Le port du voile au sein des services publics : la neutralité exclusive de la STIB au cœur d’une ordonnance du Tribunal du travail de Bruxelles

par Jean-François Neven - 9 juin 2021

Au terme d’une très longue ordonnance datée du 3 mai 2021, largement évoquée par la presse ces derniers jours, le Président du Tribunal du travail de Bruxelles a condamné la STIB à payer des indemnités conséquentes à une candidate à un emploi, non retenue, qui avait annoncé qu’elle porterait le voile au travail . Il a de même enjoint à la STIB de cesser de fonder sa politique de l’emploi sur le principe de neutralité exclusive inscrit dans son règlement de travail.

Jean-François Neven, maître de conférences à l’Université catholique de Louvain et à l’Université libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles et juge au Tribunal d’appel des Nations Unies, commente cette décision de justice.

Les faits

1. Les faits, tels qu’ils ont été retenus par le Président du Tribunal du travail, peuvent être résumés comme suit.

Une travailleuse de confession musulmane, ayant postulé à deux reprises pour un emploi au sein du service des ressources humaines de la STIB, a confirmé qu’elle porterait le voile au travail. La société en charge du recrutement lui a indiqué qu’au sein de la STIB « aucun signe religieux ne peut être utilisé ».

L’écartement de la candidature a donc été considéré par le Président du Tribunal comme étant lié au fait que l’intéressée avait annoncé qu’elle ne retirerait pas son voile.

L’action devant le Tribunal

2. La candidate a contesté devant le Président du Tribunal du travail de Bruxelles, la décision de la STIB de ne pas la recruter en alléguant l’existence d’une discrimination directe fondée sur ses convictions religieuses et d’une discrimination indirecte fondée sur son genre (c’est-à-dire sur le fait d’être une femme). Complémentairement, UNIA (le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations) et la Ligue des droits humainsont sollicité qu’il soit ordonné à la STIB de ne plus se référer au principe de neutralité inscrit dans son règlement de travail, principe que le Président du Tribunal qualifie de « neutralité exclusive ».

La neutralité exclusive

3. Il n’est pas inutile de préciser ce qu’on entend généralement par « neutralité exclusive ».

Cette forme de neutralité emporte l’interdiction de porter, dans l’espace de travail, un quelconque signe traduisant les convictions religieuses, philosophiques ou politiques de la personne qui le porte. Elle repose sur l’idée que les collaborateurs des services publics ne doivent pas donner l’apparence d’une partialité fondée sur leurs convictions.

Cette forme de neutralité est, aux yeux de ses défenseurs, considérée comme étant la plus apte à assurer l’égalité entre tous : chacun devant s’abstenir d’exprimer ses convictions lorsqu’il est au travail, toutes les convictions sont sur le même pied.

De même, puisque dans le cadre de cette forme de neutralité, on ne vise pas que les convictions religieuses mais toutes les convictions en général, il ne peut être question de discrimination directe(ment) fondée sur la religion.

4. Cette approche reçoit un certain soutien de la part des tribunaux, en particulier depuis un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 mars 2017 (C.J.U.E., 14 mars 2017, C 157/15, Achbita), qui a été commenté sur Justice-en-ligne (Julie Ringelheim, « Une entreprise privée peut-elle interdire à ses salariées de porter le foulard au travail ? La réponse de Cour de justice de l’Union européenne ») . Il est aussi renvoyé, parmi plusieurs articles consacrés à des décisions de justice sur le port de signes convictionnels, à l’article d’Hugo Mormont, « Discrimination et port du foulard au travail dans le secteur privé : la Cour de cassation dans le sillage de la Cour de justice de l’Union européenne » .

Dans l’affaire jugée par la Cour européenne, la Cour a jugé que la règle interne d’une entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion mais peut néanmoins constituer une discrimination indirecte si elle crée un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données.

Si elle est adoptée par l’entreprise, cette politique de neutralité doit néanmoins reposer sur un objectif légitime et apparaître comme un moyen pertinent pour atteindre cet objectif.

Il est ainsi admis que le souci d’apparaître neutre aux yeux des clients peut être un objectif légitime, justifiant d’interdire le port de signes convictionnels aux travailleuses et aux travailleurs qui sont en contact avec les clients. Il est, par contre, plus discutable que cet objectif permette d’interdire le port de signes convictionnels aux travailleuses et aux travailleurs qui sont en back office et n’ont pas de contact visuel avec la clientèle.

Il est alors suggéré que, vis-à-vis de ces travailleurs, le souci d’assurer la paix sociale dans l’entreprise pourrait être considéré comme un objectif légitime justifiant l’interdiction du voile ; on revient sur cette question ci-dessous.
À l’égard de la candidate : une discrimination directe fondée sur les convictions religieuses et une discrimination indirecte fondée sur le genre

5. Dans le cas d’espèce, le Président du Tribunal a considéré que, vis-à-vis de la candidate, ce n’est pas le principe de neutralité exclusive qui a été invoqué par la STIB (ou plus exactement par la société chargée du recrutement). C’est une interdiction de porter le foulard qui a été rappelée et c’est donc la religion musulmane qui était visée. L’interdiction ne concernant pas les convictions en général, mais une pratique directement liée à une religion, on se trouvait, selon l’ordonnance, devant un cas potentiel de discrimination directe fondée sur les convictions religieuses.

Or, pour écarter une éventuelle discrimination directe, la justification que doit rapporter l’employeur est plus précise. Il ne suffit pas d’invoquer un objectif légitime.

Il faut démontrer que l’interdiction (en l’espèce de porter le foulard) est justifiée par une exigence essentielle et déterminante de la fonction. En l’espèce, le tribunal a considéré que cette preuve (qui est très difficile à fournir) n’a pas été rapportée.

6. Le Tribunal a, ensuite, examiné la politique de neutralité de la STIB au regard de la distinction en fonction du genre.

Le Président du Tribunal a certes considéré que le règlement de travail de la STIB ne fait pas de distinction directe entre les hommes et les femmes. Il a toutefois considéré que l’interdiction de porter un quelconque signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail affecte, principalement, les femmes (de religion musulmane) et non les hommes (en ce compris ceux qui se revendiquent de cette religion). Il a notamment relevé que le port de la barbe, qui peut aussi être la manifestation de convictions religieuses, n’est pas interdit par la STIB.

Le Tribunal a considéré que ce désavantage pour les femmes ne répondait à aucun objectif légitime (voir ci-dessous).

Il a donc conclu à l’existence également d’une discrimination indirecte fondée sur le genre.

Une politique de neutralité exclusive qui d’après l’ordonnance, ne répond à aucun objectif légitime

7. À la demande de UNIA et de la Ligue des droits humains, le Président du Tribunal s’est prononcé plus largement sur le caractère justifié ou non de la politique de neutralité de la STIB et a, au final, donné injonction à la STIB de
« cesser de fonder sa politique de l’emploi sur le principe de neutralité exclusive interdisant, de manière générale, à l’ensemble des membres du personnel, le port de tout signe convictionnel, quel qu’il soit (religieux, politique, philosophique) ».
Pour arriver à cette conclusion, le Président a passé en revue les différents objectifs invoqués par la STIB pour justifier cette forme de neutralité.

Vis-à-vis du personnel qui n’est pas en contact avec la clientèle, le Président a considéré que le souci de préserver l’image de neutralité de l’entreprise n’est pas un objectif pertinent.

Sur la question de savoir si la politique de neutralité peut servir un objectif de paix sociale (au sein d’une entreprise dans laquelle 55 nationalités sont représentées), le Président du Tribunal a estimé que l’objectif était légitime mais que cet objectif pouvait être atteint de manière moins dommageable pour le droit à la liberté de religion que via la politique de neutralité exclusive.

8. Cette appréciation du tribunal a été fortement critiquée, d’aucuns estimant que le tribunal est sorti de son rôle, voire a mal interprété le concept de neutralité reconnu par d’autres juridictions comme le Conseil d’État (voir par exemple, J.-Ph. Schreiber, « Carte blanche sur l’‘Arrêt Stib’ et le retrait du voile : le juge a-t-il toujours raison ? », Le Soir, 25 mai 2021).

D’autres approuvent cette décision. tel est évidemment le cas de UNIA et de la Ligue des droits humains.

9. Bref, l’ordonnance n’a pas éteint la polémique ni les débats de fond.
En témoignent les controverses qui ont entouré la décision de la STIB de ne pas faire appel de l’ordonnance. Pour le moment, le Gouvernement bruxellois n’a pas pris attitude à ce sujet , ayant été saisi d’un recours contre la décision de la STIB de ne pas faire appel.

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 10 juin 2021 à 18:03

    Les responsables de la STIB devraient lire ou relire attentivement chacun des attendus de ce jugement. en se posant la question de savoir quelle image de la STIB en est donnée.
    Quelle que soit leur position quant à l’interprétation donnée par le Juge du concept de neutralité, il leur revient, en tant que responsables de cet établissement public, de veiller à ses intérêts, et donc aussi à prendre soin de sa notoriété.
    S’incliner devant un jugement, c’est aussi acquiescer, ou en tous cas ne pas contester ses attendus. Or ici, plus d’un attendu me paraît poser problème quant au respect, à la politesse et à la neutralité dus à tout justiciable, STIB comprise.

    Répondre à ce message

  • Skoby
    Skoby Le 9 juin 2021 à 15:40

    Je ne suis pas du tout d’accord avec la décision du Tribunal du Travail de Bruxelles.
    Je trouve que les sociétés peuvent imposer des règles concernant la tenue vestimentaire.
    On peut obliger les fonctionnaires et employés de porter une veste, une cravate comme on peut interdire aux hommes de porter un chapeau à l’intérieur de l’établissement,
    donc aussi aux femmes d’interdire de porter un foulard à l’intérieur.
    Ce même principe a été utilisé pendant des années pour les collèges qui imposaient
    à leurs élèves, le port d’un uniforme. Idem d’ailleurs pour les filles.
    Ces derniers temps il y a d’ailleurs des réactions d’écoles contre les tenues indécentes
    des jeunes filles. Donc liberté pour les écoles et les entreprises d’imposer certaines
    normes vestimentaires.

    Répondre à ce message

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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