La Cour européenne des droits de l’homme condamne les traitements inhumains et dégradants réservés aux candidats réfugiés : cela s’est passé à Paris et à Carcassonne mais aussi à Bruxelles ou n’importe où en Europe

par Jacques Fierens - 19 août 2020

Le 2 juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France en raison de l’attitude indigne de ses autorités dans la mesure où elles laissent à la rue des demandeurs d’asile pendant de longues durées.

Jacques Fierens, professeur émérite de l’Université de Namur, de l’Université catholique de Louvain, chargé de cours honoraire de l’Université de Liège et avocat au barreau de Bruxelles évoque cette affaire ci-dessous, qui nous concerne tous.

1. Nous sommes en France. Un Afghan, un Géorgien, deux Russes et un Iranien, demandent l’asile. Seul le dernier l’obtiendra.

Durant la procédure, ils sont tous contraints de vivre dans la rue, soit sous les ponts à Paris, soit sur les berges d’une rivière, près de Carcassonne, dans une tente prêtée par des particuliers. L’offre en matière d’hébergement d’urgence est très largement insuffisante et appeler le « 115 » est presque systématiquement voué à l’échec, d’autant que des hommes relativement jeunes, sans enfants, ne sont pas prioritaires.

2. N.H. n’a jamais perçu l’allocation temporaire d’attente (« l’ATA », 11,2 € par jour) malgré ses démarches auprès des autorités et les recours exercés. Il a vécu sous les ponts du canal Saint Martin dans une situation d’extrême précarité pendant 262 jours.

Victime d’une agression et d’un vol commis de nuit, il a ensuite craint de subir à nouveau de tels actes. Il a pu être hébergé en tant que personne sans abri, une à deux fois par semaine, pendant six mois, mais cette possibilité a pris fin en raison de l’obligation faite aux demandeurs d’asile de passer par le « 115 » pour y accéder.

A.J. a vécu dans la rue dans des conditions analogues. Il y est ainsi resté 170 jours.
Pendant cette période, il n’a été logé que quatre nuits en tout dans un centre d’hébergement d’urgence. Malgré ses démarches et ses recours, ses droits à l’ATA n’ont été ouverts qu’après être resté sans ressources 133 jours.

S.G. et K.T. ont vécu au minimum neuf mois sur les berges de l’Aude, chacun dans une tente individuelle prêtée par des particuliers.

S.G. a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation en préfecture. K.T. n’a effectivement bénéficié de l’ATA qu’après être resté 185 jours sans ressources.

3. Les cinq demandeurs d’asile introduisent des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’avocat du Géorgien, G.I., a perdu la trace de celui-ci et la Cour ne statuera pas sur son recours.

4. Les juges strasbourgeois, dans leur arrêt N.H. et autres c. France du 2 juillet 2020, constatent que, de façon générale, pour répondre à leurs besoins fondamentaux, les requérants n’ont pu, pendant les périodes où ils vécurent à la rue sans ressources financières, que s’en remettre à la générosité de particuliers ou à l’aide d’associations caritatives.

5. N.H. expose que l’Armée du Salut lui servait son seul repas quotidien les soirs de semaine et que, le week end, il était contraint de jeûner. Il ne pouvait se laver aux bains douches municipaux qu’une fois par semaine et il n’était ni en mesure de laver convenablement son linge ni d’obtenir des vêtements.

Avant de pouvoir faire enregistrer leur demande d’asile, N.H., K.T. et A.J. ont été soumis à des délais pendant lesquels ils n’ont pu justifier de leur statut de demandeurs d’asile. N.H. a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire 229 jours après son arrivée en France. 188 jours se sont écoulés entre la première convocation à la préfecture de police d’A.J. et la reconnaissance de son statut de réfugié. Les demandes d’asile de S.G. et de K.T. ont été rejetées respectivement au bout de délais de 448 jours et de 472 jours.

6. Dans son examen de cette quadruple cause, la Cour européenne des droits de l’homme souligne que le droit français applicable à la procédure d’asile, à l’admission au séjour dans le cadre d’une demande d’asile et à l’hébergement des demandeurs d’asile est une transposition des directives européennes en la matière.

Dès la demande d’asile, l’aide doit être suffisante pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé, ainsi que pour assurer la subsistance. Lorsqu’un État membre fournit ces conditions aux demandeurs d’asile sous forme d’allocations financières, elles doivent être suffisantes pour leur permettre de disposer d’un logement, le cas échéant, sur le marché privé de la location, même si la directive n’accorde pas le choix d’un logement selon la convenance personnelle.

7. L’arrêt statue sur les mérites des requêtes sous l’angle de l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Il rappelle que cette disposition consacre l’une des valeurs fondamentales de toute société démocratique et prohibe en termes absolus la torture et les traitements inhumains ou dégradants quels que soient les circonstances et les agissements de la victime.

8. Lorsqu’il s’agit de vérifier si la France a manqué aux obligations résultant de cette disposition en ne prenant pas en charge matériellement et financièrement les requérants comme prévu par le droit interne, il convient de prendre en compte le contexte général des situations, notamment la durée du traitement, ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime.

L’arrêt rappelle aussi que les demandeurs d’asile peuvent être considérés comme vulnérables du fait de leur parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’ils peuvent avoir vécues en amont.

La Cour tient à souligner qu’elle est consciente de l’augmentation continue du nombre de demandeurs d’asile depuis 2007 et de la saturation du dispositif national d’accueil qui en est graduellement résultée. Elle constate cependant que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations prévues par le droit interne.

En conséquence, elle considère qu’elles doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles les requérants se sont trouvés pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à leurs besoins essentiels et dans l’angoisse permanente d’être attaqués et volés. Les requérants ont été victimes d’un traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et que cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir.

N.H., K.T. et A.J. se sont retrouvés, par le fait des autorités, dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention. En ce qui concerne S.G. qui a obtenu un récépissé constatant le dépôt de sa demande d’asile 28 jours après son premier rendez vous à la préfecture et qui, s’il a effectivement vécu sous une tente, a perçu l’ATA 63 jours après sa première présentation à la préfecture, le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint.

9. À la lecture de cet arrêt, on ne peut s’empêcher de songer à la situation catastrophique des demandeurs d’asile en Belgique et dans tant d’autres États de l’Union européenne.

Le droit applicable dans chacun d’eux est semblable puisqu’il s’agit en principe chaque fois de la mise en œuvre des mêmes règlements européens.

Les personnes qui vivent dans les rues aux alentours de l’Office des étrangers, à Bruxelles, sont traitées comme celles du Canal Saint-Martin à Paris. Les traitements dégradants sont leur lot tous les jours, toutes les nuits. Ils concernent des hommes jeunes en bonne santé, mais aussi des femmes, des enfants, seuls ou en famille, et des malades.

Les préoccupations actuelles des Belges et des Européens ne peuvent faire oublier que la prohibition des traitements inhumains ou dégradants consacre un des rares droits fondamentaux absolus, c’est-à-dire ceux que ne souffrent jamais aucune limitation, ingérence, restriction, suspension. Rien ne saurait justifier de traiter quiconque de manière inhumaine, de s’y habituer ou, pire encore, de le justifier.

La Cour européenne s’époumone à le rappeler. Il y va, insiste-t-elle, du fondement même de nos démocraties, donc d’enjeux primordiaux pour chacun et pas seulement pour les étrangers.

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 19 août 2020 à 19:13

    Merci beaucoup pour cet article.
    N’hésitez pas à nous informer des arrêts rendus contre l’état belge.
    J’ai lu qu’il s’agissait de la quatrième condamnation de la France.
    Me demandant "à quoi" l’état français était condamné, j’ai trouvé l’arrêt ici :
    Cour EDH, 2 juillet 2020, N.H. & alii c. France, Req. n° 28820/13, 75547/13 & 13114/15), la Cour européenne des droits de l’homme
    https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-203295%22]}
    On trouve à la fin de l’arrêt l’énoncé des sommes que l’état français est condamné à verser aux requérants, une fois l’arrêt devenu définitif.
    Apparemment, pareilles condamnations ne sont pas de taille à inciter un état à respecter les droits de l’homme - étonnant, le marchandage de l’état français visant à réduire le montant des indemnisations postulées par les requérants.
    D’ailleurs nulle somme ne peut compenser les souffrances encourues et le dommage moral causé à l’ordre public par le non respect des lois par l’état. Il faut que ces violations du droit cessent.

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Jacques Fierens


Auteur

avocat au barreau de Bruxelles, professeur émérite de l’Université de Namur et de l’Université catholique de Louvain, chargé de cours honoraire de l’Université de Liège et professeur invité à l’Université Thomas Sankara (Burkina Faso)

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