
L’ouvrage ici présenté figure parmi ce qu’on appelle les romans durs de Simenon (entendez : ceux qui n’ont pas Maigret pour héros) et il n’est pas très connu. Il l’est, par exemple, nettement moins qu’un autre roman à trame judiciaire, Les Inconnus dans la maison, peut-être parce que ce dernier a fait l’objet d’une adaptation cinématographique avec le grand Raimu. Or, c’est immérité : Les Témoins constitue un excellent livre et qui, sur le plan du réalisme, tient infiniment mieux la route que Les Inconnus dans la maison, qui est truffé d’énormes invraisemblances, à tel point qu’on a du mal à croire que c’est la même personne qui a écrit les deux.
Le héros des Témoins est Xavier Lhomond, magistrat chevronné (il a 55 ans) qui préside habituellement la cour d’assises d’une ville de la province française. Exerçant son métier avec honnêteté, compétence et dévouement, il va, à la veille d’un procès d’assises qu’il doit présider, connaitre deux incidents qui vont lui faire prendre conscience de la circonspection avec laquelle il faut accueillir les témoignages.
Premier incident. Sa femme étant fort malade depuis des années (elle n’est pas hospitalisée, mais il y a cinq ans qu’elle n’a plus quitté sa chambre) et piquant régulièrement des crises pendant les sessions de la cour d’assises, Lhomond est contraint, pendant la nuit, de se rendre chez le pharmacien pour y racheter le remède qu’elle vient de terminer. Mais la sonnette de nuit ne suffit pas à réveiller le pharmacien, de sorte que Lhomond se rend dans un bar des environs pour téléphoner à l’apothicaire (l’action se situe bien avant l’arrivée bénie du téléphone portable). En sortant du bar, il manque de heurter un couple, dont il ne reconnait l’homme qu’un moment après, lorsque celui-ci se retourne : c’est un collègue avec lequel il doit siéger le lendemain. Ils ne se saluent pas. Mais le collègue l’a assurément reconnu, puisqu’il se penche vers sa femme, laquelle se retourne à son tour.
Deuxième incident. Le lendemain matin, se sentant fiévreux (son médecin confirmera, le jour même, qu’il est grippé), Lhomond avale un verre d’alcool avant de se rendre au Palais. Son greffier l’aide à revêtir sa robe et le magistrat constate dans ses yeux « une surprise attristée » (éd. Le Livre de poche, p. 27).
Suite du premier incident : le même jour, qui voit donc le début du procès d’assises, après l’interruption de midi, Lhomond surprend une conversation entre le procureur général et le collègue qu’il a failli heurter pendant la nuit. Les deux magistrats parlent de lui, disant qu’ils sont étonnés que « cela ne l’ait pas pris plus tôt, […] avec l’existence que sa femme lui fait depuis des années… » (p. 58).
Il se rend ainsi compte que tant son greffier que ses collègues le prennent erronément pour un alcoolique et lui, qui est déjà scrupuleux, va le devenir encore plus à l’égard des témoins pendant le procès qui vient de commencer. Cela va même l’amener à malmener des témoins qui lui paraissent un peu trop sûrs de la culpabilité de l’accusé – qui conteste les faits (il est poursuivi pour l’assassinat de sa femme). Et, lors de la délibération (en France, le jury et les magistrats délibèrent ensemble tant sur la culpabilité que sur la peine), il doute tellement qu’il dépose un bulletin blanc dans l’urne. L’accusé est acquitté (par six non contre trois oui, de sorte que le bulletin blanc n’a pas été décisif), peut-être à tort, car, une fois le verdict prononcé, ledit accusé regarde Lhomond, qui croit percevoir dans ce regard un merci ironique.
Qu’en retenir ? Qu’un témoignage doit être pesé avant d’être accueilli. Il peut exister diverses raisons de l’écarter. Par exemple dans Les Témoins, une femme appelée à témoigner se révèle être la tante d’un jeune homme qui a été suspecté du meurtre, qui n’a finalement pas été poursuivi, mais qui, si l’on y regarde de près, aurait tout de même pu être l’assassin. Cela dit, il ne faut pas systématiser et considérer tous les témoignages avec méfiance.
D’ailleurs, dans Les Témoins, la réaction du greffier et du collègue qui impressionne tellement Lhomond n’aurait pas dû avoir un si grand effet sur l’opinion de ce dernier quant à la valeur des témoignages. Il a pensé qu’ils le tenaient pour un alcoolique et qu’ils pouvaient en faire courir le bruit au Palais. Certes, mais il faut aller plus loin. Si, à l’occasion d’un procès quelconque fait à Lhomond, le greffier et le collègue avaient été entendus comme témoins, ils n’auraient certes pas déclaré que l’intéressé est un alcoolique (ou, s’ils l’avaient fait, ils auraient été priés de citer les faits précis sur lesquels ils se basaient pour arriver à une telle conclusion), ils se seraient limités à relater les faits – isolés – qu’ils avaient constatés et Lhomond s’en serait expliqué, après quoi il aurait été simple de vérifier ses dires auprès du pharmacien et du médecin qui a constaté son état grippal. Et aucun juge n’aurait conclu qu’il était alcoolique.
Prudence donc en présence des témoignages, mais évitons tout de même la paranoïa. Et lisez Les Témoins. Je vous en ai dévoilé la fin, d’ailleurs assez prévisible, mais l’essentiel du roman, soit les évènements marquants de la vie privée et professionnelle de Lhomond et le déroulement du procès, vaut la peine d’être lu.