L’attribution préférentielle du logement familial en cas de rupture : un régime identique pour les époux et les cohabitants légaux et une protection renforcée des victimes de violence conjugale

par Delphine Thienpont - 12 septembre 2024

Interrogée sur l’existence de discriminations entre les époux et les cohabitants légaux, la Cour constitutionnelle considère habituellement que les différences de traitement entre ces deux catégories de personnes se justifient par leur différence de statut. Dans son récent arrêt n° 62/2024, néanmoins, la Cour a jugé discriminatoire que les ex-cohabitants légaux ne disposent pas d’un mécanisme d’attribution préférentielle du logement familial comme celui qui existe pour les ex-conjoints. Dans la foulée, elle a également jugé discriminatoire que la victime de violence conjugale ne bénéficie pas de l’attribution prioritaire du logement familial si une procédure de médiation pénale a été mise en œuvre et a abouti.
Présentation de cet arrêt par Delphine Thienpont, assistante à l’UCLouvain.

1. En Belgique, un couple peut faire reconnaître juridiquement son union soit par le mariage, soit, depuis 1998, par la cohabitation légale.
Ces deux formes de reconnaissance juridique du couple entraînent des droits et des devoirs différents et chaque couple est libre de choisir le statut qui lui convient le mieux.

2. Parmi les effets du mariage (et non de la cohabitation légale), figure la possibilité pour chacun des époux de solliciter, en cas de divorce, l’attribution préférentielle du logement familial (articles 2.3.13 et 2.3.14 du Code civil). Lorsque deux époux décident de divorcer, il convient en effet de régler le sort des biens dont ils sont ensemble propriétaires en décidant ce avec quoi chacun pourra repartir.
La règle du partage par moitié implique que chacun des époux se verra attribuer un lot de même valeur, mais encore faut-il décider de quels biens chaque lot sera concrètement constitué.
C’est dans ce contexte que chacun des époux peut demander au juge que fasse partie de son lot le logement familial (qui désigne le lieu où la famille habitait effectivement). Si la valeur du lot de celui qui se voit attribuer le logement familial dépasse la valeur du lot de l’autre époux, le premier est tenu de payer au second une somme d’argent (appelée « soulte ») pour compenser cette différence de valeur.

3. Pour décider à qui il va attribuer le logement familial, le juge n’est soumis à aucun critère précis et statue en fonction des intérêts de chacun des époux.
La marge d’appréciation du juge connaît toutefois une exception dans l’hypothèse de violence conjugale : la loi prévoit dans ce cas que, sauf circonstances exceptionnelles, le logement familial sera attribué prioritairement à la victime qui en fait la demande si l’autre époux a été reconnu coupable (d’une tentative) de violence par une décision de justice définitive.
Ceci implique que, lorsqu’une procédure de médiation pénale aboutit, entraînant l’extinction des poursuites pénales et, partant, l’absence de décision de justice, la victime n’a pas priorité dans l’attribution du logement familial. Sur la notion de médiation pénale, il est renvoyé à l’article suivant publié sur Justice-en-ligne : Chr. Mincke, « Accepter de résoudre le conflit, un défi pour les parties à la médiation pénale ».

4. C’est dans ce contexte législatif que, saisi d’une demande d’attribution préférentielle du logement familial par deux ex-cohabitants légaux, auxquels le procureur du Roi a par ailleurs proposé une procédure de médiation pénale à la suite du dépôt par Madame d’une plainte pour violence conjugale, le Tribunal de la famille de Liège (division de Verviers) a posé à la Cour constitutionnelle deux questions préjudicielles.

5. En premier lieu, le tribunal a demandé à la Cour si l’article 2.3.14 du Code civil est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, qui garantissent le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce qu’il prévoit que les époux peuvent, en cas de divorce, solliciter l’attribution préférentielle du logement familial dont ils sont ensemble propriétaires tandis que les cohabitants légaux ne disposent pas de cette possibilité en cas de cessation de la cohabitation légale. Les époux et les cohabitants légaux sont donc traités différemment.

6. La Cour, dans son arrêt n° 62/2024 du 20 juin 2024, commence par rappeler que « le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes (dont les situations sont comparables), pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause […] ».
Après avoir établi que la différence de traitement repose ici sur un critère objectif qui est le statut choisi par le couple, la Cour vérifie si cette différence de traitement peut recevoir une justification raisonnable, et s’intéresse à cet égard aux objectifs de la mesure en cause.
L’attribution préférentielle permet à l’époux qui le souhaite de préserver le lieu de l’ancienne communauté de vie et de lutter contre l’abus que l’autre époux pourrait faire du droit d’exiger la vente publique du logement familial.
Selon la Cour, ces objectifs valent autant pour le mariage que pour la cohabitation légale, indépendamment de la circonstance que la cohabitation légale est une forme de vie commune plus souple et plus précaire que le mariage. La Cour ajoute que l’impossibilité pour les cohabitants légaux de demander l’attribution préférentielle entraîne pour eux des effets disproportionnés. Elle conclut alors que la différence de traitement en cause n’est pas raisonnablement justifiée.
Concernant la première question préjudicielle, la Cour répond donc que l’article 2.3.14 du Code civil ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution mais que l’absence d’une disposition législative analogue applicable aux cohabitants légaux viole, quant à elle, ces deux articles. Elle invite le législateur à intervenir, et préconise que le régime de l’article 2.3.14 (applicable aux époux) soit dans l’intervalle appliqué par analogie aux cohabitants légaux.

7. En second lieu, le tribunal a demandé à la Cour si l’article 2.3.14, § 2, alinéa 2, du Code civil est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que la victime de violence conjugale ne peut pas bénéficier de l’attribution prioritaire du logement familial lorsqu’une procédure de médiation pénale a été initiée et a abouti, à défaut de pouvoir se prévaloir d’une décision de justice définitive.
Les victimes sont donc traitées différemment selon le résultat d’une éventuelle procédure de médiation.

8. Sans que la Cour ne le mentionne expressément, l’on peut considérer que la différence de traitement repose ici sur un critère objectif, à savoir le résultat d’une médiation éventuelle.
Pour déterminer si la différence de traitement est raisonnablement justifiée, la Cour a égard aux objectifs de la mesure en cause. L’exigence d’une décision de justice reconnaissant la culpabilité pénale du conjoint ou du partenaire vise à établir avec certitude les faits de violence conjugale justifiant l’attribution prioritaire du logement familial à la victime, eu égard au caractère définitif de cette décision.
La Cour considère que, même lorsqu’une médiation aboutit, cet objectif est atteint, la réussite de la médiation impliquant que le suspect soit en aveu. Partant, la différence de traitement en cause n’est pas raisonnablement justifiée.
Concernant la seconde question préjudicielle, la Cour répond donc que l’article 2.3.14, § 2, alinéa 2, du Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution. Elle invite le législateur à intervenir et confie au tribunal le soin de mettre fin à la violation en l’espèce, en appliquant le principe de l’attribution prioritaire.

9. L’arrêt ici commenté, d’une part, témoigne d’une volonté de protéger plus largement la victime de violence conjugale et, d’autre part, contribue au rapprochement du mariage et de la cohabitation légale, s’inscrivant ainsi dans les débats actuels relatifs à une possible réforme de cette dernière.
Les effets découlant de la cohabitation légale sont limités par rapport aux effets découlant du mariage. Or, s’il importe d’en respecter la spécificité, il convient dans le même temps d’offrir aux couples concernés une protection suffisante et de veiller à éviter les discriminations entre époux et cohabitants légaux.
Ainsi, l’Accord du précédent gouvernement du 30 septembre 2020 évoquait la nécessité d’adapter le cadre juridique de la cohabitation légale aux besoins actuels de la société, et nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la pertinence de rapprocher les deux statuts…

Pour un développement approfondi de ces questions, voy. notamment N. DANDOY et F. TAINMONT (dir.), Cohabitation légale et de fait : état des lieux et perspectives, Actes de la 9e Journée d’études juridiques Jean Renauld, Bruxelles, Larcier, 2023.

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