Les bureaux de vote ne sont pas des self-services : les leçons de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 mars 2024

par Marc Uyttendaele - 20 juin 2024

Photo @ PxHere

Par son arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, la Cour constitutionnelle a suspendu une disposition législative qui déclarait facultatif le vote des électeurs aux élections européennes âgés de seize ou de dix-sept ans, alors que tous les autres électeurs, à savoir ceux âgés de dix-huit ans et plus, sont soumis à l’obligation de voter à ces mêmes élections. Il résulte de cet arrêt que le vote est bien obligatoire pour tous.
Marc Uyttendaele, avocat au barreau de Bruxelles, professeur à l’Université libre de Bruxelles, nous présente cet arrêt et nous en livre les leçons au regard de l’importance du droit de vote pour la démocratie représentative.

1. La Cour constitutionnelle a rendu successivement deux arrêts qui démontrent que le droit de vote, qui en Belgique est également une obligation constitutionnelle, ne se concilie pas avec la logique du self-service. Il ne peut être question en effet de laisser les citoyens décider à leur guise s’ils votent ou s’ils ne votent pas.

2. Le législateur a décidé d’ouvrir le droit de vote aux élections européennes aux citoyens âgés de seize et dix-sept ans.
Toutefois, dans une première loi, il a institué un système d’électorat facultatif. Pour bénéficier de la qualité d’électeur, les citoyens de seize et dix-sept ans devaient s’inscrire sur la liste des électeurs ; le législateur s’est ainsi inspiré du modèle retenu pour ouvrir le droit de vote aux étrangers dans le cadre élections locales.
Dans un arrêt n° 116/2023 du 20 juillet 2023, la Cour a censuré ce système :
« En ce que l’élargissement du droit de vote pour ces élections aux jeunes de seize et dix-sept ans repose sur le constat que les jeunes, tout comme les adultes, sont en mesure de se faire une opinion politique et de voter pour le parti ou le candidat qui représente le mieux leur opinion […], il n’est pas raisonnablement justifié de subordonner l’exercice de ce droit de vote, pour les Belges de seize et dix-sept ans, à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs. Comme il est dit en B.2.4, le droit de vote constitue un droit politique fondamental dans une démocratie représentative » (B.7.1).

3. Le législateur, en adoptant la loi du 25 décembre 2023, a donc remis son ouvrage sur le métier sans renoncer à sa logique initiale : les citoyens de seize et dix-sept ans ont le droit de vote mais celui-ci relève toujours du self-service.
En effet, constate la Cour dans son arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, ici commenté, « Il découle de la disposition attaquée que la participation au scrutin en vue de l’élection européenne n’est pas obligatoire pour les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et que le régime de sanction fixé aux articles 207 à 210 du Code électoral ne leur est pas applicable. Les électeurs âgés de seize et dix-sept ans ne sont en effet plus repris dans l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été remplacé par la disposition attaquée » (B.3.4).

4. Un simple citoyen a déposé une requête en suspension contre ce dispositif.
Fidèle à sa jurisprudence, selon laquelle le droit de vote est un droit politique fondamental de toute démocratie représentative et qu’en conséquence tout candidat ou tout électeur a intérêt à demander l’annulation d’une disposition d’une loi électorale (en ce sens, par exemple, l’arrêt n°72/2014 du 8 mai 2014, B.5.2), la Cour déclare ce recours recevable. En matière d’élections, il y a lieu d’admettre les recours populaires, terme devant être appréhendé tant dans son sens juridique que dans son sens commun. Chaque citoyen, en sa qualité de composante du peuple, est en droit de quereller une loi électorale. La Cour indique fermement que « La disposition attaquée concerne le droit de vote. Le droit de vote est un aspect de l’état de droit démocratique qui est à ce point essentiel que sa protection intéresse tous les citoyens » (arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, B.6.4).

5. Le conseil des ministres, qui, devant la Cour constitutionnelle, défendait la constitutionnalité de la loi du 25 décembre 2023, justifiait la disposition querellée et partant le refus de rendre le vote obligatoire aux citoyens de seize et de dix-sept ans par le fait qu’ils ne peuvent être jugés par les juridictions pénales et qu’ils demeurent justiciables des juridictions de la jeunesse. Il en déduisait que leur situation n’était pas comparable à celle des électeurs majeurs.

6. Cette argumentation n’a pas convaincu la Cour constitutionnelle :
« Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. La circonstance que, lorsqu’une personne mineure commet un fait qualifié infraction, c’est en principe le droit en matière de délinquance juvénile qui est applicable et non le droit pénal commun et le droit commun de la procédure pénale peut certes constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, mais elle ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité. Sinon, le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination serait vidé de toute substance » (même arrêt, B.11.2).
Forte de ce constat, la Cour relève que « La disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre deux catégories d’électeurs, en ce qu’elle octroie aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans un simple droit de vote sans obligation de vote, alors qu’elle soumet les électeurs majeurs à une obligation de vote ».
Elle rappelle fermement que « le droit de vote constitue un droit politique fondamental de la démocratie représentative et qu’il est d’une importance cruciale pour l’établissement et le maintien des fondements de la démocratie. Étant donné que le caractère obligatoire ou facultatif de la participation au vote constitue une caractéristique essentielle du droit de vote, une fragmentation du corps électoral doit être justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général » (arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, B.12.2).
La Cour examine alors si les justifications données par le législateur pour ne pas rendre le vote obligatoire pour les électeurs se fondent sur des motifs impérieux d’intérêt général. Avec une certaine ironie, elle constate que le législateur s’est lui-même contredit. Dans son projet initial, déjà censuré par ses soins dans son arrêt n° 116/2023, le législateur imposait bien des sanctions pénales à l’électeur de seize ou dix-sept ans qui s’était inscrit sur les listes électorales et qui n’avait pas été voter. Le vote self-service pour cette catégorie d’électeurs s’explique donc désormais « en raison de la situation juridique particulière des personnes mineures » et par la volonté « de ne pas mettre une pression indésirable sur ces jeunes, en prévoyant une phase transitoire stimulante de vote facultatif ». À cet égard, la Cour « n’aperçoit pas en quoi l’existence de modalités spécifiques sur le plan de la procédure pénale au profit des personnes mineures, qui demeurent applicables en toute hypothèse, est de nature à justifier que seuls les électeurs âgés de dix-huit ans ou plus sont susceptibles de faire l’objet de poursuites répressives en cas de non-exercice du droit de vote » (arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, B.14).
À son estime, il convient « de noter que le régime particulier prévu pour les personnes mineures sur le plan de la procédure pénale n’a en principe pas d’incidence sur le caractère infractionnel du comportement réprimé » (arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, B.14).

7. Enfin, après avoir relevé le caractère sérieux des moyens invoqués, elle constate l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable, écartant d’un revers de main l’argument du conseil des ministres selon lequel «  la suspension de la disposition attaquée serait susceptible de compromettre l’organisation de l’élection imminente du Parlement européen eu égard à l’agenda électoral, notamment en ce qui concerne l’information des personnes mineures concernées », et estime en revanche que, au regard « du risque que des élections soient organisées sur une base inconstitutionnelle et du caractère essentiel du droit de vote pour l’état de droit démocratique, seules des circonstances exceptionnelles pourraient justifier que la disposition attaquée ne soit pas suspendue alors que les conditions de fond de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 [sur la Cour constitutionnelle] sont réunies » (arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, B.17.2 et B.17.3).

8. Cet arrêt est important à plus d’un titre.
Rappelons tout d’abord que rares sont les pays dans lesquels le vote est obligatoire. Le Grand-Duché du Luxembourg (loi électorale du 31 juillet 1924, et articles 89 et 90 de la loi électorale du 18 février 2003), la Grèce (article 51 de la Constitution), le Liechtenstein article 81 de la Constitution) et l’Australie connaissent un système identique. En Italie (article 48 de la Constitution) et au Portugal (article 49 de la Constitution), la Constitution le qualifie de « devoir civique ». La Belgique a donc été une pionnière en la matière.
Dans l’arrêt commenté, la Cour souligne ainsi l’importance à ses yeux de ce droit-obligation. Cette décision est d’autant plus symbolique que le législateur flamand a supprimé le caractère obligatoire du vote pour les élections locales (S. Govaert, « La réforme de l’administration locale en Flandre », Courrier hebdomadaire, n° 2550, CRISP, 2022) et que certaines voix se font entendre dans le monde politique francophone pour le remettre en cause (« Supprimer le vote obligatoire, Bouchez dit oui », L’Echo, 15 novembre 2016). La Cour considère en revanche que le caractère obligatoire du vote est une composante d’un droit politique fondamental de la démocratie représentative et, partant qu’il est d’une importance cruciale pour l’établissement et le maintien des fondements de la démocratie.

9. Ensuite, la Cour développe une conception universaliste de l’électorat. Il ne peut être admis que celui-ci soit fragmenté. Le droit de vote ne peut revêtir un caractère alternatif : obligatoire pour certains, facultatif pour d’autres. Tous les citoyens doivent être considérés et traités d’une manière identique.
Ainsi la Cour a de la pédagogie citoyenne une conception différente de celle préconisée par le législateur. Là où celui-ci se voulait conciliant et séducteur à l’égard des électeurs de seize et dix-sept ans en les invitant, sans contrainte, à s’essayer à leurs devoirs de citoyens, la Cour privilégie l’éducation d’autorité. C’est d’ailleurs à juste titre que la Cour souligne en creux les intentions réelles du législateur et son argumentation à géométrie variable. Ce n’est que parce la Cour a, dans son arrêt n°116/2023 du 20 juillet 2023, a annulé le système de l’inscription des électeurs de seize et dix-sept ans sur des listes électorales que comme par enchantement a été invoqué l’argument selon lequel ces électeurs étaient justiciables du tribunal de la jeunesse et ne pouvaient faire l’objet de sanctions pénales. Or, dans la première version du texte annulée par la Cour, les électeurs de seize et dix-sept adoptaient bien un comportement infractionnel s’ils s’étaient inscrits sur la liste des électeurs et n’étaient pas venus voter et auraient dû en rendre compte devant les juridictions de la jeunesse.
Son message est clair et salutaire : la citoyenneté n’est pas un self-service de droits et de libertés où chacun se sert à sa convenance. Il s’agit d’un statut démocratique qui emporte des droits et des obligations et en particulier celle d’être acteur de son devenir et de celui de la société. L’indifférence à la chose publique ne constitue pas un droit, mais bien au contraire, une infraction pénale.

10. Enfin, elle adresse un message subliminal aux autorités politiques et plus encore aux autorités judiciaires.
Le vote obligatoire n’est pas une variable d’ajustement du modèle institutionnel belge. Il est une composante essentielle de sa moelle épinière. Or, sur cette question, l’hypocrisie règne en maître. Lors des élections législatives fédérales du 25 mai 2014, le taux d’absentéisme était de 10,6 %. Lors des élections du 26 mai 2019, il était de 11,6 % et il y a bien longtemps que les contrevenants ne sont plus poursuivis devant le tribunal de police !
Qui sont les complices de ce mauvais coup qui porte ainsi atteinte à l’un des fondements du modèle démocratique et à un principe constitutionnel jugé essentiel par la Cour Constitutionnelle ? Au premier titre, le Collège des procureurs généraux qui a en charge la définition des priorités de la politique criminelle. Mais également le législateur – la loi ici sanctionnée en témoigne –, qui n’adopte pas les réformes permettant de pallier la carence coupable des autorités judiciaires.
Jérôme Sohier propose à cet égard une réforme aussi simple que séduisante : « il serait indiqué d’abolir le système de sanctions pénales, retenu jusqu’à présent par le code électoral et de le transformer en un système de sanctions administratives, sur le même type que les amendes administratives communales, telles que prévues par l’article 119bis de la nouvelle loi communale et la loi du 24 juin 2013 relative aux sanctions administratives communales ». Imaginatif, il évoque « une sanction consistant en une obligation d’effectuer des travaux d’intérêt général, un dimanche, pendant une durée correspondant à la durée d’ouverture des bureaux de vote, qui serait parfaitement adéquate en l’espèce » (J. Sohier, Système électoral, État particratique, Régime représentatif, dix propositions pour réformer la démocratie belge, Anthemis, Limal, 2021, p. 66). Si l’on retient, en revanche, des amendes administratives infligées par le fonctionnaire sanctionnateur désigné par les communes, le bénéfice de ces amendes pourraient alimenter les budgets des autorités qui prennent sur le terrain l’organisation des élections et qui, de toute évidence, ont besoin d’un refinancement. La démocratie et le service public seraient ainsi gagnants sur tous les plans.

11. Nous n’en sommes toutefois pas encore là.
Quelques jours après l’arrêt du 21 mars 2024, la presse a en effet annoncé la décision du Conseil des ministres restreint (le « kern » dans le jargon) selon laquelle, en dépit de l’arrêt, il n’y aura pas de sanction à l’encontre de ceux qui ne se rendront pas aux urnes, une directive devant être rédigée en ce sens par le Collège des procureurs généraux.
Il s’agit probablement d’une « directive de politique criminelle », telle que le prévoit l’article 151, § 1er, de la Constitution. Justice-en-ligne expliquera prochainement en quoi consistent pareilles directives.

12. Par son arrêt n° 68/2024 du 20 juin 2024, la Cour a annulé la disposition législative suspendue par son arrêt du 21 mars 2024.

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