Les personnes détenues peuvent-elles voter ? Oui… mais non

par Florence Liégeois - 6 juin 2024

On pense souvent que les personnes condamnées à une peine de prison n’ont pas le droit de voter. En effet, cela leur a longtemps été interdit. Mais, depuis la réforme du code électoral de 2009, les personnes condamnées conservent par défaut leurs droits politiques (articles 6 à 8 de ce Code) : seul le juge peut décider qu’une personne condamnée ne peut plus voter pendant une période déterminée.
Depuis octobre 2023, il est en de même pour les personnes internées (article 9, § 3, de la loi du 5 mai 2014 ‘relative à l’internement’, modifié par la loi du 28 mars 2023 ‘portant diverses modifications en matière électorale’).

1. C’est sous l’influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que cette réforme de 2009 modifiant le Code électoral a vu le jour. En effet, dans son arrêt de Grande Chambre concernant l’affaire Hirst (n° 2) c. Royaume-Uni du 6 octobre 2005, la Cour a estimé qu’une législation nationale ne peut pas prévoir une interdiction automatique du droit de vote pour toutes les personnes incarcérées.
Même si la Cour a ensuite nuancé sa jurisprudence, elle a établi de manière constante qu’une «  restriction générale, automatique et indiscriminée du droit de vote des détenus est disproportionnée ». Il est renvoyé sur ce point à :

2. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle a estimé dans son arrêt n° 187/2005 du 14 décembre 2005 que l’interdiction de vote automatique pour les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement de plus de quatre mois telle que précédemment prévue par le Code électoral était contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, qui consacrent les principes d’égalité et de non-discrimination.
Ces jurisprudences ont ainsi ouvert la voie à la loi du 14 avril 2009 ‘portant diverses modifications en matière électorale’, modifiant notamment les articles 6 à 8 du Code électoral pour mettre fin à l’interdiction systématique du vote.

3. Désormais, être déchu de ses droits politiques — et le droit de vote est un « droit politique » — est assez rare. La majorité des personnes détenues (condamnées et prévenues) peut donc voter pour les élections fédérales, provinciales, régionales, communales, et européennes. Les ressortissants européens incarcérés en Belgique peuvent également voter pour les élections européennes et pour les communales.
Il n’existe pas de statistiques précises, mais lors des élections de 2019, un collectif d’asbl avait estimé à 6000 le nombre de personnes incarcérées pouvant théoriquement voter.

4. Théoriquement, car dans la pratique les obstacles sont nombreux, comme rappelé dans un récent avis du Conseil central de surveillance pénitentiaire.
Pour pouvoir voter, il faut en effet que l’administration puisse vous identifier et vous localiser. Le SPF Intérieur, responsable de l’envoi des convocations électorales, se base sur les registres de la population gérés par les communes.
Or, l’incarcération peut faire perdre un logement et donc conduire à la radiation des registres. Dans ce cas, la personne pourra demander de disposer d’une adresse de référence dans un CPAS (celui de sa dernière commune de résidence ou celui de la commune où se trouve la prison).
En aucun cas il n’est possible d’être domicilié à la prison.
Les convocations arrivent donc au domicile ou à l’adresse de référence… puis doivent être remises ou envoyées à la prison, qui les distribue aux personnes concernées. Cela fait un long chemin pour le petit carton bleu, et suppose que les proches sont suffisamment disponibles pour cela : s’assurer du bon acheminement de la convocation électorale n’est pas toujours une priorité pour les familles de personnes détenues.

5. Mais cela n’est que le premier obstacle. Car alors que d’autres pays prévoient le vote par correspondance, ou l’installation de bureaux de vote dans les prisons, rien de cela en Belgique.
Ici, la personne détenue qui souhaite voter n’a que deux options.
La première est d’être en permission de sortie ou en congé pénitentiaire le jour du vote, mais ces possibilités de sortir sont généralement conditionnées à des rendez-vous précis (médicaux ou professionnels). Il n’existe pas de congé spécifique « élections ».
La seconde est de voter par procuration. Là encore, rien de simple ! En effet, la procuration ne peut être remise qu’à un autre électeur qui vote dans la même circonscription que le mandant.
Prenons l’exemple d’une personne incarcérée à Nivelles mais originaire de Charleroi. Si son adresse de référence est le CPAS de Nivelles, elle sera invitée à voter dans un circonscription de Nivelles, alors qu’elle n’y connaît peut-être personne qui pourrait voter en son nom… et ne pourra pas non plus demander à un ami de Charleroi d’aller voter pour elle à Nivelles.

6. Pour les étrangers disposant du droit de vote, une difficulté supplémentaire vient s’ajouter car ils doivent faire la démarche de s’inscrire pour pouvoir voter et ce, avant une date donnée. Soulignons également que toutes ces informations ne sont pas délivrées proactivement par l’administration pénitentiaire. Celle-ci considère qu’il appartient à chacun de s’informer. Mais en prison, l’accès à l’information n’est pas aussi aisé qu’à l’extérieur.

7. On le voit, il faut être particulièrement motivé pour exercer son droit de vote depuis une prison !
Le législateur, conscient de ces difficultés tout en n’ayant pas prévu de faciliter les choses, a d’ailleurs choisi d’exempter les personnes détenues de leur obligation de vote (à l’article 207 du code électoral). Pourtant, la règle pénitentiaire européenne n° 24.11 énonce que « les autorités pénitentiaires doivent veiller à ce que les détenus puissent participer aux élections, aux référendums et aux autres aspects de la vie publique, à moins que l’exercice de ce droit par les intéressés soit limité en vertu du droit interne ».

8. Ces obstacles sont regrettables car l’exercice du droit de vote pourrait contribuer à la fonction de réinsertion : la majorité des personnes détenues ne passe que quelques années ou mois en détention. Comme tout un chacun, elles ont des familles, des attaches, des opinions, des droits à défendre, des souhaits pour leurs enfants, etc. Elles ont leur mot à dire comme tout citoyen et participer au vote ancre l’appartenance à la société. Car c’est bien dans les objectifs de réinsertion et de normalisation que se situe le sens de la peine.
Ces principes sont énoncés par la loi de principes du 12 janvier 2005 ‘concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus’, notamment en ses articles 5 et 6 qui prônent la responsabilité sociale de la personne incarcérée ainsi que la non-limitation de ses droits politiques.
N’est-il pas paradoxal que le législateur, composé de personnes élues lors de scrutins comme celui de ce 9 juin 2024, ait souhaité garantir les droits des personnes détenues sans pour autant s’assurer que leur exercice du droit de vote soit effectif ?

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