Toute personne dont les droits sont mis en cause a un droit d’accès à un juge : la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que cela vaut aussi en cas de sanction disciplinaire

par Jacques Fierens - 24 avril 2022

Il y a parfois des « trous noirs » en Belgique, dans certaines situations, dans la garantie effective du droit dont chacun dispose en principe d’accéder à un juge pour lui soumettre un droit qui lui aurait été dénié. Ces situations, heureusement, sont rares mais elles existent.

Pour preuve, un arrêt du 20 juillet 2021 de la Cour européenne des droits de l’homme qui condamne la Belgique en raison du fait qu’une membre du Conseil supérieur de la Justice, après avoir été suspendue de cet organe, n’a pu faire valoir ses droits de manière effective devant une juridiction.

Explications ci-dessous de Jacques Fierens, avocat au barreau de Bruxelles, professeur extraordinaire émérite de l’Université de Namur, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, chargé de cours honoraire de l’Université de Liège et professeur invité à l’Université Thomas Sankara, (Burkina Faso).

1. Une magistrate belge, juge de première instance, est admise à la retraite anticipée en 2012 et aussitôt désignée par le Sénat membre du Conseil supérieur de la justice, membre du bureau de celui-ci et présidente de la commission de nomination et de désignation francophone qui existe en son sein.

Environ un an plus tard, en raison de l’ouverture d’une instruction à sa charge, notamment du chef de faux en écritures et usage de faux dans l’exercice de ses fonctions de juge, l’assemblée générale du Conseil supérieur de la Justice adopte une « mesure d’ordre », c’est-à-dire provisoire et justifiée selon ses auteurs par l’urgence, suspendant l’ex-magistrate de toutes ses fonctions au sein du Conseil.

La suspension est décidée pour une période renouvelable de six mois, puis, par une décision subséquente, prolongée de trois mois, ensuite encore jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prononcée quant à la procédure pénale.

La mesure de suspension était basée sur le fait que l’inculpation de l’ex-juge était considérée comme nuisant au bon fonctionnement du Conseil supérieur de la Justice.

2. Par un arrêt du 27 janvier 2015, la Cour d’appel de Bruxelles acquitte l’ex-magistrate. Elle été directement jugée par une cour d’appel en application des articles 479 et suivants du Code d’instruction criminelle, qui prévoit que les magistrats, en raison de leur situation particulière, ne sont pas jugés pénalement par les tribunaux de première instance mais immédiatement par la cour d’appel.

3. L’assemblée générale du Conseil supérieur de la Justice constate, après l’arrêt de la Cour d’appel, que les conditions de ma reprise de fonctions de l’intéressée sont réunies, mais celle-ci démissionne alors de l’ensemble de ses fonctions au sein de ce Conseil, estimant qu’il lui est impossible de continuer à y siéger.

Au total, la suspension aura duré près de deux ans.

4. L’ex-magistrate saisit la Cour européenne des droits de l’homme en alléguant que la suspension décidée était en réalité une sanction disciplinaire déguisée, qu’elle a été infligée par l’assemblée générale du Conseil supérieur de la Justice, qui n’est pas une instance juridictionnelle, et qu’aucun recours n’était possible pour la contester.
Elle invoque l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [...] par un tribunal [...], qui décidera [...] des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil [...] ».

5. Le Gouvernement, qui représente l’État belge devant la Cour de Strasbourg, soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes, condition de recevabilité du recours devant la Cour, parce qu’elle aurait pu introduire un recours en annulation des décisions de suspension devant le Conseil d’État conformément à l’article 14, § 1er, 2°, des lois coordonnées ‘sur le Conseil d’État’ et qu’elle aurait pu intenter une action devant les juridictions civiles.

6. Dans son arrêt, daté du 20 juillet 2021, la Cour européenne estime qu’il ne lui appartient pas de déterminer si les décisions prises à l’encontre de la requérante étaient des « mesures d’ordre » au sens du droit administratif interne ni même si ces décisions constituaient une sanction disciplinaire déguisée.

Ce qui compte est de constater que l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme s’appliquait à la situation parce qu’était en jeu une contestation sur un droit de caractère civil, celui de remplir un mandat de membre du Conseil supérieur de la Justice, renouvelable, de quatre ans, et celui de membre du bureau. La requérante devait donc dans le cadre de la contestation des décisions prises à son encontre, bénéficier du droit d’accès à un tribunal.

Or, toujours selon la Cour européenne des droits de l’homme, il résulte des dispositions constitutionnelles et légales relatives au Conseil supérieur de la Justice que celui-ci est un organe d’administration de la justice et que, ne devant pas trancher des litiges, il ne constitue pas lui-même une juridiction.

7. Reste donc à savoir si la requérante disposait d’un recours auprès d’un tribunal pour contester la décision de la suspendre de ses fonctions au sein du Conseil supérieur de la Justice et les décisions de prolongation de cette mesure, et si les recours indiqués par le Gouvernement existaient, en théorie et en pratique.

La Cour européenne constate d’abord que les lois coordonnées ‘sur le Conseil d’État’ ne permettait pas à la requérante, en tant que membre du Conseil supérieur de la Justice, de saisir la juridiction administrative d’un recours en annulation.

Un recours devant les juridictions de l’ordre judiciaire ne pouvait par ailleurs s’appliquer à des décisions d’une instance comme le Conseil supérieur de la Justice, dont l’indépendance à l’égard des autres pouvoirs, et notamment du pouvoir judiciaire, est constitutionnellement garantie.

Enfin, en ce qui concerne une action en responsabilité civile, une telle demande n’aurait pas permis au juge d’annuler les mesures de suspension prises à l’égard de la requérante.

Il en résulte, selon la Cour européenne des droits de l’homme, que les décisions litigieuses n’ont pas été prises par un tribunal ou par un autre organe exerçant des fonctions judiciaires et qu’elles ne pouvaient pas être soumises au contrôle d’un tel organe.

Partant, il y a eu violation de l’article 6, § 1er, de la Convention.

8. Au titre de « satisfaction équitable » pour le préjudice subi, la Cour alloue à la requérante la somme de 12.000 euros et 5.000 euros à titre de frais de défense.

9. Cet arrêt doit être approuvé.

Un de ses intérêts est qu’il permet de se rendre compte que, dans un État de droit comme la Belgique, pourtant soucieux de garantir des recours devant un tribunal quel qu’il soit, tant en matière pénale que civile, il pouvait exister des situations dans lesquelles, même à propos de décisions gravissimes prise à l’égard d’une personne, de tels recours n’existaient pas.

10. Une loi du 20 janvier 2014 a étendu la compétence de la section du contentieux administratif du Conseil d’État en modifiant l’article 14, § 1er, des lois coordonnées ‘sur le Conseil d’État’, qui dispose à présent que, si le contentieux n’est pas attribué par la loi à une autre juridiction, le Conseil d’Etat statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives, des assemblées législatives ou de leurs organes, en ce compris les médiateurs institués auprès de ces assemblées, de la Cour des comptes et de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’Etat et des juridictions administratives, ainsi que des organes du pouvoir judiciaire et … du Conseil supérieur de la justice. Les mesures ayant un « caractère disciplinaire » sont explicitement visées.

11. L’existence de tribunaux indépendants et impartiaux, effectivement accessibles, est un des piliers de la démocratie.

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