Entretenez-vous un lien spécial avec le barreau ou portez-vous sur lui un regard particulier ?
Non, pas spécialement. Je regarde la Justice à travers un prisme plutôt romanesque. La dimension, le regard de Kafka m’intéressent plus qu’un regard purement objectif. Ce qui m’interpelle, c’est la dimension fantasmatique, c’est même la dimension graphique. J’adore la silhouette des avocats, des robes. J’aime leur gestuelle. Je porte donc sur le barreau avant tout le regard d’un dessinateur et d’un raconteur d’histoires.
Dans le guide Bruxelles Itinéraires, ce qui frappe le plus, surtout pour un avocat, c’est qu’il s’ouvre sur le Palais de Justice. Pourquoi ce choix ?
Quand j’en ai discuté avec Christine Coste (la journaliste de Lonely Planet), cet édifice s’est imposé naturellement parce que le Palais est un monde en soi, tout en étant aussi un monstre. Cette bâtisse considérable conçue avant tout comme un emblème afin de marquer et de dominer la ville, ce symbole me fascine : il est hors norme. Il est le plus grand Palais de Justice du monde. Il a été copié dans des pays très lointains, on voit que cela a marqué les esprits. Comme si on avait saisi la quintessence de ce que pouvait représenter la Justice et la manière d’exprimer sa force.
En même temps, on perçoit, là-derrière, un pays qui – à l’époque où le Palais de Justice a été construit – se voulait une grande puissance du monde avec une ambition incroyable, presque une mégalomanie. Il raconte à lui seul un moment de l’histoire de la Belgique. Son histoire me passionne aussi, sa conception et le déroulement de sa construction, sans compter Poelaert, personnage étrange qui deviendra à moitié fou et qui ne verra pas le Palais terminé. Pourquoi cette passion ? Pourquoi a-t-il tout arrêté pour se consacrer uniquement à la construction de ce Palais ? Les vingt années de travaux furent très difficiles (rapports entre Poelaert et l’entrepreneur, difficultés avec les destructions, problème des Marolles…). Tout cela nous raconte une histoire, un moment de Bruxelles qui m’éclaire sur ce qu’est la ville, sur la manière dont elle a fonctionné et sur les personnages qui l’ont dirigée. Tout m’intéresse dans cette histoire.
Et puis, c’est vraiment le lieu de tous les fantasmes. Beaucoup de cinéastes – Orson Welles, notamment – ont d’ailleurs voulu y tourner à cause de son extraordinaire puissance.
Il s’agit clairement d’un bâtiment inachevé qui pose de nombreux problèmes et qu’il faut se réapproprier. Mais comment s’y prendre ? Quels projets envisager ?
Il faut effectivement se poser la question de savoir ce qu’on fait réellement du bâtiment. Il faut absolument le re-projeter dans le futur, lui donner une nouvelle vision d’avenir, se le réapproprier et le réinventer…
D’abord je crois que lui enlever complètement la dimension de la Justice serait une très grave erreur.
Certes, il est évident que ce mammouth, ce mastodonte comporte et cause de nombreux problèmes. Mais je demeure convaincu qu’il faut essayer d’y conserver la Justice, profondément inscrite.
Pourtant, les services de Justice quittent peu à peu le Palais. Pourquoi cela se passe-t-il et pourquoi pensez-vous qu’il doit conserver absolument sa fonction de justice ?
Les problèmes actuels du Palais de Justice sont indéniables, mais on a l’air de ne pas saisir la dimension fantastique qu’il représente. Lui enlever ce qui engendrerait des risques en termes de sécurité pourrait être une solution, bien que je ne connaisse pas suffisamment les raisons exactes. Mais beaucoup de services sont partis ou en train de partir. Le danger est que tout se délite.
Par contre, imaginer une double fonction, une coexistence entre la Justice et une salle de spectacle serait intéressante, en le faisant vivre, et pourrait être une bonne piste. Vous savez que, dans les années 30, on avait imaginé construire une salle de spectacle dans les toitures parce que d’immenses espaces vides pouvaient être utilisés. Certes existent les difficultés d’accès, mais cet espace couvert gigantesque existe, je l’ai vu.
En fait, il est regrettable qu’on ne parle que des coûts techniques de sécurisation et d’entretien, mais qu’on n’envisage pas sa valeur de symbole. On ne parle pas de ce qu’on perdra (et qui est considérable). Rien ne pourrait être à la hauteur de ce symbole. Je n’en reviens pas qu’on ne perçoive pas tout ce que la Justice pourrait perdre si on lui arrachait brusquement tout cela. On parle rarement de cette valeur-là. Il est très grave qu’une société ne saisisse pas cette dimension, se concentrant uniquement sur des coûts de radiateurs, de chauffage, de grilles ou de je ne sais quoi. De plus, se relier à cette histoire, à cette très longue histoire, est absolument nécessaire. S’en couper serait vraiment très dommageable.
Si comme cela semble être le cas aujourd’hui une raison médiocre et mesquine l’emporte et le vide de ses attributions originelles, il y aura sans doute un contre choc parce que c’est très difficile d’arriver à trouver des bâtiments, à trouver une architecture susceptible d’exprimer toute la dimension de la Justice. Nous n’aurons probablement pas suffisamment de moyens et nous construirons sans doute quelque chose de plus banal, quelque chose de fonctionnel, sans rien au-delà. Et nous risquons de nous perdre… simplement parce qu’on n’aura pas envisagé l’ensemble de tous les paramètres.
Les décisions semblent se baser uniquement sur des chiffres. Or, on le sait, la plupart des avocats sont attachés à ce bâtiment. Leurs pas, leurs silhouettes participent à cet espace, l’habitent, et c’est absolument indissociable. Ils savent intuitivement, inconsciemment – sans doute consciemment pour beaucoup – à quel point ils sont reliés à cet objet extraordinaire. Je suis vraiment choqué de voir comment on peut émettre des hypothèses radicales sans se préoccuper de toute cette partie souterraine qui construit d’une façon profonde et intime les liens avec les lieux, non quantifiables. Il faudrait des avocats pour défendre la cause du Palais !
Avec le Palais de Justice d’Anvers, on a un précédent en termes de déménagement. Avez-vous suivi cela de près ?
Non, je l’ai vu de l’extérieur et c’est intéressant. Mais moi, je trouve que les gares ne ressemblent plus à des gares. A Bruxelles, vous ne savez plus où se trouvent les gares du Nord ou du Midi, elles sont noyées. Pour la gare du Midi, seule une tour privée en est le signe. On est en train de brouiller la ville. Avant, il y avait des cathédrales, après ça, il y a eu des gares. Liège a fait ce travail et a maintenant de nouveau érigé une sorte d’église, symbole, signe, qui marque, qui fait qu’on converge, qu’on se repère dans la ville.
Je trouve qu’il est extrêmement grave d’accentuer encore le brouillage général de Bruxelles. Une ville, pour qu’on la comprenne, pour qu’on s’y identifie et la respecte, doit montrer des signes et des symboles qui fonctionnent. Je me méfie énormément de ce brouillage. On est en perte réelle de références à Bruxelles. Les dégâts sont importants. Et tout va dans le même sens. Je suis peiné de voir que Bruxelles, n’étant déjà pas très lisible, possédait un édifice unique. Construire le Hilton, juste à côté, était déjà une aberration et là, on continue. Il me semble que les décideurs ne s’intéressent pas à cet aspect des choses. Pourtant, il est très important d’essayer de comprendre comment la ville se construit dans l’imaginaire, comment elle crée des références. Et ça, il faut demander aux philosophes, aux écrivains, il faut demander aux amoureux, aux passants, il faut demander aux avocats. Il ne faut pas demander aux gens qui sont là uniquement pour analyser des chiffres.
Il y aurait tellement de choses à dire. On devrait mettre en avant ce patrimoine, essayer d’arriver à trouver une façon de le valoriser. On se remettrait alors en relation avec lui. Pour l’instant, on a l’impression qu’on ne parle que des problèmes. Et on oublie tout ce qu’il nous apporte, tout ce qu’il a en lui. C’est là que réside la difficulté. Vous savez, les Bruxellois ont un problème avec leur histoire. La démolition de la Maison du Peuple est révélatrice. Et il faut faire attention à ce que ces pertes provoquent. C’est une énorme cicatrice dans la ville, difficile à réparer par la suite.
Selon vous, une mixité au sein du Palais serait-elle vraiment possible ?
Oui, oui, je pense qu’une mixité est possible. D’abord, l’exposition qui a eu lieu il y a un an et demi était très intéressante. Cette exposition était très bonne et je crois qu’il y a là quelque chose à inventer. Il faut évidemment se réapproprier quelque peu ce Palais, il doit retrouver une modernité, afin d’être re-projeté, comme je l’ai dit, dans l’avenir. Qu’on se le réinvente, certainement, mais avec respect. Sans doute devons-nous élargir ses fonctions, mais en ciblant bien, sans commettre de sacrilège, et en dialoguant avec ce bâtiment. Il ne s’agit pas de brusquement introduire des magasins et autres choses qui le brouilleraient. Nous devons réfléchir attentivement à la façon de le faire dialoguer avec d’autres fonctions, mais avec beaucoup de sensibilité et sans doute aussi avec les gens qui l’habitent, les avocats, les personnes liées à la Justice. Comment voient-ils cela ? J’ai l’impression que ces décisions viennent un peu d’en haut et qu’elles leur tombent sur la tête.
Vous savez qu’au départ, la vraie entrée devait être sur le côté. Et un escalier gigantesque aurait traversé les Marolles. Les gens seraient arrivés dans le bas, puis après une volée d’escaliers, auraient enfin rejoint la salle des pas perdus. Il y a une véritable mise en scène. Poelaert est un metteur en scène ! Il a imaginé comment marquer les esprits tant de loin que de près avec une véritable scénographie, avec une dramaturgie.
Le bâtiment est incroyable et passionnant. Il a des potentialités et continue à fasciner, à intriguer. Des tas de récits tournent autour de lui et des espaces qui ont l’air d’être totalement étrangement composés. Savez-vous que plus de 70 % du Palais est composé d’espaces vides ? Tout cela participe à sa légende. Et il serait vraiment intéressant mais vous pensez bien qu’un discours comme ça n’a pas beaucoup de poids auprès des décisionnaires d’y imaginer des mises en scène, remarquables et de profiter de la force de l’espace.
Je crois qu’il est vraiment dommage de réserver la réflexion uniquement à une certaine vision et qu’il serait bon de l’élargir, parce qu’il a été construit pour le peuple, et pour la Justice du peuple.
Le fait de l’enlever, de l’arracher et de s’arroger le droit, comme ça, de lui donner une toute autre destination, est, à mon sens, très violent.
Et vous, les avocats, vous n’avez pas pu plaider sa cause. C’est un comble !