Le tourisme procréatif après décès : quelles frontières ?

par Coline Gillard - 23 janvier 2024

Photo @ PxHere

Aux termes de l’arrêt Baret et Caballero c. France prononcé le 14 septembre 2023 par la Cour européenne des droits de l’homme, l’interdiction par la loi française d’exporter des gamètes ou des embryons d’une personne décédée dans le but de permettre à la conjointe de concrétiser, par le biais de la procréation médicalement assistée (PMA), le projet parental du couple ne méconnait pas le droit au respect de la vie privée et familiale.
Explications par Coline Gillard, assistante à l’Université catholique de Louvain et avocate au barreau du Brabant wallon.

1. Cet arrêt concerne deux couples mariés qui ont dû recourir à un processus de PMA pour concrétiser un projet parental en raison de la maladie grave affectant l’époux.
Le premier couple a fait conserver les gamètes de l’homme en vue d’une insémination, alors que le second a fait conserver ses embryons. Après le décès de ces hommes, chacune des épouses a sollicité le transfert, respectivement, des gamètes et des embryons vers l’Espagne pour y recourir à la PMA conformément au souhait préalablement exprimé par leur défunt mari.

2. Aucune de ces demandes n’a abouti en raison de la législation française, qui interdit la poursuite d’un projet de PMA après le décès d’un membre du couple. Cette interdiction a une double portée : après le décès, interdiction d’insémination et d’implantation d’une part, et interdiction d’exportation à de telles fins des gamètes et embryons d’autre part.

3. Après avoir épuisé, sans succès, les recours internes en France, chacune des femmes a porté son affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme afin que celle-ci se prononce sur la compatibilité de la loi française avec le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

4. La Cour avait déjà eu à connaître deux affaires en matière de PMA après décès, à l’issue desquelles elle a prononcé les arrêts Petithory Lanzmann c. France le 12 novembre 2019 et Pejřilová c. République tchèque le 8 décembre 2022 le 8 décembre 2022.
Dans la première affaire, la Cour a déclaré irrecevable la demande formulée par une femme de disposer des gamètes de son fils décédé dans l’objectif de poursuivre la lignée familiale, via don de sperme ou PMA. Bien que sans obligation d’examiner le fond de l’affaire après l’avoir déclarée irrecevable, la Cour a ajouté qu’en tout état de cause, ni l’impossibilité de devenir grand-mère ni le non-respect du souhait du fils de cette femme ne portaient atteinte à la vie privée et familiale de celle-ci.
Dans la seconde affaire, la Cour a validé la loi tchèque qui interdit l’utilisation par une femme du sperme cryoconservé de son défunt époux dans le cadre d’une PMA après décès. La situation de la femme qui formulait cette demande était similaire à celle des femmes ayant porté leur litige devant la Cour dans l’arrêt Baret et Caballero c. France, si ce n’est que la loi tchèque interdit uniquement la poursuite du projet parental sur le territoire national, celui-ci pouvant être mené à l’étranger.

5. L’arrêt Baret et Caballero c. France est donc la première affaire où la Cour a eu à se positionner sur l’interdiction faite par une loi nationale de poursuivre un projet parental après décès à l’étranger.

6. Dans cet arrêt, la Cour rappelle ce qu’elle avait affirmé dans l’arrêt Pejřilová (§§ 43 à 46) : les techniques de PMA soulèvent des questions morales et éthiques sensibles et il n’existe pas de communauté de vues claire entre les États membres ; dès lors, ceux-ci bénéficient d’une large marge d’appréciation (§§ 59 à 62). Par conséquent, le contrôle de la Cour est réduit, dans la mesure où lui est imposé un certain respect des décisions prises au niveau national.
Dans ce contexte, la Cour s’est attachée à vérifier que la France avait pris en compte les intérêts concurrents en présence et recherché un équilibre entre eux.
D’une part, a-t-elle souligné, il fallait prendre en considération l’intérêt des femmes concernées à poursuivre le projet parental, qui touche à leur droit à l’autodétermination personnelle et donc à leur droit au respect de la vie privée (§ 63).
D’autre part, elle a pris en compte les motifs d’intérêt général et d’ordre éthique ayant conduit à l’adoption de la loi interdisant l’insémination et l’exportation de gamètes et embryons et notamment :

  • une volonté de garantir le respect de la dignité humaine et du libre arbitre (du défunt) ;
  • la conception de la famille en France à l’époque des faits, conduisant à autoriser la PMA uniquement dans le but de remédier à l’infertilité d’un couple ;
  • l’intérêt de l’enfant, perçu comme nécessitant que celui-ci s’intègre dans deux lignées familiales (maternelle et paternelle) ;
  • la cohérence de l’interdiction d’exportation avec l’interdiction d’insémination et d’implantation après le décès, la première faisant obstacle au contournement de la seconde (§§ 75 à 78).
    Ces considérations et la large marge d’appréciation dont disposent les États en matière de PMA conduisent la Cour à valider la loi française au regard de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (§§ 83 à 89).

7. Ce constat de non-violation de la Convention européenne des droits de l’homme est toutefois assorti d’une nuance : la Cour a constaté, au terme de son analyse, que le cadre juridique français avait évolué postérieurement aux faits qui lui étaient soumis, ouvrant aux couples de femmes et aux femmes seules le droit de recourir à la PMA.
Selon la Cour, au regard de cette évolution, le maintien de l’interdiction d’insémination et d’exportation après décès pose question, du point de vue de la cohérence du cadre juridique en place.
En effet, d’après le Gouvernement français, l’interdiction d’insémination, d’implantation et d’exportation des gamètes et embryons est motivée par une certaine conception de la famille et de l’intérêt de l’enfant, perçu comme nécessitant que ce dernier s’inscrive dans une double lignée familiale (maternelle et paternelle). Or, ces motifs n’apparaissent plus justifiés dès l’instant où la loi autorise que deux femmes ou qu’une femme seule puissent recourir à la PMA, l’enfant issu de ces projets s’inscrivant, selon le cas, dans deux lignées maternelles ou dans une seule.
La Cour semble donc ouvrir la porte à une décision différente dans l’hypothèse où lui serait soumis un cas similaire survenu après la modification de la loi.

8. En Belgique, la situation est tout autre qu’en France : la loi du 6 juillet 2007 ‘relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes’ autorise la PMA post mortem moyennant le respect de certaines conditions.
Sont notamment exigés un consentement spécifique et le respect de certains délais, minimum et maximum, le premier afin d’assurer une période de réflexion permettant au parent survivant d’entamer son deuil.

9. Avec le temps, le contraste entre Belgique et France continue à se marquer.
Alors que la France a confirmé en 2021, lors de la dernière révision en date de la loi de bioéthique (qui règlemente la PMA), l’interdiction de poursuite du projet parental après décès, y compris à l’étranger, la Belgique, en ce qui la concerne, continue d’accroitre les droits des auteurs du projet parental. C’est en ce sens qu’elle a, par une loi du 9 juillet 2023 ‘modifiant la loi du 6 juillet 2007 relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes’, étendu le délai maximum endéans lequel le projet parental doit être concrétisé après décès, majorant celui-ci de deux à cinq ans.

10. Cela étant, tout espoir n’est pas perdu en France.
D’une part, lors de la dernière révision de la loi relative à la bioéthique, certains rapports prônaient une ouverture en matière de PMA après décès, même si elle est limitée au transfert d’embryons à l’étranger.
D’autre part, la Cour a déjà amorcé un questionnement sur la cohérence du système juridique français suite à la réforme ; l’avenir nous dira si ce dernier résiste à un nouvel examen de la Cour, dans l’hypothèse où celle-ci devait être à nouveau saisie de la question.

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Assistante à l’UCLouvain et avocate au barreau du Brabant wallon

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