Fonction de juger et activités professionnelles accessoires des juges

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle la portée du principe d’impartialité objective

par Emmanuel Slautsky - 5 mars 2024

Le 14 décembre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France au motif d’une violation de l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit de chacun à un procès équitable, c’est-à-dire le droit de chacun à ce que « sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».
Cette condamnation de la France fait suite, plus particulièrement, à une affaire judiciaire médiatisée dans laquelle trois membres de la Cour de cassation française ayant noué des relations professionnelles régulières avec une partie à un litige ne s’étaient pas déportés au moment de connaître du litige en question.

1. Les faits ayant donné lieu à cette affaire (Syndicat national des journalistes et autres contre France) sont les suivants.
À la fin des années 2000, le groupe d’édition juridique Wolters Kluwer, actif en France et dans d’autres pays européens, procède à une restructuration interne d’envergure. Cette restructuration a néanmoins également pour effet pratique de priver de manière durable les salariés français du groupe d’édition de leur droit à participer aux bénéfices de l’entreprise, ainsi que le prévoit le droit français.
Les syndicats des travailleurs concernés décident de contester en justice ce montage, au motif qu’il priverait frauduleusement les salariés de cette participation. L’action des syndicats de travailleurs n’aboutit pas en première instance, mais les syndicats obtiennent gain de cause en appel en 2017, devant la Cour d’appel de Versailles.
La procédure se poursuit néanmoins : Wolters Kluwer interjette en effet avec succès un pourvoi en cassation contre la décision de la Cour d’appel. Plus précisément, la chambre sociale de la Cour de cassation française juge, le 28 février 2018, que la Cour d’appel de Versailles ne pouvait, comme elle l’a fait, mettre en cause l’absence de bénéfice net de la société Wolters Kluwer dès lors que cette absence de bénéfices avait été attestée par le commissaire aux comptes de la société. Dès lors, faute de bénéfices, le droit à la participation des travailleurs ne pouvait s’exercer. Cet arrêt de la Cour de cassation met fin à la procédure judiciaire en France, la Cour de cassation décidant de ne pas renvoyer l’affaire devant un juge du fond.

2. Les choses n’en restent néanmoins pas là.
Le 18 avril 2018, l’hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné révèle en effet que trois des conseillers de la Cour de cassation ayant siégé dans le litige opposant les syndicats à Wolters Kluwer étaient par ailleurs régulièrement rémunérés par cet éditeur pour dispenser des formations en droit social destinées à des professionnels de cette branche du droit.
Il faut dire que, en France comme dans d’autres pays, il n’est pas rare que des magistrats participent à des activités d’enseignement, de diffusion ou de discussion du droit, que ce soit dans le cadre de cours, de conférences ou d’autres initiatives académiques, mais aussi dans le cadre de formations organisées par des prestataires privés. Certaines de ces interventions peuvent donner lieu à une rémunération. Il existe des règles déontologiques pour encadrer ces activités complémentaires que peuvent développer ainsi les magistrats.

3. À la suite des révélations du Canard enchaîné, le Président de la Cour de cassation française s’explique rapidement pour défendre la régularité du comportement des conseillers de sa cour mis en cause.
Le Conseil supérieur de la magistrature n’en est pas moins saisi des faits et de la situation des trois magistrats par les syndicats parties au procès intenté à Wolters Kluwer. Cette saisine du Conseil est de nature disciplinaire : elle visait à demander au Conseil de se prononcer sur la qualification déontologique de la décision des trois conseillers en cause de ne pas se déporter dans l’affaire ici commentée.
Et, de fait, dans une décision du 19 décembre 2019, le Conseil supérieur de la magistrature décide que ces magistrats auraient bel et bien dû se déporter du litige en question dans la mesure où leurs liens avec la société Wolters Kluwer étaient de nature à susciter un doute légitime quant à leur impartialité aux yeux des autres parties à l’affaire.
Le Conseil supérieur de la magistrature juge néanmoins que le manquement identifié n’est pas suffisamment grave pour constituer une faute disciplinaire, eu égard notamment aux liens malgré tout distants existant entre les magistrats et l’éditeur juridique partie au procès.

4. En parallèle de cette saisine du Conseil supérieur de la magistrature, les syndicats introduisent par ailleurs aussi une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme contre la France, pour dénoncer le caractère inéquitable du procès devant la Cour de cassation auquel ils ont participé.
La France, en tant qu’État partie à la Convention européenne des droits de l’homme, doit en effet aussi répondre des manquements dans le chef de ses juges, nonobstant l’indépendance dont ceux-ci bénéficient.
C’est cette requête qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 décembre 2023, ici présenté.

5. Dans sa décision, on l’a dit, la Cour condamne la France pour manquement à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et au droit à un procès équitable des syndicats ayant introduit la requête.
Sur le plan des principes, la Cour justifie sa décision en rappelant que l’impartialité des juges est une exigence du droit à un procès équitable, et une composante fondamentale de l’État de droit, et que cette impartialité doit aussi s’apprécier de manière objective, c’est-à-dire indépendamment du comportement particulier du juge dans une affaire donnée.
La Cour rappelle que, pour apprécier le respect de cette impartialité objective, il faut « se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter le manque d’impartialité de ce dernier ».
En outre, rappelle encore la Cour, « même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, ‘justice must not only be done, it must also be seen to be done’ (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) […]. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter ».
Or, en l’espèce, la Cour juge que les relations professionnelles des trois magistrats en cause avec la société Wolters Kluwer, partie à la procédure, étaient « régulières, étroites et rémunérées », de sorte qu’ils auraient dû se déporter pour préserver le caractère équitable du procès. Faute de l’avoir fait, l’article 6 de la Convention a été violé.

6. En somme, dans son arrêt Syndicat national et autres contre France, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle au juge et, en l’espèce, aux magistrats de la juridiction suprême française, la portée du devoir d’impartialité qui s’applique à eux.
Certes, la Cour ne condamne pas l’implication des juges dans la cité. Au contraire, elle juge que la « contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions ». La Cour insiste néanmoins sur le fait que cette implication ne peut se faire au prix d’une entorse à leur mission de juger impartialement les affaires qui leur sont déférées.

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Emmanuel Slautsky


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professeur à l’Université libre de Bruxelles

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