L’impossibilité du parent d’un enfant belge de renouveler son passeport
1. L’affaire, soumise à la Cour par la voie préjudicielle (c’est-à-dire par une question posée par une autre juridiction), trouve son origine dans un litige devant le Conseil du contentieux des étrangers, où le père étranger d’un enfant belge mineur conteste le rejet de sa demande de regroupement familial avec celui-ci.
La décision de rejet est fondée sur la circonstance que le passeport du père est expiré. De nationalité arménienne, le père démontre que les autorités arméniennes conditionnent le renouvèlement de son passeport à l’exercice des obligations de service militaire en Arménie.
2. La loi du 15 décembre 1980 ‘sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers’ (ci-après, « la loi sur les étrangers ») conditionne le regroupement familial entre un Belge mineur et ses parents étrangers à la condition que ces derniers produisent un document d’identité « en cours de validité ».
Cette condition n’est pas applicable aux autres membres de la famille d’un Belge, ni aux membres de la famille d’un citoyen européen ou d’un ressortissant de pays tiers autorisé au séjour en Belgique. Le Conseil du contentieux des étrangers s’est donc demandé donc si elle est discriminatoire et a interrogé la Cour constitutionnelle sur ce point.
Lorsqu’il consacre les conditions au regroupement familial avec un Belge, qui ne relève pas des directives européennes, le législateur reste tenu de respecter les droits fondamentaux
3. La Cour rappelle qu’une différence de traitement entre les membres de la famille d’un Belge et ceux d’un citoyen européen ou d’un ressortissant de pays tiers autorisés au séjour en Belgique, peut être admise.
Diverses directives européennes harmonisent, en effet, les procédures et conditions du regroupement familial avec les citoyens européens et les ressortissants de pays tiers. Ces directives ne sont pas applicables au regroupement familial avec un Belge (à l’exception toutefois des citoyens belges qui ont constitué une vie familiale à l’étranger, et qui relèvent dès lors du champ d’application des dispositions des Traités européens et de la directive européenne relatives à la liberté de circulation) ; le législateur belge peut donc en principe fixer librement les conditions du regroupement familial avec un Belge.
Toutefois, selon la Cour constitutionnelle, le « large pouvoir d’appréciation » du législateur est limité par les droits fondamentaux, tels que garantis par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme.
Le législateur ne peut pas y porter atteinte de manière disproportionnée, c’est-à-dire sans démontrer que cette atteinte est limitée à ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, ou encore en discriminant entre les personnes concernées.
4. Or, la Cour n’aperçoit aucune justification légitime à l’imposition de l’obligation de produire un document d’identité en cours de validité uniquement aux parents d’un enfant mineur belge. Tant les travaux préparatoires que les écrits produits par le Conseil des ministres dans le cadre de la procédure devant la Cour constitutionnelle n’en fournissent aucune.
La Cour en conclut que les parents d’enfants belges sont discriminés par rapport aux autres membres de la famille d’un Belge et par rapport aux membres de la famille d’un citoyen européen ou d’un ressortissant de pays tiers autorisés au séjour en Belgique.
En outre, les parents d’un enfant belge qui sont en mesure d’établir leur identité à l’aide d’autres preuves qu’un document d’identité en cours de validité, sont exclus du bénéfice du regroupement familial pour ce seul motif. La Cour conclut donc également à la violation du droit à la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant. La possibilité d’introduire une demande de régularisation humanitaire, sur la base de l’article 9bis de la loi sur les étrangers, est jugée insuffisante par la Cour pour pallier cette violation, puisque pareille demande relève d’une faveur alors que le regroupement familial est un droit.
La Cour s’oppose au formalisme excessif, au nom du droit à la vie familiale et de l’intérêt supérieur de l’enfant
5. Dans son arrêt, la Cour applique un raisonnement de proportionnalité classique, qui aboutit généralement à condamner les ingérences dans les droits fondamentaux (en l’occurrence le droit à la vie familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant) lorsque ces ingérences résultent de l’imposition de conditions procédurales purement formelles, sans égard aux circonstances matérielles qui fondent l’existence du droit.
La Cour rappelle, ce faisant, que le législateur ne peut pas user de la large marge d’appréciation dont il dispose pour réguler le regroupement familial avec les Belges, qui n’est pas régulé par les directives européennes, d’une manière qui ignore les droits fondamentaux. Elle le fait à l’aide d’un raisonnement qui mobilise non seulement l’interdiction des discriminations entre les membres de la famille d’un Belge, mais également le droit à la vie familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant. On peut donc y lire une condamnation, en tant que telle, de l’exigence de produire un document d’identité en cours de validité à l’exclusion de toute autre preuve de l’identité.
Le principe de non-discrimination, une limite à la fragmentation des régimes de regroupement familial ?
6. L’arrêt ici présenté a pour conséquence indirecte de limiter la fragmentation des régimes de regroupement familial. Les conditions matérielles et procédurales de l’introduction et de l’examen d’une demande de regroupement familial varient fortement, en fonction de l’identité du regroupant et/ou du regroupé.
Il en résulte une législation particulièrement complexe, qui fait régulièrement l’objet de vives critiques par la société civile pour son illisibilité par les particuliers et les acteurs institutionnels et sociaux non spécialisés.
Cette complexité contribue à la production de situations d’irrégularité et à la multiplication des demandes : des étrangers se voient empêchés d’obtenir un titre de séjour pour des motifs purement procéduraux et se retrouvent dès lors dans l’irrégularité, qu’ils tentent de résoudre en introduisant de nouvelles demandes.
7. La Commission d’experts indépendants, qui avait été nommée sous le précédent Gouvernement « Vivaldi » aux fins d’accompagner les tentatives de codification du droit des étrangers en Belgique, et que l’auteur de cette note a co-présidé, a également constaté les défis que représentent ces fragmentations pour les acteurs de terrain :
« de manière transversale, [il y a un] manque d’approche holistique et intégrée du phénomène migratoire, chaque demande et situation étant exclusivement analysée sous l’angle du motif spécifique qui la fonde, et/ou de l’éventuelle cause d’irrecevabilité ou de non prise en considération qui lui est applicable ».
8. L’arrêt adopté a le mérite de limiter cette fragmentation en ce qui concerne les normes applicables au regroupement familial au nom du principe d’égalité et de non-discrimination. Ce dernier s’oppose à l’imposition de conditions procédurales spécifiques à certaines catégories d’étrangers lorsque ces conditions sont purement formalistes, c’est-à-dire qu’elles ne reposent pas sur une justification raisonnable et objective et qu’elles n’entretiennent pas de lien avec la situation matérielle à l’origine de la demande.