La justice familiale bruxelloise malmenée par la faute de l’État belge

par Jean-Louis Renchon - 13 avril 2024

Photo @ PxHere

Le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a prononcé le 15 décembre 2023 un jugement motivé avec le plus grand soin qui condamne l’État belge en raison des dommages causés par les trop longs délais endéans lesquels les juridictions familiales bruxelloises francophones (Tribunal de la famille et chambres de la famille de la Cour d’appel) tranchent les litiges familiaux dont elles sont saisies.
Jean-Louis Renchon, avocat au barreau de Bruxelles professeur émérite à l’UCLouvain et à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, nous présente ce jugement et son contexte.

Considérations introductives

1. Le constat du manque de moyens en magistrats, en greffiers et en personnel de greffe de ces juridictions afin de pouvoir faire face au trop grand nombre de dossiers qu’elles ont à traiter est loin d’être neuf, et c’est bien évidemment la carence persistante de l’État belge à y remédier qui était en cause dans la procédure qui a fait l’objet du jugement du 15 décembre dernier.
C’est que, comme le Tribunal a veillé à le rappeler, il y a longtemps que de multiples instances, internationales et nationales, ont lancé l’alerte ou mis en demeure l’État belge de prendre les mesures nécessaires (voir notamment la carte blanche publiée le 1 juin 2021 par le Bâtonnier du barreau de Bruxelles dans La Libre Belgique et l’analyse et les recommandations publiées par l’auteur de ces lignes au nom de la Commission de droit de la famille du Barreau de Bruxelles dans le Journal des Tribunaux (2021, p. 828.).
Rien n’y a fait. C’est comme si cette problématique soit n’affectait pas nos responsables politiques soit serait à leurs yeux sans réelle incidence électorale. Il est à cet égard très difficile d’appréhender si la méfiance malheureusement exprimée aujourd’hui par un certain nombre de citoyens à l’égard des partis politiques qui ont participé à nos récents gouvernements pourrait très partiellement s’expliquer en raison de cette situation mais c’est a priori peu vraisemblable car le citoyen ordinaire, sauf s’il est devenu un justiciable, ne paraît pas sans alarmer.

2. On a de la peine à concevoir que, dans un tel contexte, l’État belge, plutôt que de prendre enfin le problème en mains, ait choisi, lorsqu’il a ainsi été amené à comparaître devant le Tribunal, de chercher à esquiver toute responsabilité en multipliant différents arguments dont certains d’entre eux étaient – à vrai dire – indécents.
On ne peut à cet égard que s’inquiéter que plusieurs de nos ministres – en l’occurrence le ministre de la Justice – estiment pouvoir ainsi répétitivement prendre à la légère les principes qui gouvernent un État de droit.

3. L’objectif de la présente contribution n’est pas de rendre compte de tout ce qui a été exprimé dans ce jugement long de 64 pages.
Il s’agit seulement, d’une part, de mettre en évidence la manière rigoureuse avec laquelle le Tribunal a écarté les arguments que l’État belge lui a présentés pour tenter d’échapper à toute condamnation et, d’autre part, de décrire brièvement, à titre d’exemples, quelques-unes des dix-huit situations concrètes prises en considération par le Tribunal qui faisaient apparaître la situation dramatique dans laquelle la justice familiale bruxelloise peut se trouver, en ne passant par ailleurs pas sous silence le dommage physique et psychique qui résulte aussi pour les magistrats eux-mêmes de telles situations.

4. Je tiens par ailleurs d’emblée à attirer l’attention sur le nombre considérable d’heures de travail qu’a nécessairement représenté, pour les trois magistrats qui ont siégé, le temps qu’ils auront consacré à écouter et lire les arguments des parties et à rédiger leur long jugement étayé de multiples références. Ce sont en l’espèce trois magistrats – ce qui est devenu exceptionnel en première instance – qui ont donc siégé et délibéré pour prononcer ce jugement.
Par souci d’impartialité, ils ont au surplus été détachés du Tribunal de première instance du Brabant wallon, même si leur jugement a été prononcé par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles qui était territorialement compétent. On ne peut que leur rendre hommage.
Tout ce travail qui a aussi résulté de la faute commise par l’État belge a lui-même empiété sur le temps dont ces magistrats auraient pu autrement disposer afin de faire avancer les multiples dossiers dont ils ont la charge.
C’est pour le moins paradoxal mais on ne peut que se féliciter une nouvelle fois du caractère irremplaçable dans nos États démocratiques de la fonction exercée par le pouvoir judiciaire tant à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif que de chaque justiciable potentiel.

§ 1. Les arguments de l’État belge à juste titre écartés par le Tribunal

A. La prétendue irrecevabilité de l’action introduite devant le Tribunal

5. L’action en responsabilité introduite contre l’État belge l’avait été par :

  • la Ligue des familles ;
  • onze avocates familialistes appartenant au même cabinet bruxellois ;
  • un ensemble de justiciables qui estimaient avoir été lésés par les lenteurs de la justice familiale bruxelloise.

Or, l’État belge a commencé par soutenir qu’aucun des demandeurs n’aurait eu un intérêt à mettre en cause l’État belge et que leur action aurait alors dû être déclarée irrecevable.
Même s’il appartient à un commentateur de s’exprimer de manière nuancée, c’était assez consternant, car c’était même tenter de les empêcher de s’exprimer.

6. L’objet social de la Ligue des familles est notamment de défendre « les droits des familles », et, par ailleurs, l’article 17 de notre Code judiciaire autorise désormais l’action d’intérêt collectif introduite par une personne morale aux fins de protéger les droits de l’homme ou les libertés fondamentales. Il s’agissait en l’espèce des droits fondamentaux respectivement consacrés par les articles 6 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à savoir le droit à un procès équitable et le droit au respect de la vie privée et familiale.
Les avocates familialistes plaidaient qu’elles subissaient elles-mêmes un préjudice personnel lié à la dégradation de leurs conditions de travail affectées notamment par la détresse ou le désarroi de leurs clients face aux retards injustifiés dans le traitement des procédures. Elles faisaient donc aussi valoir un intérêt personnel.
Enfin, le préjudice subi par les justiciables eux-mêmes, lorsqu’ils avaient été confrontés à de tels retards, était assurément incontestable.
Le Tribunal déclara dès lors leur demande à chacun parfaitement recevable.

B. La prétendue marge d’appréciation dont le gouvernement aurait pu disposer pour ne pas remplir les cadres des cours et tribunaux
1° Les griefs formulés à l’égard de l’État belge
7. Les griefs formulés à l’égard de l’État belge par les parties ayant introduit l’action étaient de deux ordres.
Il était reproché :

  • d’une part au gouvernement de s’être abstenu délibérément de remplir le cadre prévu par la loi en nombre de magistrats et de greffiers des cours et tribunaux du Royaume ;
  • d’autre part au pouvoir législatif de ne pas avoir adapté ces cadres depuis 2014 et, dès lors, de n’avoir pas fourni au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires pour rendre leurs décisions dans un délai raisonnable.
    Il était dès lors demandé, outre la réparation des dommages subis, d’enjoindre, d’une part, au gouvernement de publier aussitôt toutes les places actuellement vacantes des magistrats et des greffiers et, d’autre part, au pouvoir législatif de prévoir un budget suffisant permettant d’adapter ces cadres.

8. Il n’est plus contesté dans notre ordre juridique que tant le pouvoir exécutif que le pouvoir législatif engagent leur responsabilité à l’égard des citoyens lorsqu’ils portent atteinte, par une faute, à leurs droits subjectifs ou à leurs intérêts légitimes.
Si le pouvoir judiciaire peut dès lors constater qu’une faute a été commise par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir législatif et dès lors condamner l’État belge à des dommages et intérêts, ce n’est, conformément à notre Constitution, qu’à l’égard du pouvoir exécutif qu’il peut enjoindre de prendre les mesures nécessaires en vue de mettre fin à une illégalité constatée. Il ne lui appartient par contre pas de s’immiscer dans la fonction législative exclusivement réservée aux représentants de la Nation.

9. De manière parfaitement cohérente, le Tribunal n’a dès lors pas fait droit à la demande telle qu’elle avait été dirigée à l’encontre du pouvoir législatif.
Il a par contre condamné l’État belge, d’une part, à publier, par les voies légales habituelles, sous peine d’une astreinte, dans un délai de trois mois à dater de la signification du jugement, l’ensemble des places de magistrats, de greffiers et de membres du personnel des greffes vacants à la date du 26 septembre 2023 et, d’autre part, à payer aux parties demanderesses, à titre de dommage moral, un montant qui n’a cependant pas été fort élevé.
On peut rappeler qu’une astreinte est une somme d’argent, souvent calculée par jour, qui serait due à partir du jour où une condamnation prononcée par le pouvoir judiciaire n’aurait pas été respectée. Si l’on devait faire le calcul du nombre d’astreintes dues aujourd’hui par l’État belge pour ne pas avoir respecté une décision judiciaire, on aboutirait à un montant spectaculaire qui devrait en définitive être supporté, grâce à leurs impôts, par les citoyens. Compte tenu de la rigueur avec laquelle nos finances publiques devraient être gérées, c’est assurément désolant.
Ces considérations rejoignent celles qui ont été développées dans un arrêt du 6 novembre dernier de la Cour d’appel de Bruxelles, qui a condamné l’État à publier la vacance des postes de magistrats et greffiers qui sont vacants au 6 novembre 2023, ainsi qu’à publier les appels à candidatures à ces postes par les voies légales habituelles. Justice-en-ligne a fait écho à cet arrêt dans l’article suivant de Marc Baetens-Spetschinsky, « La Cour d’appel de Bruxelles condamne l’État belge à publier la vacance des postes de magistrats et greffiers ».

2° La faute de l’État belge
10. Afin de chercher à convaincre le Tribunal qu’il n’aurait pas commis de faute, l’État belge avait avancé un ensemble d’arguments qui justifiaient à ses yeux qu’il n’aurait pas eu l’obligation de remplir à 100 % le cadre des cours et tribunaux et donc, en d’autres termes, que les juridictions familiales bruxelloises auraient parfaitement pu fonctionner sans avoir été pourvues du nombre de magistrats et de greffiers prévu par la loi.
En réalité, ces arguments consistaient à prétendre que le gouvernement n’aurait pas été tenu de respecter la loi.
Le ministre de la justice a en effet plaidé que le cadre des cours et tribunaux déterminé par le législateur n’aurait représenté qu’un « effectif maximal » à ne pas dépasser, qui laisserait dès lors au pouvoir exécutif une marge d’appréciation en fonction des « circonstances réelles et des besoins des juridictions » et qui lui permettrait par conséquent de ne pas rechercher une occupation totale des cadres légaux, ce qui serait d’ailleurs, ajoutait-il, « contre-productif » (sic !).

11. Appliqué à la situation de la juridiction familiale bruxelloise – dont les besoins sont criants – cet argument était particulièrement inadéquat.
Mais, de toute manière, le Tribunal a répondu au ministre que pareille interprétation de la loi était incompatible tant avec le texte de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (qui prescrit que les tribunaux sont établis par la loi) qu’avec les dispositions légales du droit belge.
Le cadre des cours et tribunaux est en effet un cadre légal, de telle sorte que le pouvoir exécutif est obligé de prendre les mesures nécessaires destinées à le remplir.
À défaut de s’y être conformé, la faute commise par le gouvernement belge était dès lors avérée.

12. Compte tenu de pareil verdict aussi clair, il n’est pas nécessaire ici de reprendre un à un l’ensemble des circonstances que l’État belge avait invoquées pour justifier in concreto la marge d’appréciation qu’il s’était attribuée.
Il en est cependant une qu’il convient d’expliciter car, au lieu d’être une circonstance atténuante, c’est au contraire une circonstance aggravante.
L’État belge avait en effet estimé pouvoir expliquer qu’« il ne peut raisonnablement être tenu responsable de l’absence d’un magistrat due à son état de santé ».
Cet argument n’était guère compréhensible, car a fortiori, si des magistrats sont malades, il est encore plus indispensable de remplir le cadre des cours et tribunaux, à moins de supposer que le gouvernement aurait considéré pouvoir disposer d’une marge d’appréciation des besoins réels d’une juridiction parce qu’un magistrat malade serait en principe destiné à reprendre sa fonction à court ou moyen terme et que, dès lors, compte tenu de cet effectif de magistrats malades qui allaient reprendre leur fonction, le nombre de magistrats déjà nommés serait alors suffisant.
Un tel raisonnement, si c’était de cela qu’il s’agit, aurait alors été fort cynique…

13. C’est en effet de manière exactement inverse qu’il y a lieu de raisonner.
Le cadre des cours et tribunaux a été fixé par le législateur en partant de la considération que les magistrats et les greffiers prévus à ce cadre exerceront effectivement leur fonction et non pas qu’un certain nombre d’entre eux se trouveraient en réalité indisponibles. S’ils devaient le devenir, par exemple en raison d’une maladie de longue durée, ce serait alors l’équilibre recherché qui serait nécessairement rompu. Comment les autres magistrats ou greffiers pourraient-il eux-mêmes encore prendre en charge le travail d’un équivalent d’un temps plein absent, a fortiori lorsque ce seraient plusieurs d’entre eux qui seraient indisponibles ?
Rien est actuellement prévu pour parer à pareille situation, même si la proposition a déjà été formulée de constituer un cadre de réserve qui prendrait le relais de magistrats ou de greffiers indisponibles.
Or c’est précisément cette situation qui est à de nombreuses reprises advenue, tant au Tribunal de la famille de Bruxelles qu’à la Cour d’appel, alors même que les cadres n’étaient pas remplis et qui a assurément contribué au considérable retard subi par certains des justiciables ayant saisi le Tribunal. Alors qu’une cause devait être plaidée, ils ont été avisés qu’elle était « décommandée » en raison de l’absence pour cause de maladie du magistrat, et elle ne put parfois être refixée qu’un an plus tard, voire davantage…

14. Il n’y a par ailleurs pas que des magistrats malades qui sont indisponibles. D’autres sont détachés, par exemple à la Cour d’appel de Bruxelles en raison du manque structurel de ses moyens, ou à une cour d’assises ou à des fonctions administratives, et ils ne sont pas non plus remplacés. Ces magistrats restent toujours pris en compte dans le cadre des magistrats tel qu’il avait été fixé par la loi.

15. Enfin, il est déraisonnable que, lorsqu’un magistrat va prendre sa retraite, on attende jusqu’à ce qu’il soit parti pour publier la vacance de son poste, éventuellement avec encore un certain retard… Comment ferions-nous dans nos universités si, lorsqu’un professeur va être admis à l’éméritat, on attendait qu’il ait cessé de donner ses cours pour initier la procédure destinée à engager son successeur ? Les cours qu’il prenait en charge ne seraient-ils plus dispensés pendant une année académique, et les étudiants devraient-ils attendre l’année académique suivante pour pouvoir les suivre dans leur cursus universitaire ?

16. Qu’est-ce qui vaut à la justice d’être traitée de cette manière ?
Et qu’est-ce qui vaut aux justiciables d’être traités de cette manière, sauf à avoir parfois considéré qu’ils n’auraient désormais qu’à mettre en œuvre des processus privés de résolution des litiges permettant de résorber l’arriéré judiciaire ?
Ces processus ont évidemment tout leur intérêt et sont susceptibles de conduire à des solutions dégagées par les parties elles-mêmes. Mais elles ne sont pas destinées à se substituer au pouvoir judiciaire, qui est un des piliers – si pas le pilier essentiel – d’un État de droit.

§ 2. Quelques-unes des situations concrètes à propos desquelles le Tribunal a reconnu le préjudice causé par la faute de l’État belge
17. Ce sont donc dix-huit des situations concrètes exposées au Tribunal qui l’ont amené à considérer que la faute commise par l’État belge avait causé un dommage tant aux justiciables concernés qu’à la Ligue des familles et aux avocats familialistes qui doivent vivre au quotidien avec ce type de situations.
Il n’est possible ici que d’en présenter quelques-unes particulièrement significatives.

18. Certaines d’entre elles concernaient ce qu’on appelle les mesures « réputées urgentes », c’est-à-dire les mesures dont le législateur, lorsqu’il a créé le Tribunal de la famille, a estimé qu’elles devaient nécessairement être traitées en urgence parce qu’elles sont indispensables pour organiser les relations familiales, telles que, lors de la séparation d’un couple, les modalités d’hébergement des enfants ou la détermination des obligations alimentaires entre deux époux ou à l’égard des enfants.
Or, dans plusieurs de ces situations, une audience de plaidoiries qui avait été fixée, parfois malgré l’« urgence » de très nombreux mois après l’introduction de la cause, a été « annulée » ou « décommandée » malgré l’urgence en raison de l’indisponibilité du magistrat qui tenait la chambre à laquelle la cause avait été attribuée.
Un courrier rédigé en ces termes avait parfois été envoyé aux conseils des parties :
« Madame la Présidente de la chambre X étant absente pour raisons médicales, et le Tribunal étant dans l’impossibilité d’assurer son remplacement vu la pénurie de magistrats en son sein, les activités de la chambre X sont momentanément suspendues ».
La cause n’avait donc même pas pu être remise à une autre date dès lors que la durée de l’indisponibilité du magistrat était inconnue, et ce sont alors les avocats qui ont dû eux-mêmes effectuer les démarches insistantes pour tenter d’obtenir une date d’audience.
Dans une de ces situations, après l’audience « annulée » du 6 mai 2022, la cause avait pu être refixée le 15 septembre 2022 mais fut, lors de cette audience, « mise en continuation » par le Tribunal pour que les parties puissent lui apporter des explications complémentaires, sans cependant qu’une nouvelle date ait été fixée. Depuis lors, cette cause n’avait pas encore été fixée, à tout le moins lorsqu’elle fut prise en considération par le Tribunal dans son jugement du 15 décembre 2023.

19. Les délais pour pouvoir plaider devant les deux chambres familiales francophones de la Cour d’appel de Bruxelles peuvent encore être beaucoup plus longs car c’est là que la situation est, faute de magistrats, la plus structurellement dramatique.
Une maman avait interjeté appel du jugement qui avait été prononcé sur le choix de l’école d’une fillette âgée à l’époque de sept ans. La Cour d’appel n’avait pu, dans un premier temps – on peut le comprendre – statuer en urgence que sur cette question, toutes les autres qui y étaient liées ayant été reportées. La maman avait effectivement en décembre 2021 obtenu gain de cause et l’enfant changea dès lors d’école.
Il en résultait que les modalités d’hébergement des enfants du couple devaient nécessairement être modifiées. Or le père n’a plus pu obtenir une nouvelle date de plaidoiries qui n’était a priori programmée, sur la liste d’attente de la Cour, que vers le mois d’avril 2024. En raison des difficultés à obtenir un accord avec la maman, ce père expliqua au Tribunal qu’il n’avait presque plus vu ses filles depuis près de deux ans.
Autre situation : une femme avait obtenu une pension alimentaire après divorce. Son mari avait interjeté appel. La cause fut introduite en mai 2020 mais, bien qu’urgente, elle ne pouvait être plaidée qu’aux audiences des 3 février et 15 mars 2022. Or cette seconde audience fut décommandée. La cause ne put en définitive être plaidée que le 10 novembre 2022. La pension alimentaire de cette femme fut revue à la baisse et elle s’est trouvée redevable d’un trop-perçu de 26 865 €. Étant caissière à temps partiel dans une grande surface, elle était incapable de payer cet arriéré.

20. Enfin certaines des situations présentées au Tribunal relevaient de ce qu’on appelle la liquidation du régime matrimonial de deux ex-époux, c’est-à-dire les comptes à opérer entre eux et le partage de leurs avoirs après leur divorce, ces avoirs étant parfois bloqués, par exemple à la suite de la vente d’un bien immobilier, jusqu’à ce que les cours et tribunaux puissent se prononcer.
Dans une de ces situations, les époux étaient divorcés depuis le 7 janvier 2015. Ils se sont retrouvés devant la Cour d’appel pour plaider sur la liquidation de leur régime matrimonial. Leur dossier est prêt à être plaidé depuis le 25 mai 2020. Il ne pourra cependant a priori être fixé – ce n’était même pas certain – qu’à une audience du mois de mars 2024, quatre ans plus tard et neuf ans après leur divorce. L’ex-épouse n’avait encore rien perçu de ce à quoi elle avait a priori droit, tout en ignorant ce qu’elle obtiendrait en définitive – ce qui, a-t-elle expliqué au Tribunal, est « très inconfortable dès lors qu’elle se trouve actuellement dans une situation financière aléatoire ».

21. Nos responsables politiques se rendent-ils compte que cette chambre de la Cour d’appel qui doit traiter tous les dossiers qui ne concernent pas des enfants mineurs n’est actuellement pourvue, depuis la fin de l’année 2020, que de deux magistrats – ce qui est une aberration résultant du manque devenu structurel de magistrats francophones à la Cour d’appel de Bruxelles ?
Et dire que le premier ministre de l’époque s’était, en 2014, engagé, lors de l’accord de son gouvernement et sa déclaration gouvernementale, à ce que les causes, même en degré d’appel, soient jugées dans un délai maximal d’une année ! Paroles manifestement en l’air…

22. Le Tribunal a dès lors reconnu le dommage moral subi par ces différents justiciables.
En Belgique, la valeur en argent d’un dommage moral est généralement évaluée de manière fort restrictive. À l’exception de deux d’entre eux qui ont obtenu 1.000 € de dommage moral (et notamment le père qui n’avait presque plus vu ses enfants depuis près de deux ans), le dommage moral des autres justiciables fut limité à 500 €.
Quant au dommage matériel, à une seule exception où l’État a été condamné à rembourser le coût des billets d’avion pour se rendre à une audience annulée, le Tribunal a considéré que ce dommage n’était pas suffisamment établi – ce qui dans certaines de ces situations paraît discutable.

23. Lors de ce procès qui a été mené, le dommage subi par les magistrats et les greffiers bruxellois n’a pas été envisagé ni pris en compte, et c’était logique puisqu’ils n’étaient pas personnellement parties à cette procédure. C’était d’ailleurs tout à leur honneur, et ce n’était que l’expression de leur retenue, qui est le gage d’une justice indépendante.
Mais il ne serait pas juste et légitime de taire la réelle souffrance que représente aussi pour eux la nécessité d’exercer leur noble fonction dans de telles conditions.
C’est effectivement une souffrance pour des juges de la famille qui sont déjà malmenés non seulement par la dimension émotionnelle des situations qui leur sont soumises mais par la multiplication des tâches auxquelles ils doivent pourvoir le plus souvent a priori en urgence.
Nos responsables politiques ne perçoivent manifestement pas le temps que peut représenter la gestion d’une cause familiale où les justiciables sont amenés à exposer au magistrat tantôt une situation généralement difficile voire pénible qu’ils doivent affronter, tantôt des réalités et/ou des sentiments complexes à démêler et où, souvent, il ne sera possible de prendre des décisions que par étapes progressives en raison de mesures d’instruction qui doivent être réalisées, telles que l’audition d’enfants ou une expertise, ou en raison d’incidents à répétition. Un seul exemple : lorsque les parents d’un bébé sont déjà séparés à sa naissance ou se séparent peu de temps après celle-ci, il y aura plus que probablement lieu, s’il y a un conflit entre eux, de déterminer par étapes progressives les modalités d’hébergement de cet enfant par son père.

Conclusion

24. Juger, c’est prendre du temps, beaucoup de temps.
Le temps d’écouter. Le temps de respecter. Écouter chacun. Respecter chacun.
Le temps de rechercher la vérité. Vérité judiciaire sans doute mais qui ne pourra être énoncée sans qu’elle ait été le mieux possible traquée et analysée.
Le temps de lire le dossier et les conclusions des parties. Le temps de lire la doctrine juridique et la jurisprudence en lien avec le litige.
Le temps de réfléchir.
Le temps d’écrire, comme l’a fait le Tribunal dans son jugement du 15 décembre 2023, de la manière la plus claire et précise possible…
Serait-il enfin possible de comprendre que, lorsqu’un magistrat qui doit effectuer personnellement tout ce travail ne peut plus disposer de ce temps, car tout est surchargé et en retard, il y a effectivement de quoi en devenir malade… ?

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Avocat au barreau de Bruxelles et professeur émérite à l’UCLouvain et à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles

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