La Cour constitutionnelle annule la réforme des flexi-jobs : laisser le temps au temps…

Quelle est la portée de la non-rétroactivité de la loi ?

par Christine Horevoets - 18 juillet 2025

Un récent arrêt, n° 8/2025, de la Cour constitutionnelle a annulé des articles d’une loi sur les flexi-jobs.
Cet arrêt donne l’occasion à Christine Horevoets, conseillère d’État, d’expliquer comment se règle en droit belge l’application dans le temps des lois et autres règles de droit écrit, en ce compris la portée du principe de non-rétroactivité et les éventuelles exceptions à ce principe.
Un second article, qui sera publié plus tard sur Justice-en-ligne, traitera de ces questions pour ce qui concerne les lois pénales, qui obéissent à un régime renforcé sur ce point.

Les rétroactes qui ont mené à l’arrêt n° 8/2025 de la Cour constitutionnelle

1. Le 22 décembre 2023, une loi-programme est adoptée.
Il s’agit d’une de ces lois qualifiées de « fourre-tout » par les juristes avertis tant y sont traitées les matières les plus diverses, du droit économique au droit pénal, du droit à la santé à celui de l’emploi.
Se trouvent nichées dans le chapitre IV du titre 10 de la loi du 22 décembre 2023, consacré aux affaires sociales, quelques dispositions relatives aux flexi-jobs, qui n’auront pas échappé à la vigilance de plusieurs associations professionnelles, entreprises et travailleur actifs dans le secteur de l’Horeca.
Ceux-ci entreprennent de demander l’annulation de trois des dispositions nouvelles auprès de la Cour constitutionnelle.

2. La Cour constitutionnelle, dans son arrêt n° 8/2025 du 30 janvier 2025, commence par rappeler le contexte dans lequel s’inscrivent les dispositions attaquées. Il s’agissait pour le législateur d’introduire plusieurs modifications au régime des flexi-jobs contenu dans une loi du 16 novembre 2015 afin de « mettre en place un cadre juridique meilleur et plus étendu pour empêcher les abus et les usages inappropriés du système des flexi-jobs ». Ainsi que le rappelle la Cour, « [l]es flexi-jobs sont une forme d’emploi qui fait l’objet d’un régime spécifique en matière de droit du travail, lequel est associé à un traitement particulier sur le plan de la sécurité sociale et de la fiscalité » (B.2).

3. C’est le calendrier d’adoption des mesures prévues par la nouvelle loi qui retiendra plus particulièrement l’attention.
Les parties requérantes soulignent en effet que la loi contestée a été publiée au Moniteur belge le 29 décembre 2023. Or, d’après l’article 194 de la loi attaquée, les dispositions relatives aux flexi-jobs devaient entrer en vigueur le 1er janvier 2024, soit trois jours seulement après leur publication au journal officiel.
Les parties requérantes y voient une violation du principe d’égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution, combiné à celui de la sécurité juridique et du principe de confiance légitime. Elles critiquent plus particulièrement le fait que le législateur n’ait pas adopté de mesures transitoires raisonnables.
L’État s’en défend en invoquant la circonstance que le projet de loi-programme était déjà consultable en ligne depuis son dépôt au Parlement.

4. La Cour constitutionnelle donne raison aux requérants.
Elle constate que le traitement avantageux sur le plan de la fiscalité et du droit social dont bénéficie une occupation dans le cadre d’un flexi-job constitue l’un des motifs déterminants pour lesquels l’employeur et le travailleur choisissent cette forme d’occupation. Or, si les parties au contrat avaient eu connaissance de conditions différentes, telles que celles qui résultent de la modification de la loi attaquée, elles n’auraient peut-être pas conclu le contrat ou l’auraient conclu à des conditions essentiellement différentes.
La Cour constitutionnelle estime que, si les mesures entreprises par le législateur sont justifiées compte tenu des objectifs poursuivis, de tels objectifs ne justifient pas, en revanche, que ces mesures prennent effet sans période transitoire et dans les trois jours de leur publication au Moniteur belge.
La haute juridiction de poursuivre en indiquant qu’il ne pouvait raisonnablement être attendu des employeurs et des travailleurs qu’ils procèdent, durant cette courte période, à une révision des conditions de travail flexi-job en cours ou à une résiliation du contrat pour éviter qu’il soit requalifié à l’aune de la nouvelle règlementation.

Les temps de la loi : sa publication, son entrée en vigueur et ses effets dans le temps

5. Cet arrêt de la Cour constitutionnelle permet de mettre en évidence certains des principes qui régissent l’adoption de textes normatifs rendus applicables aux citoyens.
Pour bien comprendre les enjeux, trois moments doivent être distingués : le moment de la publication du texte, le moment de son entrée en vigueur et les effets dans le temps que ce texte peut produire.

6. L’article 190 de la Constitution prévoit qu’aucun texte normatif à caractère général, qu’il s’agisse d’une loi, d’un arrêté ou d’un règlement ayant vocation à s’appliquer à un ensemble de citoyens, « n’est obligatoire qu’après avoir été publié dans la forme déterminée par la loi ».
S’agissant des textes fédéraux (loi, arrêtés royaux, etc.), c’est la loi du 31 mai 1961 « relative à l’emploi des langues en matière législative, à la présentation, à la publication et à l’entrée en vigueur des textes légaux et règlementaires » qui fixe leurs modalités de publication et le délai dans lequel ils deviennent obligatoires : il s’agit en principe du « dixième jour après celui de leur publication » au Moniteur belge. En d’autres termes, une loi n’entrera en principe en vigueur qu’après l’écoulement d’un délai de dix jours afin de permettre aux destinataires d’en prendre connaissance.
Il est toutefois possible de déroger à cette règle. Telle était précisément la portée de l’article 194 de la loi-programme du 29 décembre 2023, annulé par la Cour, lequel entendait raccourcir ce délai.

7. Se pose encore la question de savoir quels sont les effets que peut produire la loi nouvelle dans le temps.
Par principe, la loi nouvelle est d’application immédiate et ne dispose que pour l’avenir. Elle est donc censée produire ses effets aux situations qui naissent postérieurement à son entrée en vigueur.
Jusqu’à la réforme du Code civil en 2022, l’article 2 de l’ancien Code civil constituait la règle de droit commun en la matière. Celui-ci prescrivait que la « loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif ».
L’article 1.2 du nouveau Code prescrit la même règle en y apportant toutefois un certain nombre de tempéraments et de précisions. La rétroactivité, laquelle permet à la loi de produire des effets pour le passé, est en effet admise si cela est indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général.

8. Il est également prévu que, sauf disposition contraire, la loi nouvelle est applicable non seulement aux situations nées après son entrée en vigueur, mais aussi aux effets futurs de situations nées sous l’empire de la loi ancienne qui se produisent ou perdurent sous la loi nouvelle, pour autant qu’il ne soit pas ainsi porté atteinte à des droits déjà irrévocablement fixés. Par exemple, un bail conclu avant le 1er janvier 2025 reste soumis, en principe, même après celle-ci, aux règles fixées par les lois en la matière, telles qu’elles étaient en vigueur avant cette date.
La règle d’application immédiate de la loi nouvelle s’accompagne donc d’un principe général de non-rétroactivité de la loi, selon lequel une loi ne peut en principe régir des situations antérieures à son entrée en vigueur. D’après une jurisprudence bien établie de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’État, il s’agit d’une garantie qui a pour but de prévenir l’insécurité juridique et à laquelle il ne peut être dérogé que si cela s’avère indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général.
Cette garantie exige que le contenu du droit soit prévisible et accessible, de sorte que le justiciable puisse prévoir, dans une mesure raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte est accompli.
La rétroactivité ne se justifie que si elle est indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général. Il faudra en revanche justifier de circonstances exceptionnelles ou de motifs impérieux d’intérêt général si la loi rétroactive influence des procédures juridictionnelles en cours ou a pour effet d’empêcher un juge de se prononcer sur une question précise.

9. Ces principes ont été énoncés dans plusieurs arrêts de la Cour constitutionnelle.
Ainsi, par exemple, outre l’arrêt n° 8/2025 du 30 janvier 2025 qui fait l’objet principal du présent article, un arrêt plus récent (n° 63/2025 du 24 avril 2025) s’est prononcé dans le même sens à propos cette fois du plafonnement de la rémunération et de la limitation de l’éventuelle indemnité de rupture des dirigeants de certains organismes publics wallons (les sociétés publiques de production de gaz et d’électricité par exemple) : la Cour admet certes que pareilles réductions sont admissibles, mais, dès lors que ces plafonnements et limitations s’appliquent aux contrats en cours entre ces sociétés et leurs dirigeants, elle estime qu’il est ainsi « est porté atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie déterminée de justiciables [à savoir les dirigeants concernés par les contrats en cours] sans qu’un motif impérieux d’intérêt général puisse justifier l’absence d’un régime transitoire établi à leur profit » (arrêt n° 63/2025, B.14.2). C’est donc « [e]n ce qu’ils ne prévoient pas de mesures transitoires raisonnables » que cet arrêt juge les nouvelles règles comme étant contraires au droit de propriété tel qu’il est garanti par l’article 16 de la Constitution lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (B.15 et dispositif du même arrêt).

11. Les mêmes principes s’appliquent aux actes « administratifs à caractère règlementaire », soit ceux qui sont pris en exécution de la loi et qui s’adressent à une catégorie générale et abstraite de citoyens.
Selon le Conseil d’État, la rétroactivité peut toutefois être justifiée si elle est autorisée par une loi. En l’absence d’autorisation légale, la rétroactivité ne peut être admise qu’à titre exceptionnel, lorsqu’elle est nécessaire, notamment, à la continuité du service public ou à la régularisation d’une situation de fait ou de droit et pour autant qu’elle respecte les exigences de la sécurité juridique et les droits individuels. Il faudra pour l’auteur du texte, particulièrement s’en justifier.

12. Compte tenu des droits fondamentaux en jeu, la rétroactivité de la loi pénale devra répondre à des critères plus sévères encore pour être admise. Ils seront exposés à l’occasion d’une contribution à venir sur Justice-en-ligne.

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