1. En droit français, il est possible pour une femme d’accoucher dans un hôpital sans laisser de trace de son admission ou de son identité. C’est ce que l’on appelle « l’accouchement sous X ».
Il ne sera par conséquent fait aucune mention de son nom dans les registres de l’état civil. L’enfant devient alors pupille de l’État et est remis au service de l’aide sociale à l’enfance en vue de son adoption.
2. Pour les personnes nées d’une mère qui accouche dans l’anonymat, cela pose inévitablement des questions en matière de connaissance des origines.
En vue d’aider ces personnes dans la recherche de leur ascendance biologique, une loi du 22 janvier 2002 ‘relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État’ institue le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP). La loi prévoit également la possibilité de communiquer, à l’enfant qui en formule la demande, l’identité de la mère de naissance moyennant l’accord exprès de cette dernière (article 147-6 du Code de l’action sociale et des familles).
3. C’est ce régime de réversibilité du secret conditionné à la volonté de la mère qui est au centre du litige dans l’arrêt Cherrier c. France rendu le 30 janvier 2024 par la Cour européenne des droits de l’homme.
4. À l’origine de l’affaire, Madame Cherrier apprenait, au décès de ses parents d’intention, qu’elle avait été adoptée quelques mois après avoir été abandonnée par sa mère biologique à la naissance en 1952. Elle formulait alors, en 2008, une demande auprès du CNAOP afin de recevoir des informations sur les raisons de son abandon, ainsi que sur l’identité de ses parents biologiques. Le CNAOP était parvenu à localiser et à contacter la mère biologique. Madame Cherrier avait pu recevoir certaines informations non identifiantes mais sa mère avait fait part de sa volonté de maintenir le secret de son identité, également après son décès.
Malgré de nouvelles sollicitations de la requérante, le CNAOP l’avait informée qu’il ne pouvait déroger à la décision de la génitrice.
Madame Cherrier a saisi les juridictions administratives françaises en vue de faire annuler la décision du Conseil, revendiquant la contrariété du système français en matière d’accouchement anonyme au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
N’ayant pas obtenu gain de cause devant les juridictions françaises, Madame Cherrier a décidé de porter l’affaire à Strasbourg.
5. Dans son arrêt de chambre, la Cour commence par rappeler sa jurisprudence en matière d’accès aux origines (voyez notamment les arrêts Odièvre c. France, Godelli c. Italie ou plus récemment Gauvin-Fournis et Silliau c. France).
Le droit à la connaissance de ses origines est un élément du droit à l’identité et à l’épanouissement personnel, protégé par l’article 8 de la Convention. Selon la Cour, il relève de l’intérêt vital d’une personne de connaître l’identité de son géniteur en ce qu’il s’agit d’un aspect important de son identité personnelle. Dès lors, « la naissance, et singulièrement les circonstances de celles-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 » (§ 50).
6. La Cour considère en l’espèce que le refus litigieux doit être examiné sous l’angle des obligations négatives de l’État.
Afin de contrôler que l’ingérence commise par l’État français ne soit pas arbitraire, la Cour poursuit son raisonnement en se livrant à un contrôle de proportionnalité : l’ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un but légitime visé par l’article 8, § 2, et ne doit pas être disproportionnée par rapport à cet objectif.
Les deux premières conditions sont respectées puisque le régime de réversibilité du secret est bien prévu en droit français et a pour finalité d’assurer la « protection des droits et libertés d’autrui », particulièrement ceux de la parturiente (§ 59).
7. Concernant la mise en balance des droits et intérêts d’une part de la requérante de connaître ses origines et d’autre part de la mère biologique de préserver son anonymat, la Cour considère que l’État français est parvenu à maintenir un juste équilibre et n’a pas excédé sa marge nationale d’appréciation.
8. En effet, selon la Cour, par la mise en place d’un système qui organise l’accès aux données non identifiantes et dans lequel il est possible d’organiser la réversibilité du secret (bien que conditionnée à l’accord de la mère), les autorités françaises sont parvenues à atteindre un point d’équilibre entre les droits et intérêts en cause.
En l’occurrence, Madame Cherrier avait eu accès aux données non identifiantes fournies par sa mère biologique, lui permettant d’établir les circonstances de sa naissance (§§ 78 et 80) et elle avait pu faire valoir ses arguments de façon contradictoire au cours d’une procédure juridictionnelle (§ 79).
9. Dès lors, au terme de son raisonnement, tout en ne négligeant pas l’impact du refus sur la vie privée de la requérante, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 de la Convention.
Relevons par ailleurs qu’une demande de renvoi vers la Grande Chambre de la Cour européenne est en cours d’examen.
10. En laissant le dernier mot à la mère et en lui accordant par la même occasion un véritable droit de veto, le système français en matière d’accouchement dans le secret ne manque pas de faire réagir, à commencer par la juge dissidente, qui, dans son opinion séparée, dénonce un « rapport de force déséquilibré ». Selon elle, l’équilibre entre les droits et intérêts en présence varie au fil du temps jusqu’à faire primer le droit de l’enfant à la connaissance de son ascendance biologique.
11. Qu’en est-il en Belgique ?
Le principe « mater semper certa est » (« la mère est toujours certaine ») s’impose.
En prévoyant l’inscription obligatoire du nom complet de la mère biologique dans l’acte de naissance de l’enfant (article 44, 2˚, de l’ancien Code civil) et l’établissement de plein droit de la filiation maternelle avec celle dont le nom est mentionné (article 312, §1er, de l’ancien Code civil), l’accouchement anonyme n’est pas possible en droit belge.
Bien que diverses propositions de loi ont été déposées au cours de ces dernières années en vue de modifier le Code civil et d’y introduire la possibilité d’accoucher dans la discrétion, celles-ci n’ont pas abouti.
12. À la différence d’un accouchement dans l’anonymat à la suite duquel la mère est invitée à laisser ses données identifiantes, un accouchement dans la discrétion l’y obligerait.
Les deux systèmes ont donc pour point commun l’absence du nom de la mère des mentions de l’acte de naissance de l’enfant, mais divergent s’agissant du traitement réservé aux données identifiantes. En effet, dans le cadre de l’accouchement dans la discrétion, les données fournies par la mère biologique sont conservées par une tierce autorité et sont susceptibles d’être divulguées, dans les conditions mises en place par le droit national, aux personnes intéressées qui en formulent la demande (G. MATHIEU, Le secret des origines en droit de la filiation, Waterloo, Kluwer, 2014, p. 291).
Certains voient dans l’accouchement discret un moyen plus efficace d’assurer l’équilibre entre les droits et intérêts en jeu puisque la décision finale de divulguer ou non l’identité de la mère biologique ne revient pas à cette dernière.