Annulation et suspension : quelles différences ?

par Pierre Vandernoot - 12 août 2024

Photo @ PxHere

Lorsque la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État sont saisis d’un recours, c’est le plus souvent pour annuler les normes concernées mais, dans certains cas, ces juridictions peuvent aussi les suspendre.
Quelles sont les principales différences entre l’annulation et la suspension ?

1. Commençons par rappeler que :

  • la Cour constitutionnelle ne peut contrôler que les actes de niveau législatif, c’est-à-dire les normes adoptées par des parlements : les lois fédérales et les décrets et ordonnances des communautés et des régions ;
  • la section du contentieux administratif du Conseil d’État exerce son contrôle sur les actes de l’administration, qu’ils soient réglementaires, c’est-à-dire applicables à un nombre indéterminé de personnes (comme par exemple les arrêtés royaux ou les arrêtés de Gouvernement qui exécutent une loi, un décret ou une ordonnance - le Code de la route par exemple est un arrêté royal), ou individuels (comme par exemple un permis d’urbanisme ou d’environnement ou encore la nomination d’un fonctionnaire).

2. Contre ces actes, toute personne justifiant d’un intérêt peut introduire un recours en annulation en invoquant la violation d’une règle supérieure. Le recours en annulation devant la Cour constitutionnelle contre une loi, un décret ou une ordonnance doit se fonder par exemple sur la violation d’un article de la Constitution garantissant une liberté et le recours en annulation devant le Conseil d’État contre un arrêté royal doit s’appuyer par exemple sur la violation de la loi qui en constitue le foncement, de la Constitution, d’un traité international, etc.

3. L’annulation a pour effet que la norme attaquée disparaît de l’ordre juridique : cela veut dire qu’elle est censée ne jamais avoir existé et ce, dès son entrée en vigueur. Exceptionnellement, la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État peuvent limiter cet effet rétroactif de l’annulation prononcée : en d’autres termes, ils peuvent décider, pour des motifs liés aux particularités du dossier, que l’annulation prendra effet à la date qu’ils indiquent, après l’entrée en vigueur de la norme ou de l’acte concerné, parfois même après l’arrêt d’annulation.
Lorsqu’il n’y a pas ce dernier correctif, lorsque donc une loi, un décret ou un acte administratif est annulé avec effet rétroactif, ces normes ou cet acte ont pu avoir été appliqués, ce qui peut créer bien des complications : la procédure devant la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État peut en effet durer de nombreux mois. Par exemple, si un permis d’environnement délivré par une commune est annulé par le Conseil d’État, avec effet rétroactif donc, l’usine qui en a bénéficié l’a appliqué et apprend plusieurs mois plus tard que c’était à tort puisque le permis qui l’autorisait à exercer certaines activités a, en raison de l’annulation, disparu de l’ordre juridique dès le départ.

4. Pour éviter cela, ceux qui introduisent un recours en annulation devant la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État d’une norme ou d’un acte peuvent parallèlement en demander la suspension. C’est ce qu’on appelle parfois le référé constitutionnel devant la Cour constitutionnelle et le référé administratif devant le Conseil d’État. L’arrêt statuant sur la demande de suspension intervient alors plus rapidement que celui sur le recours en annulation et cela peut contribuer à éviter des situations irréversibles ou difficilement réversibles, ce qui priverait en pratique le recours en annulation de tout effet réel.
Devant la Cour constitutionnelle, pour pouvoir demander la suspension d’une loi, d’un décret ou d’une ordonnance, il faut qu’un recours en annulation ait été introduit contre ces normes. Les deux principaux cas dans lesquels la Cour peut alors les suspendre sont les suivants :

  1. des moyens (c’est-à-dire des arguments) sérieux sont invoqués et l’exécution immédiate de norme faisant l’objet du recours risque de causer un préjudice grave difficilement réparable, ces deux conditions étant cumulatives ;
  2. un recours en annulation est exercé contre une norme identique ou similaire à une norme déjà annulée par la Cour constitutionnelle et qui a été adoptée par le même législateur

Quant à la section du contentieux administratif du Conseil d’État, elle ne peut suspendre un acte administratif réglementaire ou individuel que s’il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation et si au moins un moyen sérieux est invoqué dont l’examen se prête à un traitement accéléré et qui est susceptible prima facie (c’est-à-dire à première vue) de justifier l’annulation de l’acte ou du règlement attaqué, ces conditions étant cumulatives.

5. En cas de suspension, cela ne signifie pas que l’affaire est terminée.
Il reste encore à la Cour constitutionnelle ou au Conseil d’État d’examiner le recours en annulation dirigé contre la norme, le règlement ou l’acte suspendu.
Le plus souvent, une suspension est suivie d’une annulation mais pas nécessairement. Au stade de la suspension, les parties n’ont pu que s’expliquer rapidement sur la validité de la norme ou d’acte attaqué et la juridiction a dû agir très rapidement, elle aussi. En revanche, au stade de l’examen du recours en annulation, la procédure permet à chacun de faire part plus tranquillement de son argumentation et la juridiction est beaucoup moins mise sous pression. Cet examen plus approfondi peut aboutir – certes assez rarement – à ce que la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État changent alors d’opinion et considèrent par exemple qu’un moyen (un argument) jugé sérieux au stade de la suspension soit jugé non fondé au stade de l’annulation. Il faut en effet savoir que le droit n’est pas une science exacte et que l’interprétation des règles à appliquer n’est pas toujours aisée, nécessitant souvent une réflexion peu compatible avec l’urgence.

6. Une affaire récente, jugée par la Cour constitutionnelle a montré que cette juridiction a pu changer d’avis entre ses arrêts de suspension et d’annulation. Il s’agit de ce qu’on a appelé l’affaire Vandecasteele, du nom de ce coopérant belge détenu dans les geôles iraniennes, dont la libération, finalement obtenue, dépendait de l’application d’une convention de « transfèrement » (autre mot pour « extradition ») de détenus entre l’Iran et la Belgique.
Deux articles de Justice-en-ligne ont donné davantage d’explications sur cette affaire :

En deux mots, cette convention de transfèrement ne permettait la libération d’Olivier Vandecasteele que si elle entrait en vigueur, ce qui dépendait notamment d’une loi belge d’assentiment à cette convention (ou « traité international »). Or, un recours en annulation et en suspension a été introduit devant la Cour constitutionnelle contre cette loi par des opposants iraniens au motif qu’elle aurait permis également la libération d’un haut fonctionnaire iranien, condamné pour terrorisme et atteinte à la vie d’autrui.

Le 8 décembre 2022, la Cour constitutionnelle a suspendu la loi — et donc le traité en question — sur la base du droit à la vie mais, le 3 mars 2023, elle a rejeté le recours en annulation dirigé contre cette même loi. Il est renvoyé aux deux articles précités de Lucas Pinelli pour avoir davantage d’explication sur cette différence d’approche de la Cour mais cet épisode montre qu’une suspension n’est pas nécessairement suivie d’une annulation. Cela arrive aussi au Conseil d’État.

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Pierre Vandernoot


Auteur

Pierre Vandernoot, président de l’Institut d’Études sur la Justice, assure la direction du site “www.justice-en-ligne.be”. Membre de plusieurs sociétés scientifiques et comités de rédaction, il est président de chambre émérite au Conseil d’État et maître de Conférences honoraire à l’Université libre de Bruxelles.

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