Le Registre central pour les décisions judiciaires : prévu par la loi mais non encore créé !

par Eva Gillard - 10 mai 2024

Photo @ PxHere

La prononciation et la publication des jugements a fait peau neuve ces dernières années pour tenir compte des évolutions technologiques et des nouveaux impératifs sociétaux. La loi du 16 octobre 2022 permet à la Belgique de se doter d’un registre central informatisé des décisions de l’Ordre judiciaire, appelé « Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire ».
Finie la lecture publique intégrale et interminable des décisions judiciaires devant une salle d’audience inattentive voire déserte, place à l’informatisation ! Moyennant d’évidentes précautions liées au respect de la vie privée et le cas échéant au secret des affaires, les jugements et arrêts seront bientôt publiés et accessibles en ligne.
Eva Gillard, assistante à l’UCLouvain et à l’université de Namur, a consacré un premier article à cette création législative en janvier dernier mais le Registre en question n’est toujours pas apparu sur le net.
Nous publions donc ci-dessous une nouvelle version de cet article mais avec quelques ajouts et modifications, apparaissant en bleu foncé, qui expliquent et commentent la situation actuelle.

1. Au départ, l’ancien article 149 de la Constitution prévoyait que les jugements et arrêts devaient être inconditionnellement prononcés en audience publique.
Cette disposition consacre la publicité des décisions de justice, une composante du droit fondamental à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cette exigence tend à permettre au grand public d’avoir accès aux décisions judiciaires et d’assurer ainsi le besoin impérieux de transparence nécessaire à la confiance des citoyens dans la Justice.

2. Dans la pratique, le prononcé oral ne rencontre guère l’objectif de contrôle démocratique attendu. Il n’est pas rare que celui-ci se fasse devant une audience inattentive ou peu nombreuse.
L’intérêt de la présence des parties et de leurs avocats est effectivement limité, une copie non signée de la décision leur étant systématiquement envoyée dans les cinq jours (article 792 du Code judiciaire). Sans compter, en outre, le gaspillage de temps et d’énergie en ces temps où la Justice se cherche si ardemment des moyens de subsistance…
Pour lui rendre son sens premier et sa pleine efficacité, il était dès lors crucial de moderniser la publicité des décisions de justice grâce aux nouveaux outils numériques.

3. Ainsi, l’article 149 de la Constitution fut révisé : depuis le printemps de l’année 2019, il dispose dorénavant comme suit :
« Tout jugement est motivé. Il est rendu public selon les modalités fixées par la loi. En matière pénale, son dispositif est prononcé en audience publique ».

4. Le législateur, faisant vœu de modernité et profitant de la marge de manœuvre lui étant accordée, adopta le 5 mai 2019 une première loi ‘modifiant le Code d’instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts’.
Néanmoins, modernité ne rime pas toujours avec rapidité. D’importantes questions (manque de précision du cadre légal, prise en compte des conséquences d’une accessibilité de masse, archivage et anonymisation des décisions, etc.) ont repoussé l’entrée en vigueur de cette loi à deux reprises. Si bien que, trois ans plus tard, le chapitre fut finalement clos par l’adoption d’une seconde loi abrogeant la précédente.

5. Il convient désormais d’avoir égard à la loi du 16 octobre 2022 ‘visant la création d’un Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire, relative à la publication des jugements […]’, qui adapte les articles 782 et suivants du Code judiciaire pour permettre l’enregistrement et la conservation centralisée des décisions judiciaires au sein d’un « Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire », nommé JustJudgment et supervisé par le SPF Justice, afin de faciliter l’exécution des missions légales de l’Ordre judiciaire.
La loi du 16 octobre 2022 prévoit que les décisions judiciaires seront en principe dématérialisées, c’est-à-dire établies sous forme numérique. Elles seront alors signées électroniquement avant d’être enregistrées au sein du Registre central.
Quant aux décisions judiciaires non-dématérialisées (c’est-à-dire établies sous forme « papier »), une copie numérisée, certifiée conforme par le greffe, de la minute de ces décisions sera sauvegardée au sein de la banque de données (la « minute » d’une décision judiciaire est son exemplaire original).

6. Concrètement, il convient de distinguer deux phases.
Depuis le 30 septembre 2023, le Registre central devrait en principe contenir toutes les décisions sous forme numérique (ou leur copie dématérialisée), dans leur intégralité, prononcées à compter de cette date. Il s’agit d’une véritable source authentique des décisions rendues par le pouvoir judiciaire. L’accès prévu est restreint : seules les personnes exerçant une fonction judiciaire et, pour les décisions les concernant, les parties et leurs avocats ou éventuels autres représentants en justice ont accès aux décisions publiées intégralement. Bien que la première phase de la loi du 16 octobre 2022 soit entrée en vigueur au 30 septembre 2023, le Registre central pour les décisions judiciaires n’est toujours pas opérationnel.
Ensuite, la seconde phase du Registre central a vocation à rendre accessible, gratuitement, au grand public les décisions judiciaires.
Initialement prévu au 31 décembre 2023, le lancement de cette seconde phase a été reporté au 1er avril 2024. Un mois plus tard et en dépit de l’entrée en vigueur de cette seconde phase, un tel accès n’est toujours pas garanti.

7. Ce retard dans la mise en œuvre effective du Registre résulte certainement des difficultés techniques inhérentes à la conception d’une telle base de données. Par exemple, un outil de pseudonymisation (appelé « JustMask ») doit être conçu, les jugements et arrêts étant visés par une obligation d’enregistrement en version pseudonymisée sur le Registre central. La pseudonymisation est « le traitement de données à caractère personnel de telle façon que celles-ci ne puissent plus être attribuées à une personne concernée précise sans avoir recours à des informations supplémentaires […] » [voir la définition plus complète de cette notion à l’article 4, point 5, du règlement général pour la protection des données (RGPD)].
On le devine : nombreuses sont les informations considérées comme des données à caractère personnel contenues au sein d’une décision.
Il peut s’agir d’éléments, parfois sensibles, permettant d’identifier directement (nom, prénom, numéro de registre national, etc.) ou indirectement (via le recoupement d’informations) une personne physique mentionnée en son sein.
Ces données sont protégées par le droit à la protection des données personnelles, en particulier par le RGPD.
Par conséquent, la loi requiert qu’au sein des décisions judiciaires publiées à destination du grand public (seconde phase), pareilles données soient pseudonymisées, à l’exception de celles concernant les magistrats, les membres du greffe et les avocats. Le processus de pseudonymisation ne pourra, en tout état de cause, porter atteinte à la lisibilité de la décision et devra demeurer sous un contrôle humain.

8. Finalement, à l’heure où l’intelligence artificielle est sur toutes les lèvres, le recours à celle-ci par d’autres acteurs que les membres de l’Ordre judiciaire a été expressément balayé, au grand dam des legaltechs, des éditeurs juridiques et d’Avocats.be. En effet, le téléchargement massif des données contenues dans le Registre central, permettant ainsi le développement d’outils basés sur l’intelligence artificielle, est interdit et pénalement sanctionné.

9. Par contre, les magistrats pourront bénéficier, grâce à la myriade d’informations rendues disponibles par la création du Registre central, d’algorithmes destinés à les soutenir dans l’exécution de leurs missions.
À cet égard, le projet de loi cite notamment la création de nouvelles options de recherche en lien avec d’autres banques de données (de législation et/ou de doctrine) ou encore la création de synthèses automatiques de décisions judiciaires.

10. L’attention du lecteur est néanmoins attirée sur le fait qu’à ce jour, cinq recours en annulation contre certaines dispositions de la loi du 16 octobre 2022 ont été introduits devant la Cour constitutionnelle, notamment par l’Ordre des barreaux flamands et l’Ordre des barreaux francophones et germanophone. Justice-en-ligne suivra ces dossiers de près et rendra compte de la décision qui sera prononcée sur ces recours.

11. À toutes fins utiles, on peut rappeler que les sites internet des juridictions suivantes, extérieures à l’Ordre judiciaire belge publient leurs arrêts et décisions :

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