Certes, le thème est d’actualité compte tenu de la toute récente refonte de la procédure d’assises. Mais vaut-il à lui seul de lui consacrer toute une conférence ? Un juré n’est-il pas, somme toute, une espèce de juge ? Dont on eût pu par conséquent traiter dans le thème à venir, celui des juges au cinéma ? Les différences entre juges profanes et juges professionnels seraient-elles donc plus remarquables que ce qui les assimile ? C’est effectivement le parti pris que j’adopterai ce soir au début de mon exposé. A mon estime, s’ils exercent l’un et l’autre la fonction de juger, juge et juré ne sont pas censés juger de la même manière. Ils n’ont pas, a priori, la même notion de la vérité, ni la même conception de la justice. Sous un couvert identique, ils se livrent en réalité à des opérations différentes. Ce sont ces spécificités que je voudrais mettre en évidence, et qui m’ont semblé justifier un traitement à part.
La toute première caractéristique du juré découle de son mode de désignation : le hasard. Sous quelques réserves, il doit précisément s’agir de n’importe qui. Ce caractère délibérément quelconque est essentiel, car sur lui reposent deux fictions indispensables au fonctionnement de la cour d’assises. Première fiction, celle de la représentativité : comment prétendre juger au nom de la Nation entière, sinon en la faisant représenter par Monsieur tout le monde ? L’anonymat du juré, son statut exigé de quidam en font le porte-voix attitré de la population, mot choisi pour désigner la foule innombrable des anonymes. Deuxième fiction, celle de la démocratie représentative : si la douzaine d’individus sélectionnés par le sort est censée incarner le peuple et juger en son nom, sa décision revêt du même coup une légitimité incontestable : celle du nombre. D’où se tenir, en effet, pour affirmer jamais que la Nation a tort ?
Bien sûr, il s’agit là de fictions. Sans vouloir enfoncer des portes ouvertes, on rappellera qu’aucun individu n’est abstrait ni interchangeable : chacun a sa personnalité propre et prend attitude en fonction de son idiosyncrasie. Par conséquent, le hasard n’est absolument pas garant de la représentativité d’un jury. Si donc les douze personnes élues ne représentent en réalité qu’elles-mêmes, leur décision perd une bonne part de son autorité, n’étant plus que le fruit d’une somme de hasards, de plusieurs tirages au sort additionnés.
En effet, la deuxième caractéristique du juré est qu’il se détermine en toute liberté, selon sa seule opinion. Non seulement ne doit-il pas motiver sa décision, mais, bien plus, il ne peut pas le faire, car sa décision n’est le reflet que de sa conviction. Elle est affaire privée, une conviction étant par définition libre et intime. L’épithète lui est d’ailleurs accolé dans le serment que la loi défère aux jurés : « Vous jurez … de vous décider, d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre » (article 312 du Code d’instruction criminelle). Bien sûr, comme le chante Julien Clerc, « les serments de nos promesses, c’est qu’ des mots ». La façon dont un juré s’acquitte de sa tâche étant absolument incontrôlable, il peut s’être livré à l’examen des charges portées contre l’accusé « avec l’attention la plus scrupuleuse », comme le lui prescrit la même disposition légale, ou, au contraire, avoir jugé à l’emporte-pièce. On n’en saura en réalité jamais rien puisqu’il n’a de comptes à rendre à personne, à l’exception de sa conscience. Pourquoi ce champ ouvert à ce qui ressemble en tous cas à l’arbitraire le plus total ? A nouveau en fonction du mythe de la souveraineté populaire. Puisque le Peuple a toujours raison, et que le jury en constitue l’émanation, il n’est pas concevable qu’il doive se justifier. Sa décision doit prendre figure d’oracle, apparaître aux yeux de tous comme vérité révélée. Alors que « tout ce qui est dit est susceptible d’être contredit », ce qui n’est pas exprimé ne pourra souffrir aucune contradiction. La décision du jury est par principe souveraine. Pour ce motif, elle n’est susceptible ni de motivation ni d’appel.
Mais que penser, alors, de la réforme qui vient d’être opérée et qui oblige la cour à motiver après coup la décision du jury ? Pour faire bref, qu’elle équivaut à faire aboyer un chat ou miauler un chien. Bref, qu’il s’agit d’une aberration consistant à confondre deux manières de juger totalement étanches l’une à l’autre : celle des jurés, fondée sur une conviction, et celle des juges, fondée sur une certitude suffisante (du moins en théorie). J’y reviendrai plus tard.
Choisi par le sort, libre de son vote, le juré n’est pas seul. C’est sa troisième caractéristique fondamentale. Son jugement est conforté ou contredit par celui de la majorité et c’est la majorité qui l’emporte. La vérité judiciaire, en matière criminelle, est mise aux voix. Elle devient affaire de majorité. Quand on y réfléchit un instant, on ne peut pas ne pas se rendre compte que les deux notions sont complètement hétérogènes : qu’une chose soit vraie ou fausse ne saurait dépendre d’aucune façon de l’opinion qu’en a le plus grand nombre. A moins d’admettre qu’en matière de justice, départager le vrai du faux est tellement aléatoire qu’il vaut mieux s’en référer, finalement, à l’opinion dominante. Et c’est effectivement ce qui se passe : nous abandonnons le soin de décider si l’accusé est coupable du crime dont il est suspect à un lot d’individus dont le « oui » ou le « non » fera pencher la balance dans un sens ou dans l’autre selon leur nombre ! On rétorquera que, lorsque des magistrats professionnels délibèrent collégialement, le principe de majorité est également d’application. Cet argument n’est pertinent qu’en apparence : si, en fin de compte, la majorité l’emporte, celle-ci est censée résulter d’un débat au cours duquel chaque argument aura dû faire l’objet d’un examen contradictoire. Dans une discussion de ce type, le raisonnement mené tend à l’universel. Que l’on n’y arrive pas à l’unanimité est un échec et la majorité n’est qu’un pis-aller. Cette situation ne présente guère de ressemblance avec la délibération du jury où l’obtention d’une majorité suffisante (8 sur 12) est une fin en soi.
Il est temps, à présent, d’évoquer quelques œuvres du septième art traitant du jury populaire. Si trois films, en tous cas, l’ont choisi pour thème central, ça ne constituait pas un matériau suffisant pour illustrer mon propos. Il m’a semblé dès lors qu’on pouvait leur en adjoindre d’autres, qui traitaient du sujet en creux ou par analogie. En creux d’abord parce qu’un jury, en principe, est quasiment mutique jusqu’au moment de délibérer. Mais la façon dont avocats et procureurs s’adressent à eux est, dans plusieurs films, particulièrement instructive. J’analyserai brièvement deux d’entre eux. Par ailleurs, l’analogie est permise quand des gens se réunissent pour juger d’un fait criminel à la manière des jurés. Deux films, à cet égard, ont également retenu mon attention, par lesquels je terminerai mon tour d’horizon.
« A tout seigneur tout honneur » : « Douze hommes en colère » de Sydney Lumet est le film par excellence traitant du jury et de ses dérives. Si vous croyez connaître cette œuvre, je vous invite à la revoir intégralement tant ses rebondissements sont riches et sa construction complexe. Aussi ne vous en présenterai-je qu’un seul extrait pour vous convaincre d’aller voir par vous-mêmes. On se souvient sans doute du point de départ de l’intrigue : les douze jurés doivent arriver à un verdict unanime et, s’ils déclarent l’accusé coupable, celui-ci sera puni de mort. Cette double donne ne contribue pas peu à l’exacerbation des tensions, puisqu’elle procure aux débats un enjeu capital (sans jeu de mots) et qu’elle contraint les jurés, tant qu’ils ne partagent pas tous la même conviction, à justifier leur point de vue. A supposer, en effet, que huit voix eussent suffi pour condamner, ou neuf, ou dix, ou onze, l’histoire que narre le film ne se fût jamais produite, car débats il n’y aurait pas eu ! Délibérer n’est donc nullement obligatoire pour un jury : chaque fois qu’une majorité se dégage spontanément, si la loi décrète cette majorité suffisante, il n’y a plus aucune raison de tirer la discussion en longueur. Raison pour laquelle le président du jury, très logiquement, propose de commencer les débats par un vote : manière commode d’évaluer les opinions en présence, voire de se dispenser de discourir si, par chance, tout le monde était d’emblée d’accord !
Extrait n°1
L’excès de scrupule d’Henry Fonda est le grain de sable qui va gripper la machine à punir. Le juré n° 8 met tous les autres en demeure de rendre compte des motifs de leur conviction. Le chef du jury prend alors une initiative ruineuse : plutôt que de contraindre Henry Fonda à faire part des raisons de son doute (et à ne pas se contenter de dire qu’il a mauvaise conscience de condamner aussi sec, sans prendre le temps de soupeser la gravité de la situation), le juré n° 1 propose que, tous ensemble, ils tentent de persuader Fonda que l’accusé est bien coupable. Initiative qui se révèle aussitôt contreproductive, car, bien entendu, la plupart des raisons par lesquelles chaque juré s’est convaincu lui-même sont mauvaises, voire médiocres. Ou, pour le dire autrement, relèvent bien davantage du préjugé, de l’impression, du sentiment ou de la désinvolture que du raisonnement. Et quand raisons il y a, elles sont forcément discutables. Voilà donc la belle unanimité de façade ruinée en quelques minutes. Ceux qui étaient d’accord de condamner ne s’accordent plus entre eux sur ce qui leur fait juger l’accusé coupable, laissant sous-entendre que ce dernier ne le serait peut-être pas ! Henry Fonda a dès lors beau jeu de monter les jurés les uns contre les autres, chacun estimant que ses raisons sont meilleures que celles du voisin. Ce qui explique la volte-face successive des onze jurés, chaque fois mis en minorité par ceux qui ont rallié la cause de Fonda. Car, de même que les raisons qui les avaient convaincus, chacun pour soi, de voter coupable ne résistaient pas à l’examen critique, les raisons pour lesquelles ils vont chacun changer d’avis à tour de rôle n’ont que peu de choses à voir avec une analyse plus approfondie. Cette observation échappe sans doute à la première vision du film : le revirement d’opinion des onze jurés, à l’exception d’un seul (qui est censé incarner, d’ailleurs, l’intellectuel de service), trouve sa cause dans le rapport de forces dans lequel chacun d’eux se trouve par rapport aux autres au moment où il rejoint le camp d’Henry Fonda : l’un s’est fait ridiculiser, l’autre est pris en flagrant délit de contradiction, le troisième est impatient d’en finir, le quatrième s’est mis tout le monde à dos, etc. D’où le titre du film, somme toute assez énigmatique de prime abord : ces douze hommes sont essentiellement en colère contre les autres (dont la diversité des opinions remet en cause la leur propre) et contre eux-mêmes (d’avoir dû piteusement capituler en changeant d’avis). Film aux enseignements majeurs, donc, mais que l’on pourrait résumer en une phrase : ce qui guide un juré, ce n’est en tous cas pas ce que les philosophes nommeraient la raison raisonnante, mais bien « ce qu’il en pense », intuition personnelle et incommunicable, faite d’une somme de particularismes et recouverte d’une simple couche de vernis rationnel.
Même constat lucide chez André Cayatte, qui nous livre, avec « Justice est faite », une œuvre lourdement démonstrative et qui en devient par extraits, malgré la gravité du propos, carrément désopilante. On s’y trouve dans une partie de Cluedo grandeur nature : Melle Rose, le colonel Moutarde, le révérend Green… Tout le monde est présent dans la salle de délibération. Chaque juré représente une sorte d’idéal-type, incarnant les défauts et les qualités de sa propre nature et de son statut social et ne jugeant qu’à travers eux. L’agriculteur sait que sa femme le cocufie pendant qu’il assiste aux débats. Le militaire a voué toute sa vie au service d’une certaine idée de la France. Le rentier n’a d’yeux que pour l’aspect vénal de l’affaire, la vieille dame transie d’affection pour son aspect passionnel, etc.
Pour comprendre l’extrait, il faut savoir qu’on juge une femme en aveu d’avoir euthanasié son compagnon de vie à la requête de ce dernier, atteint d’une grave maladie et souffrant mille morts. Bien sûr, pour corser la chose, elle en hérite une vraie fortune et elle a pris amant peu de temps avant de poser le geste fatal.
Extrait n°2
Le propos du cinéaste est sans doute desservi par sa mise en scène caricaturale. Est-il pour autant dépourvu de toute pertinence ? A bien y regarder, le débat porte ici essentiellement sur la peine. Tant que l’euthanasie était considérée comme un assassinat, le consentement de la victime n’était pas élisif de l’infraction, non plus que le mobile charitable. Sur le plan de la sanction, le point de vue d’un juré diffère-t-il de celui d’un juge professionnel ? D’un côté comme de l’autre, n’est-on pas par principe en plein arbitraire ? A partir du moment où le législateur laisse aux juges toute liberté d’évaluer la peine en considération de chaque cas d’espèce, la différence entre les minima et maxima légaux étant considérable, toute décision ne comporte-t-elle pas nécessairement une énorme part de subjectivité ? Autrement dit, quand il s’agit de décider « combien ça mérite », il y a peut-être avantage à se référer à la décision du plus grand nombre plutôt que de laisser un homme seul, ou un trio, en décider. Dès lors que l’évaluation d’une peine relèverait forcément d’une appréciation discrétionnaire, la loi de la majorité se révélerait, somme toute, la moins arbitraire de toutes ! Belle question, que la scission des procès criminels en deux débats séparés permet de poser distinctement. Quand un juge professionnel statue sur la culpabilité d’un prévenu, il est censé se déterminer en fonction des preuves rapportées devant lui ; sa conviction est l’effet de preuves ; elle n’est donc pas conviction (subjective) mais certitude raisonnable et suffisante. Mais quand le même juge fixe la peine de celui qu’il condamne, agit-il, comme le jury, sans garde-fou ? Ou bien y a-t-il des critères de la juste peine ? Une différence remarquable en tous cas entre l’un et l’autre résulte évidemment de l’expérience du magistrat professionnel, qui a l’habitude de juger et qui choisit la peine en fonction de points de comparaison (tel un expert immobilier) là où le jury, juge occasionnel, travaille sans norme, donc sans filet. Raison pour laquelle notre système adjoint la cour aux jurés lorsque vient le temps de calculer la peine. Reste que ce à quoi doit servir la peine dans notre système de justice demeure dans le flou artistique, ce qui est à l’origine de bien des dérives, dont les disparités parfois énormes observées d’un juge à l’autre ou d’un tribunal à l’autre. Mais c’est une autre question qui nous éloigne de mon propos.
Le troisième film ayant le jury pour thème central est d’un tout autre genre : « Le maître du jeu » de Gary Fleder, malgré qu’il s’agit d’un film à suspense sacrifiant à toutes les règles du genre, est sous-tendu par le même a priori que les deux précédents. C’est Gene Hackman qui l’énonce lui-même à deux reprises : « Un procès, c’est trop important pour le laisser aux seuls jurés ! » et « Ca existe, un jury objectif ? Pas si je peux l’éviter ! ». Derrière le cynisme de ce personnage, chargé de conseiller son camp lors de la sélection des jurés, se cache en fait la morale du film : le jury est effectivement un groupe d’hommes et femmes qui ont chacun leurs forces et leurs faiblesses. Même si l’on renonce à les manipuler (quoique la chose soit aisée à partir du moment où l’on détient leurs secrets intimes, chacun ayant logiquement quelque chose à cacher), leur décision sera le reflet de leur propre histoire et de la façon dont ils s’influenceront les uns les autres. D’une façon très prévisible, notons-le, pour qui les connaîtrait tous. Ce film traite donc, finalement, du même sujet que les deux autres : qu’est-ce qui biaise le jugement d’un juré ? Quels sont les éléments externes à l’affaire qui rentrent en ligne de compte dans la détermination de sa conviction intime ? Et quelles sont les lois de groupe qui gouvernent les rapports entre jurés : soumission, domination, fascination, répulsion, etc. ?
Extrait n° 3
Au-delà des aspects de ce film propres à la procédure américaine, les questions posées sont toujours identiques et touchent à la pertinence même du jury populaire.
En ce qui concerne tout d’abord la sélection des jurés, on ne peut pas vraiment parler d’un choix, mais bien d’exclusion. Si nous pouvions détenir sur chaque juré autant d’informations qu’en glanent les parties au procès dans ce film, il est clair que le droit de récusation s’exercerait de façon intelligente et non pas au p’tit bonheur la chance ou tout simplement à la tête du client ! Mais, par-delà cette remarque de simple bon sens, c’est l’existence du droit de récusation qui mérite d’être interrogée. Car, on l’a dit, un juré, c’est par principe n’importe qui ! Admettre implicitement que certains n’auraient pas qualité pour être juré, c’est introduire le ver dans le fruit. Le législateur en est conscient, puisqu’il limite ce droit de récusation, sous-entendant qu’on ne peut exclure que ceux dont tout porte à croire qu’ils ne sont pas à la hauteur ! En d’autres termes, on est seulement autorisé à se débarrasser du pire ! La bonne question devient par conséquent la suivante : si le droit de récusation était illimité, et si notre connaissance des jurés était bien plus approfondie, n’aurait-on pas de justes motifs de nous défier de tous ? Un système basé sur l’intime conviction d’un jury doublement souverain (car dispensé de motiver et insusceptible d’appel) n’est-il pas, pour faire bref, totalement casse-gueule ? On en est réduit à tenter de convaincre une douzaine de quidams aléatoirement choisis en misant sur la chance, notre unique prérogative consistant à éliminer ceux qui nous paraissent relever manifestement d’une erreur de casting…
A bien y regarder, ce qui distingue le juré d’un juge, c’est essentiellement le fait qu’un juré est un juge sans contrôle. Ce n’est pas seulement son niveau d’intelligence qui échappe à tout examen (la seule exigence légale, on le rappelle, consistant en ce qu’il sache lire et écrire), mais l’ensemble de ses aptitudes. Qu’en est-il, par exemple, de sa capacité à s’abstraire de sa situation personnelle pour arriver à juger de manière impartiale ? Même si l’impartialité d’un juge professionnel est présumée et ne se contrôle pas davantage, on dira qu’il est de l’essence de la fonction de juger de l’exercer avec détachement. Ce dédoublement de personnalité est illustré à merveille par l’histoire de ce juge qui, au moment de relaxer le prévenu, le prévient en disant : « Je vous acquitte, mais ne recommencez pas ! ». Quel juge profane pourrait-il acquitter pour insuffisance de preuves s’il s’est lui-même persuadé à peu de frais ? Que dire alors de la totale incompétence en droit de ce juge d’occasion ? Comment imaginer qu’il admette d’invalider les poursuites pour vice de procédure ? Qu’il puisse renoncer à une vérité acquise par des moyens illégaux ? Enfin, que peut-il en être de l’indépendance d’un juré qui n’a aucun moyen de l’être à part sa force de volonté ? Comment imaginer qu’il puisse faire front à l’opinion publique, puisqu’elle est censée refléter sa propre opinion ? Supposer qu’il puisse rester indemne de l’influence des médias ne tient-il pas forcément d’une vue angélique des choses ? Même si l’on devait avoir à faire à une douzaine de surhommes dotés de qualités remarquables, cela ne pourrait résulter que d’un hasard chanceux. On se demande par conséquent ce qui pourrait justifier cette prise de risque absurde, sinon que l’on admet passer avec le jury d’un système de justice à un autre : d’un côté, le juge est sous contrôle parce qu’on se méfie de lui. L’obligation de motiver permet de vérifier qu’il s’est livré à un travail de raisonnement qui fait échapper son jugement à l’arbitraire. Dans la même optique, son jugement est appelable, car les parties doivent être en mesure de soumettre leurs critiques à d’autres juges qui se livreront alors à une relecture de l’affaire au second degré (sans jeu de mots). D’un autre côté, le jury hors contrôle parce qu’il statue non pas en vérité mais démocratiquement. Et de la même façon que le vote des électeurs ne souffre aucune contestation, le vote des jurés revêt une légitimité d’un autre type. On peut dans ce cas gloser à perte de vue sur les raisons pour lesquels tel parti a remporté les élections ; cela ne change rien au fait que l’électeur a toujours raison, et le juré itou ! Et que le public, bien sûr, est très attaché aux institutions qui lui donnent le dernier mot !
Faut-il dès lors jeter le jury aux orties ? Il a, c’est évident, des avantages. Non seulement il plaît au public, ce qui permet à la justice de conserver contre vents et marées une certaine popularité. Mais il peut aussi constituer un rempart contre le légalisme à outrance. Ce propos est très bien illustré par un autre film de Sydney Lumet, « Le verdict ». On y voit Paul Newman et James Mason ferrailler dur dans une affaire d’erreur médicale. Le premier extrait concerne l’interrogatoire d’un témoin-clé, providentiellement découvert par Paul Newman dans la dernière ligne droite du procès.
Extrait n° 4
Le juge a beau s’époumoner en avertissements solennels, personne n’est dupe : le témoin a dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ! Les jurés en sont les premiers convaincus tant ce témoignage transpire la sincérité. Cette évidence leur sautant aux yeux, comment pourraient-ils ne pas en tenir compte au moment de délibérer ? Newman, en fin renard, s’adresse aux jurés dans une courte plaidoirie sur le thème « la justice, c’est vous ». Autrement dit : les admonestations de la cour n’auront pas raison de votre sens inné de la justice.
Extrait n° 5
On pourrait dire de manière générale que le jury place la justice au-dessus de la loi. Ce qui peut se révéler adéquat dans des situations où la loi n’est plus en phase avec la conscience sociale : avortement ou euthanasie par exemple. Quand un décalage important sépare l’interdit légal de ce que la population juge punissable, les faits l’emportent et la loi finit par être abolie. Mais cette toute-puissance du sentiment de justice présente aussi sa part de danger. La procédure protège souvent les bandits, mais elle protège aussi, de temps en temps, l’honnête homme. On retrouve cette thématique dans un film dont la première moitié tient toutes ses promesses avant de s’abîmer dans un banal thriller. « La nuit des juges » de Peter Hyams, dont je reparlerai à propos des juges au cinéma, montre neuf juges écœurés d’avoir dû relaxer pour vice de procédure divers accusés que tout le dossier accablait. Ils ont donc fait comme le juge de tantôt : renvoyer des poursuites des gens qu’ils pensaient coupables sans le moindre doute ! Comme ils ne s’en sont pas remis, ils ont institué un tribunal d’exception dont ils font eux-mêmes exécuter les sentences. Nous assistons dans cette scène à l’une de leurs délibérations.
Extrait n° 6
Comme on le constate, le débat est de courte durée, voire de pur principe. L’affaire est déjà entendue puisque cette Star Chamber s’est assigné pour mission de réparer les erreurs judiciaires. Autrement dit, de condamner tous ceux qu’elle se chargera de rejuger. C’est sans tenir compte qu’un justicier se distingue d’un juge en ce qu’il se croit infaillible. Ce débat qui n’en est pas un n’est guère différent de celui qui inaugure « Douze hommes en colère ». Celui de gens qui, au motif qu’ils sont chargés de rendre la justice, sont persuadés de la détenir ! Le film est à cet égard très intéressant, car ces juges, qui se sont érigés en dieux en rendant des jugements derniers, vont bien sûr faire erreur et condamner deux innocents. Lorsque Michaël Douglas, s’en étant rendu compte, demande à ses collègues de revoir leur décision, on lui répond qu’il est trop tard, qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs et que, somme toute, c’est la dignité du métier de juge d’assumer le risque de se tromper. Cette scène traite donc en quelque sorte du jury par analogie en montrant des juges qui se comportent comme des jurés !
A l’inverse, il faut voir la scène suivante comme un mime du travail du juge par des gens qui ont pour expérience de la justice… d’avoir été jugés eux-mêmes ! Il s’agit du chef-d’œuvre de Fritz Lang, « M le Maudit » où toute la pègre réunie juge M le tueur d’enfants en y mettant les formes pour ne pas prêter aux critiques et ne pas se livrer au lynchage ! La scène, assez longue, vaut malgré tout largement le temps que l’on y consacrera.
Extrait n° 7
M aurait-il eu à se plaindre d’avoir été jugé par cette assemblée plénière de repris de justice ? Tout le film de Lang repose sur un parallélisme entre les lois du milieu et les lois étatiques, le travail policier et le bizness criminel. Cette scène culmine à la fin de l’œuvre, comme la démonstration aboutie qu’un procès n’est que la version policée d’un lynchage. Il n’y a pas de différence de nature entre une procédure criminelle classique, où les droits de l’accusé sont soigneusement sauvegardés, et un procès improvisé, à la sauvette, par une meute vociférante, à la seule condition que l’accusé ait droit à la parole et qu’un avocat soit commis pour sa défense. Il est d’ailleurs remarquable qu’en assises, l’assistance d’un avocat soit obligatoire. Ce n’est sans doute pas tant en raison de sa redoutable efficacité que pour sauver en tous cas les apparences…
Je m’en voudrais de ne pas terminer par un dernier extrait d’un des derniers films de Lumet, tourné à l’âge de 83 ans, et d’une formidable vigueur. Il s’agit de « Jugez-moi coupable » avec Vin Diesel dans le rôle d’un maffieux qui a choisi de se défendre lui-même, précisément, dans un gigantesque procès antimaffia : vingt accusés, septante-cinq chefs d’accusation, plus de deux ans de procès ! Tout est rigoureusement authentique, les dialogues étant tirés des minutes du procès. L’extrait est assez éloquent.
Extrait n° 8
Avec l’irruption de ce « parler vrai » au milieu des langages convenus de tous les autres intervenants, ce mégaprocès va peu à peu se détraquer. Les jurés n’attendent plus qu’une chose : que Di Norsio prenne la parole pour que quelque chose se passe, pour qu’un coin du voile se lève. Non seulement ils sont garantis de bien s’amuser, Di Norsio faisant preuve d’une verve et d’un humour corrosif, mais ils sont sûrs de tenir avec cet accusé quelqu’un qui va aller droit au fait et ne pas les embobiner. Derrière son look de gangster de pacotille, il est en effet totalement crédible : il n’a plus rien à gagner ni à perdre, car il en a déjà pris pour trente ans. Sa situation suscite pour cela la commisération des jurés, et donc leur sympathie. Il fait preuve, par ailleurs, d’une totale loyauté par rapport à ses « amis », ce qui impose le respect dans la mesure où il reste fidèle à ses propres lois, fussent-elles celles du milieu. Si l’on y ajoute le fait qu’il détend l’atmosphère dans un procès-marathon où les jurés finissent par ne plus savoir où ils en sont ni comment ils s’appellent, nous avons tous les ingrédients d’une recette explosive : après 14 heures de délibération, tous les accusés sont acquittés de tous les chefs d’accusation. Et c’est historique ! Allez, tout n’est sans doute pas à jeter dans le jury populaire !
Votre point de vue
Philippe Le 29 mai 2012 à 02:28
Je vous remercie pour le tour d’horizon que constitue votre article sur le thème du jury d’assise. La question est en effet d’importance pour comprendre le fonctionnement de la justice pénale.
Elle permet aussi d’avoir une lecture directe des programmations sociales et de leurs effets au plan individuel. A titre d’exemple, l’acquittement de O.G. Simpson le joueur de base-ball donne une leçon surprenante sur la société américaine.
Au vu du nombre de films sur le sujet, vous n’êtes pas le premier à vous en préoccuper, mais vous avez le mérite d’en avoir écrit une synthèse et je vous en remercie.
Comme pour beaucoup de juristes, le jour où l’on constate que la justice n’est pas une affaire de vérité mais de preuve et parfois d’intime conviction, n’est pas un jour de fête.
A bientôt
Philippe
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