Licenciement d’un travailleur : selon la Cour constitutionnelle, pas de discrimination à obliger l’administration à entendre préalablement l’intéressé et à ne pas l’y obliger dans le secteur privé

par Jean-François Neven - 29 décembre 2022

Le licenciement pour motif grave est une forme particulière de rupture du contrat de travail. Il suppose que le travailleur ait commis une faute qui rend impossible la poursuite de la collaboration et a pour conséquence que la relation de travail prend fin, avec effet immédiat, sans préavis ni indemnité.
L’employeur privé doit-il entendre le travailleur avant de procéder à un tel licenciement ? Dans un arrêt n° 137/2022 du 27 octobre 2022, la Cour constitutionnelle a répondu négativement à cette question.
Explications par Jean-François Neven, maître de conférences à l’Université catholique de Louvain et à l’Université libre de Bruxelles et avocat au barreau de Bruxelles

1. Parce qu’il suppose que le travailleur a commis une faute rendant définitivement et immédiatement impossible la poursuite de la collaboration, le licenciement pour motif grave doit respecter des délais très courts.
L’article 35, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 ‘relative aux contrats de travail’ précise ainsi que le licenciement pour motif grave ne peut plus être donné « lorsque le fait qui l’aurait justifié est connu de la partie qui donne congé, depuis trois jours ouvrables au moins ».
Traditionnellement, il était suggéré que, compte tenu de ce délai très court, on ne peut exiger de l’employeur qu’il entende le travailleur avant de le licencier pour motif grave.
Mais des évolutions constatées ces dernières années dans le secteur public permettaient d’avoir quelques doutes sur la pertinence de cette solution.
Voilà pourquoi pour comprendre l’arrêt commenté, il s’impose de faire un bref détour par le secteur public.

L’audition préalable dans le secteur public

2. Dans le secteur public (c’est-à-dire dans les administrations et institutions dépendant de l’État fédéral, des régions, des communautés, des communes, des provinces ou encore au sein des entreprises publiques autonomes, etc.), on distingue les agents statutaires et les agents contractuels.
Les agents statutaires sont nommés par l’autorité qui fixe unilatéralement les règles régissant la relation de travail et peut les modifier, à tout moment, dans l’intérêt du service. Historiquement, le statut était la règle dans le secteur public.
Il est toutefois devenu très fréquent qu’une part significative du personnel soit recrutée sous contrat de travail ; ainsi, dans certaines administrations (communales, par exemple), il n’est pas rare que les travailleurs sous contrat de travail (les « agents contractuels ») soient devenus majoritaires.

3. Le principe de l’audition préalable (aussi appelé « audi alteram partem ») impose à l’autorité publique d’entendre préalablement la personne à l’égard de laquelle est envisagée une mesure grave pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement.
Ce principe s’impose à l’autorité publique « en raison de sa nature particulière, à savoir qu’elle agit nécessairement en tant que gardienne de l’intérêt général et qu’elle doit statuer en pleine et entière connaissance de cause lorsqu’elle prend une mesure grave liée au comportement ou à la personne de son destinataire » (voir notamment l’arrêt n° 22/2018 du 22 février 2018 de la Cour constitutionnelle, B.7).
L’audition préalable doit permettre d’éviter qu’une mesure arbitraire soit prise.

4. Vis-à-vis du personnel statutaire, le principe de l’audition préalable s’applique pour toute mesure grave, et donc notamment en cas de révocation de l’agent statutaire.
Lorsque l’autorité veut prendre une sanction disciplinaire, c’est même une obligation plus forte encore qui s’impose à elle puisqu’elle doit respecter « les droits de la défense ».

5. La Cour constitutionnelle a été saisie, il y a quelques années, de la question de savoir si le licenciement des agents contractuels du secteur public nécessite une audition préalable.
La Cour a été attentive à éviter une différence de traitement injustifiée, au sein du secteur public, entre les agents statutaires et les agents contractuels.
Ainsi, la Cour a-t-elle tout d’abord décidé, dans un arrêt du 6 juillet 2017 (arrêt n° 86/2017), que l’agent contractuel doit être entendu préalablement en cas de licenciement pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement. L’hypothèse visée était celle d’un licenciement intervenant, sans motif grave, moyennant un préavis ou le versement d’une indemnité.
Dans un arrêt du 22 février 2018 (arrêt n° 22/2018), la Cour a décidé que l’audition préalable est également requise en cas de licenciement pour motif grave d’un agent contractuel.
La Cour a évoqué les difficultés pratiques que peut poser l’obligation de combiner une audition préalable et le respect du délai de trois jours dans lequel le motif grave doit être notifié. Elle a néanmoins considéré que ces difficultés pouvaient être surmontées car la jurisprudence admet, sous certaines conditions, que le délai de trois jours pour donner congé ne prend cours qu’après l’audition.

Pas d’extension au secteur privé

6. Dès lors que, dans le secteur public, l’audition préalable s’impose même en cas de licenciement pour motif grave, on pouvait s’attendre à ce que qu’un jour ou l’autre, la Cour constitutionnelle soit saisie de la question de savoir si l’obligation d’audition préalable ne doit pas également être d’application en cas de licenciement pour motif grave dans le secteur privé.

7. Dans l’arrêt commenté du 27 octobre 2022, la Cour constitutionnelle n’a pas franchi le pas.
Elle a fermement réaffirmé que « le principe audi alteram partem ne crée d’obligations que pour les autorités publiques et ne vaut pas dans les rapports entre personnes de droit privé. Ce principe s’impose aux autorités publiques en raison de leur nature particulière et des devoirs qui leur incombent de s’informer complètement avant d’agir et de protéger contre le risque d’arbitraire des actes administratifs de portée individuelle » (point B.7).
Il est ainsi réaffirmé que, dans le secteur privé, l’employeur n’est pas obligé d’entendre le travailleur avant de le licencier pour motif grave.

8. Notons que la question soumise à la Cour ne portait pas sur la comparaison entre les agents contractuels et les travailleurs du secteur privé mais entre ces derniers et les agents statuaires.
Il aurait sans doute été plus utile de demander à la Cour si une extension de l’obligation d’audition préalable était nécessaire pour éviter une différence de traitement injustifiée entre les agents contractuels et les travailleurs du secteur privé, les uns et les autres étant liés par un contrat de travail soumis à la loi du 3 juillet 1978 ‘relative aux contrats de travail’.
La réponse de la Cour n’aurait peut-être pas été différente mais la motivation de sa décision aurait sans doute été plus complète.

9. C’est l’occasion de rappeler que la Cour ne peut « comparer des catégories de personnes qui diffèrent des catégories visées par la question préjudicielle » et qu’il n’appartient pas « aux parties de modifier le contenu d’une question préjudicielle » (voir par exemple l’arrêt n° 95/2019 du 6 juin 2019 de la Cour constitutionnelle, B.7.2).
Bref, en cas de question préjudicielle, on ne peut s’écarter du cadre fixé par le tribunal qui pose la question. Comme juge ou comme partie qui sollicite qu’une question préjudicielle soit posée, il faut y être attentif.

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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