains qui s’y sont frottés avec le plus de talent, voire de génie. Un ouvrage important, donc, pour l’étude du droit dans la littérature.
8. L’on pourrait certes émettre, ici et là, l’une ou l’autre minime réserve. Retenons-en deux ici.
D’une part, en raison même de sa dimension panoramique, l’auteur donne parfois l’impression de survoler tel ou tel aspect là où l’on aurait attendu un certain approfondissement. D’autre part, il arrive qu’un même extrait serve à illustrer plusieurs des questions traitées dans l’ouvrage et se retrouve à être cité in extenso à plusieurs reprises, ce qui donne parfois une impression étrange de déjà-lu.
Relativisons toutefois ces réserves : il s’agit moins, pour M. Masson, de délivrer une somme définitive sur le vaste sujet des représentations du phénomène juridique dans la littérature d’expression française que de défricher un terrain encore largement inexploité, de tracer des perspectives, d’inviter à prolonger l’exploration. Surtout, il autorise à délivrer un conseil, un seul mais de taille, aux juristes comme à tous ceux qui s’intéresseraient, de près ou de loin, au phénomène juridique : pour le comprendre mieux, lisez de la fiction !