1. Les magistrats peuvent se voir imposer, comme tous les agents publics, deux types de suspension tout à fait différents, à savoir, d’une part, une suspension disciplinaire, et, d’autre part, une suspension par mesure d’ordre dans l’intérêt du service. La première constitue l’une des peines disciplinaire pouvant être infligées, censées réprimer une faute professionnelle ou une négligence dans l’exercice de ses fonctions (ces peines vont de l’avertissement à la destitution ou la révocation) ; la seconde constitue, au contraire, une mesure « d’ordre », uniquement justifiée par un souci d’assurer le bon fonctionnement du service, sans aucune connotation de type disciplinaire.
La suspension par mesure d’ordre doit donc être uniquement motivée par l’intérêt du service qui justifie que, de manière provisoire, un magistrat soit suspendu de ses fonctions afin de ne pas mettre en péril le bon fonctionnement de l’institution. Dans ce dernier cas, il n’y a pas, dans le chef de l’autorité, une quelconque intention de « punir », mais uniquement des préoccupations liées à l’intérêt général.
C’est d’ailleurs bien la qualification des faits qui constitue la difficulté majeure d’une telle mesure d’ordre. Il faut qu’une telle mesure repose sur un ensemble d’éléments suffisamment importants pour justifier une mesure aussi grave, serait-elle provisoire. Mais il faut également éviter que ces griefs soient objectivement constitutifs d’une faute, à défaut de quoi une telle mesure pourrait être assimilée à une sanction disciplinaire déguisée, qui serait alors illégale. C’est donc, bien plus qu’un reproche ponctuel, un ensemble de faits qui doivent être mis en exergue et faire apparaître, non pas une quelconque faute disciplinaire ou pénale, mais bien plutôt une impossibilité d’exercer de telles fonctions à responsabilités, sans mettre en péril le crédit de l’institution et la confiance du public envers elle.
2. La suspension par mesure d’ordre d’un magistrat est régie par l’article 406 du Code judiciaire, qui dispose que, « lorsqu’elle est poursuivie pour un crime ou un délit ou lorsqu’elle est poursuivie disciplinairement, la personne concernée peut, lorsque l’intérêt du service le requiert, être suspendue de ses fonctions par mesure d’ordre pendant la durée des poursuites et jusqu’à la décision finale ».
En l’espèce, il pourrait exister un dossier disciplinaire, ouvert depuis plusieurs années. Dès l’ouverture de la procédure, selon la loi, le ministre de la Justice a d’ailleurs dû en être informé par l’autorité compétente.
Compte tenu du retentissement des informations publiées, on peut comprendre qu’un président de tribunal ne puisse être maintenu en fonction sans qu’il y ait un malaise ou une défiance du public envers l’institution.
L’exercice d’un service public aussi sensible que la Justice, pour lequel il faut une confiance maximale du public, requiert qu’un juge, a fortiori un président de tribunal, dispose d’une confiance absolue des tiers. La seule circonstance que celui-ci fasse l’objet d’une instruction judiciaire porte, en soi, une atteinte grave à cette confiance, et ce d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, l’affaire a fait l’objet d’une médiatisation, compréhensible au vu de l’importance de ses fonctions.
Enfin, la circonstance que les faits, pour lesquels le magistrat concerné est actuellement suspecté soient radicalement contestés est indifférente. Il ne s’agit pas d’une sanction disciplinaire, mais bien uniquement d’une mesure d’ordre provisoire, écartant la personne concernée de ses fonctions. En d’autres termes, ce ne sont pas les faits à la base de cette instruction qui justifient la suspension provisoire litigieuse, mais bien l’instruction elle-même, qui rend le maintien de l’intéressée à la tête du Tribunal de commerce inconciliable avec le bon fonctionnement du service.
Cette mesure est prononcée pour un mois et peut être prolongée de mois en mois pendant tout au long de l’instruction, si elle continue à se justifier. Il ne faut pas y voir une atteinte à la présomption d’innocence dont l’intéressée doit bénéficier ! Mais l’intéressé peut quand même se voir priver de 20 % de son traitement… Un recours est ouvert contre la décision de suspendre par mesure d’ordre. Dans le cas qui nous occupe, c’est une chambre de la Cour de cassation qui devrait en connaître.
3. Il reste une dernière question, sans doute plus controversée en droit. Le magistrat en cause a fait l’objet d’une telle suspension, dans un premier temps sans avoir été entendu, et cela au nom de l’extrême urgence. Suivant les dispositions de l’article 406, § 1er, alinéa 4, du Code judiciaire, « aucune mesure d’ordre ne peut être prise sans audition préalable de la personne concernée […]. Toutefois, en cas d’extrême urgence ou de flagrance, une mesure d’ordre provisoire peut être prise sans audition préalable de la personne concernée. La personne concernée sera entendue immédiatement après l’application de la mesure d’ordre provisoire. Sauf confirmation dans les dix jours par l’autorité qui l’a prise, la mesure d’ordre provisoire cesse de produire ses effets ». « L’extrême urgence » pourrait difficilement être justifiée par un dossier disciplinaire qui remonterait à plusieurs années. Ce serait donc apparemment des « éléments nouveaux » versés à ce dossier qui justifieraient la mesure sans audition préalable.
Pour que cette procédure soit régulière, il appartient à l’autorité, qui n’a pas suspendu préventivement le magistrat dès l’ouverture de l’action disciplinaire, d’énoncer, de manière précise, quels éléments nouveaux seraient apparus au point de rendre, à l’avenir, sa présence au sein du service non souhaitable. Le Conseil d’Etat, qui contrôle ce type de mesure lorsqu’elle émane d’une autorité administrative, se montre en général assez sévère sur ce point.
Mais un magistrat n’est pas un fonctionnaire… Il pourrait toutefois se prévaloir dans la suite de la procédure d’un vice de motivation et, si celui-ci était constaté, cela pourrait avoir des suites sur la validité de la procédure.
Se pose enfin la question du délai raisonnable, principe général de droit.
Toute autorité doit statuer dans un tel délai lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’une mesure défavorable à la personne concernée.
Si le caractère raisonnable du délai doit s’apprécier de manière concrète, en tenant compte de la complexité du dossier, de l’attitude de l’autorité, ainsi que de celle de la personne concernée, ou encore de la possibilité pour l’autorité de disposer de tous les éléments de fait lui permettant de prendre sa décision en parfaite connaissance de cause, il reste que cette question risque d’être âprement controversée dans la présente affaire.