« Crise de l’accueil », non-respect des décisions de Justice par Fedasil et mesures provisoires : de Bruxelles à Strasbourg

par Hélène Gribomont - 2 février 2023

La Justice s’est emparée de la « crise de l’asile » : Fedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, a été condamnée à de très nombreuses reprises par des tribunaux belges pour ne pas avoir fourni aux candidats réfugiés le logement auxquels ils ont droit, avec des astreintes à la clé, et la Cour européenne des droits de l’homme, constatant que ces décisions de justice n’ont pas été respectées par l’État, a plusieurs fois condamné à son tour la Belgique, lui enjoignant, par des mesures provisoires, à respecter les décisions de ses tribunaux.
Hélène Gribomont, doctorante à l’Université catholique de Louvain, expose ci-dessous le déroulement de ces événements, les règles de droit en jeu et la signification des décisions prises tant en Belgique qu’à Strasbourg, siège de la Cour européenne des droits de l’homme.

1. Depuis plus d’un an et demi, l’État belge connait une « crise de l’accueil » des demandeurs d’asile sans précédent.
Fedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, « sature » : elle ne parvient plus à offrir l’aide matérielle (en ce compris un hébergement) à ces derniers, qui y ont pourtant droit dès l’introduction de leur demande d’octroi du statut de réfugié, appelé aussi la « protection internationale » dès lors que c’est la Convention de Genève du 28 juillet 1951 ‘relative aux réfugiés’, ratifiée par la Belgique, qui l’organise.
Les intéressés se retrouvent alors à la rue, souvent sans solution d’hébergement et incapables de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.
C’est la non-volonté politique qui est pointée du doigt par les acteurs de terrain : l’État belge a les moyens d’accueillir ces demandeurs d’asile, mais ne le fait pas.

2. Dans ce contexte, les avocats ont saisi les tribunaux belges au nom de leurs clients demandeurs d’asile pour tenter de faire respecter les droits les plus fondamentaux de ceux-ci : le tribunal du travail a à lui seul condamné à plus de 7000 reprises Fedasil, et lui a enjoint sous peine d’astreinte d’offrir immédiatement l’aide matérielle aux demandeurs d’asile concernés par les décisions.

3. Même après que ces décisions sont devenues définitives, Fedasil ne s’est toutefois pas exécutée dans la plus grande majorité des cas, laissant les gens à la rue.
La pratique d’attribution des places en centre reste à l’heure actuelle aléatoire, illogique et imprévisible. On observe en pratique un délai d’environ quatre mois entre le moment de la signification de l’ordonnance de condamnation rendue par le tribunal du travail à Fedasil et l’hébergement effectif du demandeur d’asile concerné.

4. Face à ce constat vain, les revendications ont été portées devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : « la Cour ») sur la base de demandes de mesures provisoires afin qu’il soit enjoint à l’État belge d’exécuter les décisions de justice rendues et, ainsi, de fournir l’aide matérielle et un hébergement aux demandeurs d’asile.
En vertu de l’article 39 de son règlement, la Cour peut indiquer des mesures provisoires à tout État partie à la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit de mesures d’urgence applicables à titre exceptionnel, lorsque les requérants seraient exposés, en l’absence de telles mesures, à un risque réel de dommage grave, imminent et irréparable. Elles sont prises dans le cadre du déroulement de la procédure et ne préjugent en rien les décisions ultérieures sur la recevabilité ou le fond des affaires en cause. La Cour les indique au gouvernement défendeur ou aux requérants, soit à leur demande, soit d’office. Les mesures provisoires sont prescrites pour couvrir la durée de la procédure devant la Cour ou pour une durée plus limitée. Elles peuvent être levées à tout moment, sur décision de celle-ci.
En pratique, les mesures provisoires sont majoritairement appliquées dans des cas d’expulsion et d’extradition dont les requérants, demandeurs d’asile, demandent la suspension, invoquant que leur réalisation entrainerait dans le pays où ils sont renvoyés des traitements contraires aux articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. On peut citer comme exemples les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Y.P. et L.P. c. France, W.H. c. Suède, Jabari c. Turquie, Paposhvili c. Belgique, Khachaturov c. Arménie.
Pour des mesures provisoires ordonnées dans d’autres contextes, des explications sont à lire dans les deux articles suivants publiés par Justice-en-ligne : Daniel De Beer, « L’extradition de Nizar Trabelsi : quel rôle pour les juridictions et quelle autorité attacher à une mesure provisoire de la Cour européenne des droits de l’homme ? », et Philippe Frumer, « La Cour européenne des droits de l’homme indique au gouvernement russe une mesure provisoire concernant Aleksey Navalnyy : quelle en est la portée ? ».

5. Depuis plus de trois mois, la Cour a ordonné une série de mesures provisoires dans des affaires concernant des demandeurs d’asile sans hébergement depuis leur arrivée en Belgique (Affaires Camara, Msallem et 147 autres, Reazei Shayan et 189 autres, Almassri et 121 autres, Al Shujaa et autres, Niazai et autres).
Systématiquement, elle enjoint à l’État belge d’exécuter l’ordonnance rendue par le tribunal du travail et de fournir aux requérants une assistance matérielle pour faire face à leurs besoins élémentaires. Elle ajoute que, lorsqu’un État partie ne se conforme pas à une mesure indiquée au titre de l’article 39 du règlement, cela peut entrainer une violation de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit pour toute victime d’une violation de la Convention européenne des droits de l’homme de pouvoir introduire un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (voir par exemple l’arrêt Mamatkoulov et Askarov c. Turquie du 4 février 2005).

6. Ces mesures provisoires n’ont pas été appliquées : la Belgique continue à ne pas respecter les décisions de ses propres juridictions qui condamnent Fedasil.
En attendant, les astreintes s’accumulent et certaines des personnes qui en ont bénéficié agissent maintenant, avec l’aide d’huissiers de justice, pour tenter de saisir des objets appartenant à Fedasil pour les vendre et obtenir ainsi les montants correspondant aux astreintes en question. Justice-en-ligne y reviendra dans un prochain article.

7. Malheureusement, la Belgique n’est pas seule concernée : la France, aussi, a récemment fait l’objet d’un arrêt de condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt du 8 décembre 2022, M.K. et autres c. France) pour des faits similaires à ceux qui concernent les affaires belges. Pour un commentaire de l’arrêt précité, il est renvoyé à l’article de Jean-Baptiste Farcy, « La crise de l’accueil en Belgique et en France au regard de l’article 3 CEDH », Cahiers de l’EDEM, décembre 2022.

Votre point de vue

  • Tom B
    Tom B Le 3 février 2023 à 11:09

    L’on ajoutera dans ce contexte que, le 26 janvier dernier, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle d’infraction à l’encontre de la Belgique pour "défaut de transposition de manière pleinement conforme de toutes les dispositions de la directive accueil" (voir communiqué de presse du 26 janvier 2023, proc. INF(2022)2157). Cette procédure, si elle est menée à son terme, pourrait aboutir à un arrêt de la CJUE constatant le manquement de l’Etat belge à ses obligations tirées du droit de l’UE (art. 258 TFUE). A terme, ce sera donc peut-être "de Bruxelles à Strasbourg [et Luxembourg]"...

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Hélène Gribomont


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Doctorante à l’Université catholique de Louvain

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